Dossier

Assurances : les enjeux stratégiques et les grandes tendances pour la rentrée 2015

Le marché marocain des assurances est en pleine mutation. Aussi bien les chiffres que l’arsenal juridique des réformes en cours, témoignent de la solidité du secteur et du fait que la crise économique n’a pas remis en cause notre modèle. Challenge fait un état des lieux et une analyse des tendances et innovations qui ont marqué ce marché. Si le bilan reste largement positif, il faut être prudent sur les tendances qui se profilent à l’horizon, car nous ne sommes pas à l’abri d’un contexte national et international dont certains changements importants pourraient bousculer les prévisions.

Dans l’interview accordée en exclusivité à notre magazine Challenge, M. Hassan Boubrik, Directeur des Assurances et de la Prévoyance Sociale, revient pour nous sur les grandes tendances qui se dessinent pour le secteur des assurances à l’échéance de l’année 2015. Si, pour lui la cadence des réformes connaîtrait sa vitesse de croisière au courant de cette courte période après une grande atonie, les professionnels affichent plutôt un optimisme prudent. Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer ces positions au sujet des enjeux futurs du secteur des assurances.
Toutefois, trois remarques préliminaires ne devront pas être perdues de vue que nous partageons avec M. Boubrik : d’une part, le cadre institutionnel de la supervision connaîtra, incontestablement, une révolution avec la mise en place opérationnelle de l’Autorité de Contrôle des Assurances et de la Prévoyance Sociale- ACAPS- ; ensuite, la machine législative, grippée pendant plusieurs hivers, semble reprendre ses forces pour l’adoption de plusieurs lois d’un enjeu et une valeur ajoutée de taille pour le secteur ; enfin, si la collecte en assurance se poursuit à un rythme honorable, il s’agit, pour l’autorité de tutelle et les professionnels d’aborder de front le problème de l’équilibre technique des branches d’assurances et de suivre les tendances structurelles qui touchent la volatilité des résultats financiers des entreprises d’assurances.

Une autorité de supervision indépendante bientôt opérationnelle
Améliorer l’efficacité du système de la supervision du secteur des assurances et de la Prévoyance sociale autour de trois objectifs : indépendance, sécurité et stabilité, tel a été l’objectif de la réforme ayant conduit à la création de l’ACAPS. Celle-ci, d’après les déclarations du Directeur de la DAPS, naîtrait officiellement dans les semaines qui vont suivre. Selon M. Boubrik, il s’agit d’un «chantier important qui accaparera notre attention, celui du démarrage effectif de l’Autorité de Contrôle des Assurances et de la Prévoyance Sociale (ACAPS). Comme vous le savez, toutes les étapes législatives ont été achevées, la dernière étant l’amendement de la loi organique relative à la nomination aux emplois supérieurs dont le texte a été publié il y a quelques semaines. Le texte de loi sur l’ACAPS entrera en vigueur dès l’installation de ses organes, à savoir le Président et le Conseil. Son démarrage effectif nécessitera des efforts importants sur le plan opérationnel».
Concrètement, la création de cette nouvelle structure répond à un impératif – comme cela a été le cas chez tous les pays occidentaux particulièrement Européens, dont s’inspire toute notre réglementation – de mettre fin à une grande incompatibilité : une Administration, juge et partie, qui contrôle et sanctionne en même temps. Il s’agit donc de rendre toute l’autonomie et l’indépendance nécessaires à la structure chargée de contrôle du secteur des assurances et de réassurance, et d’étendre sa supervision sur les organismes de retraite, qui échappent, à ce jour, à tout contrôle technique de la DAPS. Il est donc heureux de constater que, pour la première fois dans les annales, les organismes de retraite seront assujettis à un contrôle technique indépendant ce qui apaiserait, à plus d’un titre, des voix qui ont toujours dénoncé cette absence de supervision et imputé les déficits de certaines caisses de retraite à cette lacune réglementaire. En plus, la loi portant création de l’ACAPS intègre dans son champ d’action toutes les opérations de retraite se basant sur le système de la répartition ou la capitalisation et gérées par des organismes régis par le droit privé ; c’est le cas de la Caisse Marocaine Interprofessionnelle de retraite- CIMR.

Un agenda parlementaire chargé
Les projets de lois et textes réglementaires constituant l’ossature du plan d’action du secteur peinaient à sortir du circuit législatif. Cette situation a beaucoup retardé la programmation des réformes envisagées et attisé l’inquiétude des professionnels eux-mêmes. D’après les dernières nouvelles qui nous été communiquées lors de notre entretien avec M. Boubrik, 3 projets de loi sont au parlement et les discussions en commissions, à propos de ces textes, commenceront, en toute vraisemblance, avec la prochaine rentrée parlementaire.  Il s’agit des projets de lois ci-après :
 L’instauration de l’obligation de certaines assurances de construction, à savoir la tous risques chantier et la responsabilité civile décennale ;
 La mise en place du dispositif légal relatif à l’assurance Takaful ou assurance islamique ;
 Le projet d’amendement du code des assurances portant sur les règles prudentielles, en l’occurrence la solvabilité basée sur les risques et les nouvelles règles de gouvernance au sein des entreprises d’assurances et de réassurance. Compte tenu de l’impact et l’enjeu financier majeur de cette fameuse « Solvency II » sur les fonds propres de celles-ci, sa mise en place prendrait beaucoup de temps. Il est donc probable que, même si la loi serait votée prochainement, la profession d’assurance et l’administration de tutelle poursuivront la réflexion  sur les perspectives et l’impact sur les entreprises d’assurances  de l’instauration de la norme de solvabilité basée sur les risques encourus par celles-ci  et dont l’application à notre secteur doit être progressive et tenir compte des spécificités du marché Marocain des assurances qui doit anticiper les évolutions actuelles. L’ensemble des partenaires (gouvernement, entreprises d’assurances et de réassurance, etc. .) s’interroge aujourd’hui sur ce qui va pérenniser l’équilibre actuel et éviter que des crises massives, comme celles qu’on a connues dans les années 1980, se répètent. Ce faisant, la gestion des risques, aussi bien au passif qu’à l’actif, devient un sujet stratégique pour les conseils d’administration et une vigilance totale toute particulière doit être de mise. Il y aura, en effet, nécessité d’allouer le capital suffisant aux différents risques en présence. La vraie problématique concrète qui sera posée dans l’avenir, lors de ces discussions, consistera à savoir : quel capital faut-il allouer à quel type de risque et in fine comment devons-nous sécuriser le système pour qu’il soit pérenne.   
Par ailleurs, les projets de loi relatifs à l’assurance catastrophes naturelles et à l’amendement du livre IV du code des assurances relatif à la présentation des opérations d’assurances piétinent encore au niveau du Secrétariat Général du Gouvernement. Cette situation est pour le moins anachronique vu l’intérêt évident pour sortir, en toute urgence, ces textes et les mettre en application. Espérons que les inondations qui ont touché le sud du pays et les drames humains et matériels qui s’en sont suivis ramèneront ce dossier au devant de l’actualité pour « libérer » le projet de loi le concernant.

Améliorer l’image de l’assureur auprès de l’assuré-consommateur  
 Du coté de la profession, donner les moyens aux entreprises d’assurances aptes à assurer leur essor exige, en contrepartie, de celles-ci de donner des signaux forts quant aux engagements pris dans le cadre de contrat-programme signé avec le gouvernement : il s’agit de l’amélioration de la qualité des services et des prestations, à partir d’une plus grande diligence dans le règlement des sinistres et l’installation de l’institution d’un Médiateur, à l’instar de ce qui a été fait au niveau du secteur bancaire.
L’augmentation du nombre des dossiers contentieux et de demandes de remboursement de la part des assurés et victimes nécessitant souvent des délais longs et incompréhensibles se révèle dans ce contexte global avec plus d’acuité, particulièrement sous la pression médiatique et de la réglementation sur la protection du consommateur qui invitent et insistent à la réclamation et à la contestation. Devant l’érosion de l’image de l’assurance auprès du public, entreprises, intermédiaires et organismes professionnels tentent de développer, depuis plusieurs années, la qualité du service aux assurés. Une nouvelle étape va être franchie avec la mise en place, dans les prochaines semaines, de l’institution du médiateur. Selon le Directeur de la DAPS, les divergences entre les différents partenaires, à l’origine du retard pris pour l’opérationnalité de cette institution, ont été aplanies. Le scénario retenu est celui d’un médiateur choisi par les entreprises d’assurances, mais nommé par un « comité de médiation » regroupant des représentants de la DAPS et de la FMSAR . L’avis qui sera prononcé par le médiateur pour des dossiers de réclamations plafonnés, quant à leur montant, s’imposera à la compagnie d’assurance et non à l’assuré qui gardera la possibilité des autres voies de recours. 

 

INTERVIEW

Hassan Boubrik,  directeur des Assurances et de la Prévoyance Sociale

Homme de dialogue, affable et au fait de ses dossiers, Hassan Boubrik, directeur des Assurances et de la Prévoyance Sociale, au ministère de l’Economie et des Finances, nous livre en exclusivité dans cette interview les données sur les enjeux stratégiques et les grands chantiers du secteur des assurances pour la rentrée 2015.Boubrik

 

Challenge : on imagine que, compte tenu des nombreuses attentes des professionnels, l’agenda, pour la rentrée 2015 sera chargé. Pourriez-vous nous dessiner les grandes tendances qui se profilent pour le secteur des assurances ?
Hassan Boubrik : l’agenda est effectivement chargé pour cette rentrée 2015. Nous avons trois textes de loi importants en discussion. Le premier a été transmis au parlement et sera bientôt programmé en commission. Il concerne la mise en place du cadre légal pour le Takaful, l’instauration de l’obligation de la TRC et de la RC décennale, ainsi que la révision du code afin d’introduire des ajustements sur le cadre prudentiel et de gouvernance du secteur. Les deux autres textes sont au niveau du SGG et concernent la couverture des risques catastrophiques (le projet est presque finalisé et sera transmis pour approbation au Conseil de Gouvernement) et la réforme du livre IV du code des assurances relatif aux intermédiaires. Par ailleurs, un autre chantier important accaparera notre attention : il s’agit du démarrage effectif de l’Autorité de Contrôle des Assurances et de la Prévoyance Sociale (ACAPS). Comme vous le savez, toutes les étapes législatives ont été achevées, la dernière étant l’amendement de la Loi organique relative à la nomination aux emplois supérieurs dont le texte a été publié il y a quelques semaines. Le texte de loi sur l’ACAPS entrera en vigueur dès l’installation de ses organes, à savoir le président et le conseil. Son démarrage effectif nécessitera des efforts importants sur le plan opérationnel. Enfin, il y a lieu de signaler que nous organisons en novembre 2015 à Marrakech, l’assemblée générale et la conférence annuelle de l’IAIS (International Association of Insurance Supervisors, organe regroupant plus de 170 juridictions de par le monde et chargé d’édicter les normes internationales en matière de supervision du secteur des assurances). Cette importante manifestation, qui est organisée pour la première fois en Afrique, demande évidemment de notre part beaucoup d’efforts et d’attention.

Où en sommes-nous avec le contrat-programme 2010-2015 tracé pour le secteur et qui arrive à échéance sans grand succès en termes de réalisations ? Ce plan d’action ne devrait-il pas être revisité ?
L’exécution de nombreuses actions prévues par le contrat-programme a connu un certain retard et les objectifs affichés initialement ne seront pas tous atteints. Il faut néanmoins placer cela dans un contexte particulier. Le contrat-programme a été conclu au cours du 1er semestre 2011. Depuis, d’importants changements institutionnels et politiques sont survenus. Nous avons eu une nouvelle Constitution et un nouveau gouvernement qui a été remanié par la suite. Les priorités législatives ont été données à des chantiers plus importants. Par ailleurs, l’arrivée de nouvelles équipes induit un temps supplémentaire pour l’appropriation des dossiers et pour assurer un alignement sur les priorités et les objectifs du nouveau gouvernement. Néanmoins, d’autres mesures ont été achevées ou sont sur le point de l’être. J’ai cité auparavant la mise en place du cadre pour le Takaful, l’obligation de la TRC/RC ou la révision du cadre prudentiel. Je peux également citer l’allègement des critères d’investissement dans le non coté afin d’accompagner les stratégies sectorielles, la mise en place de la convention d’indemnisation pour les dégâts corporels ou celle du médiateur qui verra le jour dans quelques semaines. Cela étant, je partage votre avis et je pense qu’il convient d’engager des discussions avec le secteur afin de faire le bilan de ce qui a été ou n’a pas été fait et de réviser ce contrat à la lumière des enseignements que nous aurons tirés. C’est d’ailleurs ce que nous avons convenu avec la Fédération des compagnies d’assurances et avec celle des intermédiaires.

Le secteur des assurances continue d’afficher une grande résilience. Pourriez-vous nous livrer les chiffres provisoires du marché pour le 1er semestre 2015. S’agissant des résultats techniques, n’est-ce pas un équilibre précaire qu’il faut surveiller et ce, compte tenu des résultats techniques déficitaires enregistrés par certaines branches d’assurances. De quels moyens disposez-vous, en tant qu’autorité de tutelle pour « rectifier le tir » à ce niveau ?
Le marché a réalisé une croissance de 4,2% au cours du premier semestre, ce qui est appréciable. L’assurance vie a enregistré une excellente performance de 10,8%. La non-vie a connu un certain ralentissement et a progressé uniquement de 1,5%. Nous essayons d’analyser de manière plus précise les causes de ce ralentissement, afin d’avoir une idée claire sur les perspectives à fin d’année. Sur le plan technique, le secteur affiche globalement des indicateurs satisfaisants avec un ratio combiné oscillant d’une année à une autre entre 85% et 95%. Néanmoins, nous constatons une disparité entre les branches. A titre d’exemple et pour 2014, si la RC pour les véhicules terrestres à moteur enregistre un ratio combiné de 93%, ce ratio atteint en revanche 106% pour la branche maladie et 108% pour la branche Accidents de Travail. Un rééquilibrage des tarifs pour les branches déficitaires sera nécessaire, ainsi que l’abandon de la logique consolidée face à un client (je peux me permettre de perdre de l’argent sur une branche puisque j’en gagne sur une autre avec le même client). Ceci est d’autant plus vrai, que la concurrence va s’exacerber sur les branches rentables et tirer inexorablement les prix vers le bas.

Le bilan consolidé des entreprises d’assurances pour l’exercice 2013, le dernier disponible, nous renseigne sur un poste inquiétant, celui du poids des créances impayées de celles-ci auprès des intermédiaires et des assurés, ainsi que celui de leur provisionnement. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ces chiffres et en quoi cette situation malsaine vous interpelle-t-elle.
Le total des créances brutes sur les intermédiaires et sur les assurés a atteint 10,5 milliards de DH en 2013 et a légèrement baissé en 2014 pour atteindre 10,4 milliards de DH. Nettes des provisions, ces créances enregistrent respectivement 6,8 et 6,7 milliards de DH. La situation des dettes des intermédiaires et des assurés envers les compagnies d’assurance peut devenir une source réelle de préoccupation si elle n’est pas gérée de manière ferme. Du point de vue des compagnies, l’impact sur les fonds propres serait significatif si cette dette devait augmenter ou être provisionnée. Elle constitue 36% des fonds propres en brut et 23% en net. Au moment où le secteur a besoin de renforcer ses capitaux propres afin d’accompagner son développement en perspective des nouvelles règles de solvabilité, on imagine les conséquences s’il était amené à provisionner une partie importante de ces créances. Du point de vue des intermédiaires, nous assistons à des situations dramatiques où certains se retrouvent face à une dette qu’ils ne sont plus capables d’honorer et où nous nous retrouvons dans l’obligation de prononcer des sanctions lourdes allant souvent jusqu’au retrait d’agrément. Ces dettes proviennent parfois d’une utilisation par l’intermédiaire des primes encaissées, revenant aux compagnies et parfois, des facilités accordées par lui à ses clients et dont il se retrouve responsable. La situation des créances sur les intermédiaires et sur les assurés nous a interpellés depuis 2 ou 3 ans. Nous avons dans un premier temps demandé aux compagnies de mener les réconciliations nécessaires au niveau des comptes afin de séparer, comme la comptabilité le prévoit, les comptes assurés, ceux des intermédiaires et les comptes d’attente. Nous avons également mené un travail auprès des compagnies les plus exposées. Ce travail a porté ses fruits et des situations difficiles ont été redressées. Globalement, nous avons pu obtenir que ces créances n’augmentent pas grâce à la sensibilisation des différents acteurs et aussi à une attitude ferme sur la question. Enfin, nous avons travaillé, de concert avec le secteur, sur une nouvelle circulaire qui régit les encaissements par les intermédiaires et ce, en attendant l’adoption du projet de loi modifiant le livre IV du Code et qui prévoit une ségrégation des comptes des intermédiaires (séparation entre comptes d’exploitation et comptes des «compagnies»). Sans entrer dans les détails de la circulaire, celle-ci repose sur deux idées principales : la première, est que l’intermédiaire n’est pas habilité à donner de son propre chef des facilités ou des délais de paiement au nom de la compagnie, au risque de voir sa responsabilité engagée. La deuxième, est l’obligation faite à tous les intermédiaires et à toutes les compagnies de mettre en place une convention de collaboration (traité de nomination pour les agents) qui définit de manière précise les droit et obligations de chacun, les règles devant régir cette collaboration (l’intermédiaire est-il habilité ou non à encaisser les primes ou à payer les sinistres, dans quelles conditions et suivant quelles procédures le reversement éventuel des primes doit-il être fait…). L’entrée en vigueur de la circulaire, qui a été publiée en juillet, est prévue le 31 mars 2016. D’ici là, les entreprises d’assurances et les intermédiaires devront adapter leurs procédures et leurs systèmes d’information en conséquence. Une convention de collaboration type sera également élaborée en concertation avec le secteur.  

BIO EXPRESS

Diplômé de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique de Paris (ENSAE), Hassan BOUBRIK a débuté sa carrière au Ministère des Finances avant de rejoindre le groupe CDG où il a occupé plusieurs postes de responsabilité. Il a été successivement Directeur du Pôle des Marchés des Capitaux, Administrateur et Directeur Général de CDG-Capital, Secrétaire Général du Groupe, puis Vice-Président et Directeur Général de CDG-Développement. En janvier 2011, il a été nommé Directeur des Assurances et de la Prévoyance Sociale au Ministère de l’Economie et des Finances, poste qu’il occupe à ce jour. M. Boubrik est également Président de l’Africa-Re (premier réassureur africain), Président du Forum des Superviseurs Arabes d’Assurances et membre du Comité Exécutif de l’IAIS (International Association of Insurance Supervisors).

 

 

Ces impayés qui plombent les comptes des assureurs

Les arriérés de primes d’assurances qui explosent dans les bilans des entreprises d’assurances ont souvent créé une ambiance malsaine et des relations dégradées entre celles-ci et les intermédiaires d’assurances. Comment ces partenaires abordent-ils, aujourd’hui, ce problème ? Le nouveau cadre conventionnel institué par la dernière circulaire de la Direction des Assurances et de la Prévoyance Sociale (DAPS) est-il de nature à apaiser ces tensions et à faciliter l’encaissement des primes et le paiement des sinistres par les assureurs ?

Les chiffres qui ressortent du bilan consolidé du marché des assurances, pour l’exercice 2014, font ressortir une dette brute astronomique des intermédiaires et des assurés vis-à-vis des entreprises d’assurances de 14.865 MDH dont 3.839 MDH de créances provisionnées contre 10 360 une année auparavant, en aggravation de 6,4%. Cette dette représente plus de 50% du chiffre d’affaires du marché.

Un constat inquiétant et des pratiques peu orthodoxes
Le rapport annuel de la DAPS ne fournit pas de détails, par compagnie sur ce compte. Mais, les informations en notre possession témoignent de situations extrêmement variées et une analyse fine montre que, sur le marché, les arriérés varient de 30 à plus de 80% du chiffre d’affaires. Selon le directeur de la DAPS, ces dettes dépassaient, à un moment donné les fonds propres de certains assureurs. Evidemment, cet indicateur apparait comme particulièrement pertinent pour évaluer les efforts entrepris par les compagnies d’assurances pour apurer ces arriérés. L’autorité de tutelle n’a pas caché ses inquiétudes face à ce constat qui devient préoccupant et fragilise la solvabilité même des entreprises d’assurances.
En effet, la proportion importante d’arriérés de primes dans les actifs des compagnies les prive d’une trésorerie et de produits financiers correspondants, nécessaires pour honorer leurs engagements vis-à-vis de leurs assurés, victimes et ayants droits. En plus, cette situation annihile l’utilité économique de ces opérateurs en tant qu’investisseurs incontournables des entreprises et pourvoyeurs de fonds pour le financement de la dette de l’Etat.
Les conséquences néfastes des retards de paiement sont encore aggravées par une autre pratique, largement utilisée, celle de la compensation, par l’intermédiaire d’assurance, entre les primes impayées et des sinistres survenus, pratique contraire aux règles les plus élémentaires de la comptabilité de l’assureur.

A qui la faute ?
Les intermédiaires sont souvent pointés du doigt accusés d’être responsables d’une rétention abusive de primes dues aux entreprises d’assurances. Ces derniers s’en défendent. Le président de leur Fédération, HM. Berrada, dans l’interview qu’il nous a accordée rétorque en affirmant qu’ « Il y a à mon avis, une véritable confusion entre ce qu’on appelle la rétention de primes et les impayés clients. Des clients que certaines compagnies d’assurance ménagent en termes de délai pour les garder en portefeuille, notamment quand il s’agit d’assurés pouvant constituer des référents ou servir d’image de marque à la compagnie ».
Cette affirmation n’est pas tout à fait fausse puisque l’analyse des causes de ces impayés sont multiples, de diverses natures et peuvent être résumées comme suit :
 – La rétention des primes par certains intermédiaires. Les facilités de paiement consenties par les compagnies ou les intermédiaires d’assurances eux-mêmes comme argument commercial, ayant donné lieu à des abus obligeant, souvent, les assureurs à envoyer plusieurs rappels de paiement. Néanmoins, dans la pratique, ils estiment plus judicieux de limiter le nombre de résiliations et de suspensions au strict minimum. Recruter un nouveau client coûte en effet plus cher que garder un client existant. Cela crée évidemment chez l’assuré une sorte d’accoutumance aux facilités de paiement.
 – Problème d’organisation interne au sein des entreprises d’assurances à l’origine des retards dans le traitement des situations comptables des intermédiaires.
–  Enfin, l’absence de cohésion et de discipline de la profession pour la mise en place d’une banque de données qui gère la liste noire des mauvais payeurs et permet de tirer la sonnette d’alarme auprès des assureurs.
 
Créer un cadre conventionnel pour assainir et définir les règles du jeu
Le souci de bien encadrer les délais d’encaissement des primes d’assurances n’a pas échappé au législateur marocain, qui a fixé le délai de versement des primes aux entreprises d’assurance dans les 15 jours suivant le mois de leur encaissement par l’intermédiaire, ni à la vigilance de l’autorité de contrôle qui multiplie les opérations d’inspection sur place et sévit souvent par des sanctions en cas d’infractions relevées chez les intermédiaires d’assurances.
Mais, en réalité ce n’est pas uniquement avec les contrôles que le problème serait résolu. Etablir des règles d’organisation internes chez ces derniers et instituer un cadre conventionnel de collaboration avec l’adhésion de tous les partenaires seraient à notre sens le meilleur gage pour assainir ce climat.
C’est d’ailleurs dans cette vision et cette démarche que l’administration de tutelle et la profession semblent s’engager et ce, à travers deux initiatives majeures :
 – La première est de nature législative introduite dans le projet d’amendement du Livre IV du code des assurances, dans son article 311, qui institue une obligation, pour l’intermédiaire d’individualiser les comptes bancaires du cabinet liés aux opérations d’assurances par rapport aux autres comptes personnels. Cette mesure vise, à notre sens, une meilleure transparence dans la gestion des fonds collectés par les intermédiaires d’assurances et, en plus, est en harmonie avec d’autres législations étrangères dont la plus proche de nous, la Tunisie, qui avait adopté cette disposition depuis plus d’une vingtaine d’années. Il est vrai, toutefois, comme l’ont exprimé les représentants des intermédiaires, que cette mesure doit être clarifiée dans les textes d’application pour tenir compte des réalités quotidiennes de l’intermédiaire d’assurances.
 La seconde a été consacrée par la circulaire de la DAPS N° IA/15/24 du 16 juillet 2015 qui établit, pour la première fois un cadre conventionnel entre les entreprises et les intermédiaires d’assurances pour l’encaissement des primes et le paiement des sinistres.

Des règles très précises
Des règles très précises ont été introduites par cette circulaire dont les plus saillantes sont :
 -L’intermédiaire peut être habilité ou non par la compagnie d’assurance à encaisser les primes. Dans ce dernier cas, le paiement ne peut être effectué que par chèque barré et non endossable libellé au nom de celle-ci. En toutes circonstances, le document justificatif de ce règlement est délivré par l’entreprise d’assurances. Pour l’assurance automobile, les paiements effectués par un autre moyen autre que par espèces ou carte de crédit sont libellés au nom de la compagnie. Pour ces deux derniers cas, le reversement de la prime doit se faire dans les 15 jours suivant le mois d’encaissement. Il en est de même du règlement par chèque ou par effets qui doivent être transmis aux entreprises concernées au plus tard 10 jours après leur émargement chez l’intermédiaire. Enfin, le paiement des primes d’assurance automobile ne peut être effectué par effet, que sur un accord écrit de celle-ci.
 -S’agissant du règlement des sinistres et pour mettre fin à une pratique abusive citée précédemment, il est désormais interdit à l’intermédiaire de faire la compensation entre les primes dues à l’entreprise d’assurances et les sinistres qu’il paie pour son compte.
Evidemment, ce dispositif ne peut réussir que si « tout le monde joue le jeu » et qu’une organisation parfaite soit mise en place pour traquer les mauvais payeurs. En particulier, la profession est tenue, de par la circulaire de la DAPS, de mettre en place une sorte de centrale des incidents de paiement, à l’instar de ce qui existe dans le secteur bancaire, qui permettrait, avant la délivrance d’une attestation d’assurance, de vérifier les antécédents du client et de lui refuser la garantie au cas où il figurerait sur cette liste noire. C’est pour cela, que l’administration de contrôle, pour permettre aux assureurs de préparer les procédures et l’organisation nécessaires à la mise en œuvre du dispositif prévu par cette circulaire,
a repoussé au 31 Mars 2016 la date de sa mise en application.

 

INTERVIEW

Haj Mohamed Berrada, président de la Fédération Nationale des Agents et Courtiers d’Assurances au Maroc (FNACAM)DOSS---Interview-FNACAM-2

Relation du courtier avec la compagnie, mais aussi et surtout avec le client, recouvrement, primes émises, éthique professionnelle, Code des assurances… Le patron du groupement marocain des agents et courtiers dit ce qu’il en pense dans l’entretien suivant.

Challenge : pourriez-vous nous préciser le cadre réglementaire qui régit, aujourd’hui, les modalités et les délais de paiement des primes d’assurances par les intermédiaires aux compagnies d’assurances ?
Haj Mohamed Berrada : c’est l’arrêté du ministère des Finances du 5 janvier 2012 qui traite de cette question dans son article 8, stipulant que le versement des primes aux entreprises d’assurance doit être fait dans les 15 jours suivant le mois de leur encaissement par l’intermédiaire. En cas d’«impayés clients», il appartient bien évidemment à la compagnie d’assurance d’enclencher ou pas la procédure de recouvrement conformément aux dispositions de l’article 21 du Code des assurances

Les agents et courtiers sont souvent pointés du doigt et tenus pour responsables de pratiques malsaines consistant à encaisser des assurés des primes d’assurances sans les verser, dans les délais, aux entreprises d’assurances. Qu’en est-il dans la réalité ?
je pense qu’on a tendance à généraliser, alors que la part de responsabilité des intermédiaires est infime en la matière, et puis les choses ont beaucoup changé depuis la mise en liquidation des cinq compagnies d’assurance. Il y a à mon avis une véritable confusion entre ce qu’on appelle la rétention de primes et les impayés clients. Des clients que certaines compagnies d’assurance ménagent en termes de délai pour les garder en portefeuille, notamment quand il s’agit d’assurés pouvant constituer des référents ou servir d’image de marque à la compagnie. Selon nos sources, la part des impayés clients serait de l’ordre de 8 milliards de DH. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître la répartition de ces impayés par branche d’assurance, par âge et par opérateur. La FNACAM a formulé d’ailleurs une demande à l’administration dans ce sens.

La DAPS vient de publier une circulaire (DAPS/IA/15 du 16 juillet 2015) relative à l’encaissement des primes, aux paiements des sinistres et aux relations entre les intermédiaires et entreprises d’assurances. Dans quel contexte intervient cette circulaire et quelle est la position de la FNACAM au sujet de ce nouveau dispositif ?
Cette circulaire, sur laquelle nous avons travaillé aux côtés de la DAPS et de la FMSAR (Ndlr : Fédération Marocaine des Sociétés d’Assurance et de Réassurance) pendant des mois, a le mérite de donner un soubassement juridique à des pratiques et accords jusqu’ici verbaux, donc volatils. Elle répond en fait à un besoin de transparence dans les rapports compagnies-intermédiaires d’assurance. Elle responsabilise en même temps les entreprises d’assurance qui auront le loisir, tout en respectant les textes et lois en vigueur, de préciser à travers des conventions écrites, le type de relations qu’elles entendent entretenir autant avec leurs propres agents que les courtiers avec lesquels elles souhaiteraient collaborer. Une collaboration que les assureurs devront (nous continuons à le penser et à le préconiser) étendre à l’ensemble des courtiers, y compris ceux qui viennent d’être agréés, quitte à faire le tri plus tard, c’est-à-dire après une période probatoire qui leur appartient de fixer en concertation, s’ils le souhaitent, avec l’autorité de contrôle, voire la profession.

Le projet d’amendement du «Livre IV» du Code des assurances a introduit la séparation des comptes bancaires personnels de l’intermédiaire d’assurance, de ceux dédiés exclusivement aux opérations d’assurances. A votre avis, n’est-ce pas une solution pour instaurer plus de transparence dans la gestion des agents et courtiers et dans leurs relations avec les entreprises d’assurances ? Y-aurait-il des difficultés d’application ?
Le concept de séparation des comptes que l’on retrouve un peu partout dans le monde et que certains intermédiaires parmi nos membres pratiquent déjà en dehors de toutes contraintes, donnera sans doute – et à mon sens – plus de visibilité. Reste à savoir maintenant, si dans la pratique, comme vous semblez le craindre, ce dispositif ne poserait pas de problèmes d’application, notamment quand il s’agira pour l’intermédiaire de prélever sa commission ou de régler un sinistre dû pour le compte de la compagnie. Quid alors des primes reçues au nom de l’apériteur et que l’on devra répartir entre plusieurs co-assureurs ?! 

 

Projet de loi d’obligation d’assurance construction

De grandes failles à éviter

Jamal-Bennouna
Mohamed Jamal Bennouna

Comme signalé dans ce présent dossier, le projet de loi sur l’obligation de l’assurance RC Décennale et la Tous-Risques Chantiers est parmi les trois textes qui seront discutés prochainement en commission parlementaire. Pour éclairer nos lecteurs et les professionnels sur les enjeux futurs de ce grand chantier, nous avons sollicité le point de vue critique du spécialiste Mohamed Jamal Bennouna (*), sur ce projet de loi qui a suscité beaucoup de passion et de polémique aussi bien auprès des assureurs que des professionnels de la construction.

Au Maroc, la garantie des constructeurs est restée intimement liée au seul article 769 du Dahir des Obligations et des Contrats (D.O.C), du 12 août 1913, dans sa pure expression juridique et technique qui remonte au début du XXème siècle. Au niveau des assurances et à ce jour, aucune obligation d’assurance des intervenants dans le secteur du BTP n’existe en dehors de l’obligation de souscription d’une assurance « Dommages à l’ouvrage » pour les marchés publics. Globalement, la souscription des polices d’assurance couvrant les travaux de construction reste largement volontariste.

Structure du projet de loi
Ce projet de loi 59-13 sera intégré dans la loi 77-99 formant code des assurances et viendra apporter des modifications à travers l’introduction de nouveaux types d’assurance : Takaful et l’assurance construction.
Cette obligation d’assurance construction concerne trois types de couverture :
 La police d’assurance «Tous Risques Chantiers (TRC)» qui couvre les dommages subis par l’ouvrage en cours de réalisation : à souscrire par le maître d’ouvrage à l’ouverture du chantier.
 La police d’assurance «Responsabilité Civile (RC)» couvrant les dommages causés aux tiers pendant la période de construction, soit par le maitre d’ouvrage ou par les constructeurs : à souscrire par les constructeurs à l’ouverture du chantier.
  La police d’assurance «Responsabilité Civile Décennale (RCD)» couvrant la responsabilité des constructeurs durant dix ans à compter de la réception des travaux et ce, contre l’écroulement ou la menace d’écroulement de l’ouvrage construit sur la base de l’article 769 du DOC : à souscrire par les constructeurs à l’ouverture du chantier.

Difficultés prévisionnelles d’application de la loi
Sans prétendre être en mesure de prévoir toutes les difficultés d’application de cette loi, néanmoins certaines contraintes vécues par le secteur de l’assurance marocain et parfois imposées par le secteur de la réassurance nous poussent à nous poser des questions quant à l’efficience et l’efficacité de ce projet de loi.
Globalement l’application de cette loi se heurtera, à notre avis, soit à des pratiques liées au secteur d’assurance au Maroc caractérisées par la relation commerciale liant les assureurs marocains aux réassureurs internationaux, soit à des contradictions avec d’autres lois.
Au niveau de la police TRC, le projet de loi précise que la police garantit tous les dommages affectant la construction. Par ailleurs, le même projet de loi n’exclut que les événements naturels de la garantie. Les assureurs marocains vont-ils inclure la garantie « erreur de conception » comme garantie de base ? A ce niveau, on rappelle que la police TRC actuelle exclut l’erreur de conception et ne peut être garantie que dans le cadre d’une extension de garantie acceptée par l’assureur.
Quant à la police Responsabilité Civile Décennale, il faut noter que toutes les législations des pays voisins, notamment la Tunisie et l’Algérie et qui ont connu eux aussi un développement d’obligation d’assurance, ont introduit un délai légal maximal d’indemnisation des sinistres. Malheureusement, le projet de loi marocain n’a prévu ni délai maximal d’indemnisation des sinistres couverts, ni d’acompte pour entamer les réparations nécessaires.
Le problème de réception des travaux n’est pas résolu non plus par le projet de loi. En effet, le projet de loi a repris le terme de réception tel qu’il figure dans l’article 769 sans y apporter de précision. En fin de compte, la discussion entre assureurs et assurés sur la date d’effet de la couverture à prendre en compte pour la police RCD restera de mise : Est-ce la réception provisoire ou la réception définitive des travaux ?
Par ailleurs, le projet de loi n’a lié la souscription de la police RCD ni à l’obligation du contrôle technique des travaux, ni à celui de l’étude géotechnique du sol. Nous considérons que les risques marocains trouveront certainement des difficultés au niveau de leur réassurance.
Enfin, le projet de loi exige que la police RCD couvre le montant total des travaux. Or, le montant des travaux est composé du montant du gros œuvre ainsi que celui du second œuvre. Nous comprenons de cet article, que la garantie décennale ne concernera plus que le gros œuvre, mais concernera également le second œuvre.
L’obligation d’assurance est une procédure facile à décréter par une loi, mais son application revêt des caractères techniques généralement difficiles qu’il faut étudier avec beaucoup d’attention pour ne pas tomber dans des situations d’impasse.
Il est absolument nécessaire de lier l’obligation d’assurance à l’obligation du contrôle technique, ainsi qu’à celle de l’étude du sol afin d’assurer une logique de garantie de la sécurité des biens et des personnes et en même temps, assurer la garantie de la qualité de la construction, in fine au grand bonheur du consommateur ou utilisateur final.

(*) Ingénieur, expert et chercheur en droit, professeur associé au CNQAM Paris.

 
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