Agriculture : la lutte contre l’inéquité fiscal
L’année 2014 doit enregistrer les premières opérations de l’entrée de l’exploitation agricole dans le giron fiscal. Au moment où lebudget de l’Etat est pleinement engagé pour la réalisation des objectifs du Plan Maroc Vert, où les filières agricoles sont encadrées et subventionnées, la dose fiscale à administrer au corps des exploitations est presque homéopathique. Le résultat attendu en termes de recettes fiscales ne pourrait même pas couvrir les crédits ouverts chaque année pour renflouer le Fonds de Développement Agricole. Les petits agriculteurs ne profitent que très subsidiairement des financements et des aides de l’Etat. Le PMV doit en principe évaluer l’impact réel de ses actions sur cette grande catégorie de marocains qui vivent difficilement des revenus de la terre.
Entre la terre et l’impôt, il y a une longue histoire
Au temps où le Maroc était une société à prédominance rurale et agraire, la fiscalité agricole a été la principale ressource financière de l’Etat. C’était le cas pendant la période coloniale avec l’instauration du «Tertib », en 1915, bien que ce dernier n’avait pas uniquement un objectif financier.
Les tentatives antérieures, notamment celles du sultan Moulay Hassan, au 19ème siècle, échouèrent face à l’opposition des oulémas qui voyaient dans cet impôt une bid’aa (contraire à la religion).
En 1961, le « Tertib » sera remplacé par l’impôt agricole basé sur le revenu virtuel des propriétés agricoles ou de l’élevage. Les recettes de l’impôt agricole vont constamment s’amenuiser par rapport aux autres recettes fiscales pour devenir insignifiants au début des années 1980, années ou les cycles de sécheresse ont été les plus longs.
En 1984, dans un contexte de crise socio-économique et politique, aggravé par plusieurs années de sécheresse, les bénéfices et les revenus agricoles furent exonérés. Cette exonération durera jusqu’au 31 décembre 2013, après avoir été plusieurs fois prorogée.
Retour en douceur à la fiscalisation des gros revenus de la terre
La Loi de finances 2014 n’a pas totalement mis fin à cette exonération puisqu’elle a été maintenue pour les exploitations agricoles réalisant un chiffre d’affaires inférieur à 5 millions de dirhams. De plus, une période transitoire de 2014 à 2019 a été prévue. Une première catégorie d’exploitations agricoles sera imposable dès 2014, lorsque le CA annuel aura été supérieur à 35 millions de dirhams. Une deuxième catégorie en 2016 pour le CA annuel supérieur à 20 millions de dirhams. Une troisième catégorie en 2018, avec un CA supérieur à 10 millions de dirhams. Ce n’est donc qu’à partir de 2020 que celles réalisant un CA supérieur à 5 millions de dirhams deviendront imposables.
En plus de cette transition, des taux réduits sont prévus : 17,5% en matière d’IS et 20% en matière d’IR, applicables pendant les cinq premiers exercices qui suivent le retour à l’impôt.
Pourquoi ce traitement fiscal favorable au secteur agricole ?
Existe-t-il des objectifs de politique économique bien définis ?
Physionomie du secteur agricole
Avant de répondre à ces questions qui revêtent un caractère tant politique que stratégique, il serait utile de livrer au lecteur quelques données clés sur le secteur objet de cette refiscalisation. Le PIB agricole représente annuellement une moyenne de 14 à 15% du PIB global. La superficie agricole utile totale (SAUT), est de presque 9 milliards d’hectares. Les unités d’exploitation ont atteint, en 2013, 1,6 million, avec 11 000 unités d’une superficie de plus de 50 ha et 3200 unités avec plus de 100 ha. La propriété privée melk est prédominante avec 76% de la SAUT mais le collectif demeure important avec 17,7% de la SAUT.
Le premier constat est le morcellement excessif : 50% des exploitations ont une superficie inférieure à 3 ha et 70% moins de 5 ha. A peine 3% des exploitations de plus de 20 ha sont gérées par des exploitants ayant un niveau supérieur d’instruction. 81% des exploitants sont analphabètes.
Quant à l’irrigation, et malgré les efforts importants fournis depuis l’indépendance dans la construction des barrages, elle ne concerne aujourd’hui que 14,3% des exploitations agricoles et 1,3 million d’ha en superficie. C’est un domaine qui mérite une évaluation très profonde en raison des ressources qui ont été mobilisées et qui constituent une partie de la dette du pays.
Les cultures prédominantes sont les céréales avec 6,2 millions d’ha, soit 68% de la SAUT. L’élevage des bovins, ovins et caprins a représenté respectivement 2,5 millions, 17 millions et 6 millions de têtes.
Par ailleurs, l’agriculture est le premier secteur pourvoyeur d’emploi mais souvent occasionnel et précaire. Cette situation explique, en grande partie le déficit social et la faiblesse des indicateurs en matière de couverture par les systèmes de retraite et celle relative à la santé.
De manière générale, ce sont surtout les grandes exploitations de plus de 50 ha qui ont bénéficié de la grande irrigation, des subventions publiques pour l’acquisition de matériels agricoles et de l’exonération fiscale des revenus et bénéfices agricoles, sans oublier l’exonération de l’équipement agricole en matière de TVA, ainsi que les facilités bancaires.
Le discours royal du 30 juillet 2013 a donné le feu vert au retour de la fiscalité des revenus et bénéfices agricoles. Cette refiscalisation n’a pas été précédée par une évaluation des trois décennies d’exonération. Elle n’a pas fait l’objet d’un véritable débat public entre les acteurs concernés et les experts en la matière. Ce qui explique la faiblesse des dispositions fiscales introduites dans la loi de finances 2014. Le ministère de l’Agriculture avait lancé une étude sur les impacts fiscaux et l’avait attribué au cabinet McKenzie. Les résultats de cette étude se font toujours attendre. Néanmoins, il est possible d’avancer quelques observations partagées avec le commun des mortels : le secteur agricole moderne au Maroc est dirigé principalement vers l’export. D’où la forte dépendance vis-à-vis du marché international et surtout de l’Union Européenne. Les méthodes d’exploitation utilisées par ces exploitations prennent rarement en considération la dimension environnementale. L’assèchement de la nappe phréatique au Sud (région Souss-Massa-Drâa) est un exemple.
Par ailleurs, l’impact de cette exonération qui a duré trois décennies est insignifiant en termes de sécurité alimentaire. Le Maroc importe 100% du maïs pour nourrir le bétail, 60 à 70% de la matière première pour fabriquer l’huile de table et 60% de la canne ou betterave à sucre pour produire le sucre. Les seuls domaines de progrès sont les viandes blanches et les viandes rouges, mais eux aussi dépendent du maïs importé.
Alors, à quoi a servi cette exonération ?
Le manque à gagner fiscal aurait permis à l’Etat et aux collectivités locales de disposer de ressources pour construire des routes, des écoles, des centres de santé…
En fait, la réponse à cette question serait d’ordre essentiellement extra-économique. La stabilité du système politique a nécessité d’une part, l’isolement quasi-systématique de la campagne et d’autre part, la récupération des notables agricoles, principale force conservatrice sur laquelle s’appuyait autrefois la puissance coloniale.
Avec la nouvelle Constitution de 2011, il était très difficile de maintenir cette exonération, au risque d’entrer en contradiction flagrante avec les intentions déclarées de lutte contre la pauvreté et de réforme du système de gouvernance. Néanmoins, la refiscalisation du secteur agricole a été faite dans la précipitation. Certes, la définition des revenus agricoles a été revue et mieux précisée qu’auparavant. Elle a été élargie aux agrégateurs pour ne pas entrer en conflit avec les objectifs du plan Maroc vert (PMV). Mais le seuil d’imposition retenu, relatif au chiffre d’affaires annuel, soit 5 millions de dirhams est manifestement insuffisant.
Car, les exploitations agricoles diffèrent selon la superficie, le type de culture, le type d’irrigation, le sol, le degré de mécanisation…, autant de critères déterminants quant au rendement d’une exploitation. Réaliser un CA en céréales ou en légumineuses n’a rien à voir avec un CA en tomate sous serre ou en arboriculture fruitière. Le taux de marge est de loin différent selon qu’il s’agit d’une culture à haute valeur ajoutée, un élevage intensif ou au contraire, une culture à faible valeur ajoutée ou un élevage basé sur le pâturage.
Vous payez l’impôt pour 3000 dhs (net) et vous êtes exonérés pour un résultat agricole de 200 000 dhs
Car, en principe, le texte de base qui aurait dû orienter l’élaboration des nouvelles dispositions fiscales n’est autre que l’article 39 de la Constitution qui consacre le principe de l’équité fiscale. A titre d’exemple, un ouvrier agricole qualifié qui touche un salaire mensuel net de 3000 dirhams subira un prélèvement à la source. Dans l’exploitation agricole où il travaille, si le chiffre d’affaires est de 4 millions de dirhams, l’exploitant sera exonéré. A supposer que la marge nette réalisée par cet exploitant est juste de 5%, le résultat serait de 200 000 dirhams, soit un montant supérieur à la tranche la plus élevée en matière d’impôt sur le revenu (180 000 dirhams). Or, le premier, avec un revenu net annuel de 3000 x 12 = 36 000 dirhams paie l’impôt, et le second, avec un revenu net annuel de 200 000 dirhams, soit plus de 5 fois et demi le salaire de l’ouvrier agricole, ne paiera rien. Cette situation ne peut que renforcer le sentiment profond d’injustice fiscale et sociale et faire obstacle au processus de réconciliation amorcé depuis plus de 10 ans et tant espéré avec la nouvelle Constitution de 2011. Car à travers la fiscalité, et notamment celle des revenus et bénéfices agricoles, il s’agit de choix et d’objectifs stratégiques des politiques publiques, notamment la réconciliation et la complémentarité entre la ville et la campagne.
Mohamed Amine