Badr Bellaj : « Chaque semaine, les Marocains font des transactions de 2 millions de DH en cryptomonnaies sur un seul site »
Pour Badr Bellaj, consultant Expert en cryptomonnaies et cofondateur de la start-up Mchain , le Maroc pourrait bien gagner plus qu’il ne peut risquer en légalisant les cryptomonnaies. D’un autre côté, l’anonymat garanti de ces monnaies virtuelles, fait que leurs détenteurs sont sûrs et certains que personne ne pourra les démasquer. Pendant ce temps également, le volume des transactions effectuées par les Marocains s’intensifie sur les plateformes d’investissement en ligne. Comment expliquer cet engouement pour ces monnaies virtuelles, pourtant interdites pour l’instant ? Que craint le Royaume en les interdisant ? Les explications de Badr Bellaj.
Challenge :Comment expliquez-vous l’engouement des Marocains pour le bitcoin, une monnaie pourtant interdite pour l’instant ?
Badr Bellaj : RCet engouement découle du fait qu’une importante partie des marocains voient en Bitcoin un actif d’investissement très rentable. Avec une jeunesse en quête d’opportunités d’investissement en digitale, Bitcoin reste l’opportunité la plus simple à saisir. En effet, Bitcoin et les autres cryptomonnaies ne demandent pas un grand savoir-faire ou une connaissance technique pointue. Les prérequis sont simples, il suffit d’avoir un ordinateur et un capital et le reste est un jeu d’enfant.
D’un autre côté, l’anonymat garanti par Bitcoin fait que les détenteurs sont sûrs et certains que personne ne pourra les démasquer et donc pourquoi se plieront-ils à une interdiction qui les prive d’un profit conséquent et qu’ils considèrent injustifiée.
Challenge : En un an, le cours du bitcoin a été multiplié par six pour atteindre 67.000 dollars l’unité. Un envol spectaculaire qui s’accompagne d’une crédibilité nouvelle apportée par des investisseurs célèbres, comme Elon Musk. Que pourrait gagner le Maroc en légalisant les cryptomonnaies ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, notre pays pourra bien gagner plus qu’il ne peut risquer. Actuellement au niveau mondial, on assiste à la naissance d’une industrie décentralisée axée autour des cryptomonnaies et de la Blockchain (la technologie sous-jacente aux cryptomonnaies) avec un pouvoir économique immense comparable à celui d’internet. Le Maroc pourra donc se positionner soit en tant qu’investisseur dans ces technologies pour en tirer profit, soit en tant que hub international ou régional pour attirer les immenses investissements qui sont réservés pour ce type de projet.
La légalisation des cryptomonnaies permettra aux traders marocains de se conformer à la loi, au lieu de continuer dans leurs pratiques informelles. Aussi, une légalisation avec un cadre juridique clair et encourageant attirera les projets cryptomonnaies pour s’installer au Maroc. Ces projets qui ne demandent ni infrastructure ni allègements fiscaux, seront un moteur de l’emploi pour nos jeunes. De l’emploi bien payé et à forte valeur ajoutée.
Un autre point important, l’énergie verte qui est produite actuellement à un coût élevé, pourra trouver en cryptomonnaie un excellent marché pour avoir de la rentabilité. Sans oublier que l’acceptance de bitcoin engendre un grand coup médiatique international, que le pays pourra utiliser pour promouvoir le tourisme ou l’image IT du pays.
Challenge : Selon vous, que craint le Royaume qui les interdits, mais qui soutient paradoxalement les blockchains professionnelles ou institutionnelles ?
Tout d’abord, Il n’y a pas de paradoxe entre l’interdiction des cryptomonnaies et l’adoption de la blockchain pour des fins technologiques, vu que les deux sont des entités différentes et l’interdiction ne concerne que les cryptomonnaies. Quant aux craintes du Royaume, on pourrait dire que notre pays, comme tous les autres pays, craint la nature anonyme et décentralisée de Bitcoin et ce qui pourrait en découler. L’absence de tout contrôle ou traçabilité fait que notre pays craint que ces outils peuvent faciliter les pratiques illicites et les fraudes. En plus, comme indiqué dans le fameux communiqué, les autorités concernées craignent que Bitcoin ou autre cryptomonnaie constituent un danger sur les consommateurs vu sa fluctuation considérable. Je pense qu’ils le considèrent comme un actif toxique. Une autre crainte serait l’impact de ces cryptomonnaies sur les transferts de devises des MRE vers le pays. L’adoption massive de ces moyens permettra de dépasser les banques et donc priver le Maroc de ses recettes en devises.
Challenge : Devant ces évolutions, les autorités monétaires réfléchiraient sur la question. Est-ce une bonne idée pour le Royaume de lancer sa version électronique du dirham qui resterait contrôlée par Bank Al-Maghrib ? Selon vous, cette version électronique du dirham va-t-elle briser les limites actuelles ?
Il faut comprendre déjà que BAM (Bank Al-Maghrib) serait selon les propos de son gouverneur intéressée par la CBDC (Central bank digital currency) de gros, c’est à dire celle utilisée par les banques et non par les particuliers. Cette idée d’une CBDC a des atouts majeurs.
Primo, une CBDC est une monnaie digitale programmable. Donc il s’agit d’une monnaie dont le cycle de vie (transfert, épargne, etc.) pourra être soumis à des politiques définies électroniquement par la BAM sous format de contrat intelligents (Smart contracts). Imaginer un jour vous avez un E-dirham sur lequel BAM peut agir en appliquant des politiques monétaires. BAM pourra par exemple programmer cette monnaie numérique avec la logique qu’elle ne puisse être dépensée qu’à des fins désignées ou à être utilisée dans des scénarii bien précis. Ce concept de «programmabilité» de la CBDC est hyper important vu qu’il peut apporter plusieurs avantages économiques, notamment des paiements automatisés, le contrôle automatisé du blanchiment d’argent; perception automatisée des impôts ; et la distribution des aides aux citoyens en cas d’urgence.
Secundo, une CBDC pourra permettre de renforcer la transparence et la traçabilité et simplifier l’audit financier et par conséquent, réduire les fraudes et l’évasion fiscale.
Tertio, une CBDC permettra de créer un socle sur lequel les acteurs financiers et les startups peuvent innover. Ce pouvoir d’innovation permettra de booster l’inclusion financière et simplifier les processus actuels.
Challenge : Vous avez réalisé récemment, une enquête sur les cryptomonnaies au Maroc sur la base d’un échantillon de 10.000 personnes, dont 21 % d’entre elles possèdent des cryptomonnaies. Quelle lecture faites-vous de cet indicateur ?
Effectivement, l’étude a ciblé 10 000 marocains, dont 21 % possèdent des cryptomonnaies. Ce chiffre indique l’intérêt accru porté par les Marocains, surtout les jeunes, à ces nouvelles technologies financières. Aussi, nous pourrons déduire qu’il y a un déphasage d’opinion entre une importante tranche de la population et les autorités financières. En outre, on comprend que l’interdiction reste sans effet. Une interdiction qu’on ne pourra jamais renforcer, vu la nature décentralisée et libre de ces monnaies et donc l’interdiction des cryptomonnaies est un luxe qu’aucun pays ne pourra s’offrir.
Challenge : Beaucoup de Marocains opèrent dans la Cryosphère en achetant, par petites touches, des fragments de bitcoin et en les revendant pour spéculer et dégager des profits. Comment contournent-ils l’interdiction quand on sait qu’ils ne sont pas autorisés à disposer de compte bancaire à l’étranger ?
Pour acheter des cryptomonnaies on ne manque pas de moyens, mais principalement l’achat passe généralement par un achat direct f2f (face to face) pour éviter toute traçabilité par le système bancaire. Il y a des plateformes, comme https://localbitcoins.com/, qui facilitent ces opérations d’achats directs en Dirham. D’ailleurs, les Marocains transactent 2 millions de dirhams hebdomadairement sur ce site(https://coin.dance/volume/localbitcoins/MAD). S’ajoutent à cela, à moindre échelle, d’autres sources comme l’activité sur internet ou les « Airdrops » des projets de cryptomonnaies.
Challenge : Certains Marocains produisent également du bitcoin en s’impliquant dans une activité de minage. En termes terre à terre, en quoi consiste cette activité ? Jusqu’à combien gagnent-ils ?
Vu la nature décentralisée de Bitcoin, il y’a un besoin pour valider les transactions sans passer par un organisme central. Pour cela, on fait appel à des volontaires qu’on appelle mineurs (en anglais miners) pour nous assurer cette validation. Cependant, pour éviter qu’ils trichent on leur demande de faire un calcul qui consomme de l’électricité et qui nécessite un matériel dédié et ce, pour donner un coût à cette opération de validation. S’ajoute à cela, le fait que le validateur est récompensé par des Bitcoins nouvellement créés. Cette dualité incite ces validateurs à opérer honnêtement et par conséquent, de ni perdre leur investissement, ni rater la récompense derrière laquelle tout le monde court.
Quant au profit, actuellement un mineur gagne 6,25 Bitcoins, en cas de proposition de block, soit l’équivalent de 375 000 USD. Je souligne aussi, que le minage peut être fait collectivement en pool et chacun gagne l’équivalent de sa participation en puissance de calcul.
Challenge : Le bitcoin est la plus célèbre des cryptomonnaies, mais on remarque depuis quelques temps la montée en puissance d’autres cryptomonnaies encore plus accessibles. Quelle lecture faites-vous de cette tendance ?
Bitcoin reste toujours la monnaie la plus dominante, vu que sa valorisation vaut presque 50% de la valeur totale des cryptomonnaies. Cependant, plusieurs projets ont vu le jour comme Ethereum, Solana, Cardano, etc. pour proposer des innovations qui n’existaient pas dans leur prédécesseur. Ces projets misent en plus de l’innovation, sur une abondance en liquidité contrairement à la rareté de Bitcoin. Cette abondance s’explique par le modèle économique de ces projets qui favorisent un modèle inflationniste contrairement au modèle déflationniste envisagé par son créateur Satoshi Nakamoto et aussi par leur objectif qui est plus technologique que monétaire. Cette abondance de liquidité, fait que ces nouveaux cryptos sont plus accessibles que Bitcoin dans le sens où le prix unitaire est moins cher. Néanmoins, Bitcoin reste toujours accessible vu qu’on peut acheter une fraction au lieu d’avoir une unité complète.
Challenge : Que vaut-il mieux aujourd’hui : acheter du Bitcoin sur le marché ou le produire en s’impliquant dans une activité de minage ?
Produire un Bitcoin est une opération extrêmement coûteuse. Un seul Bitcoin coûte en moyenne environ 15 et 20 mille dollars pour le produire. En plus le minage n’est pas une opération déterministique, vous pouvez investir en minage sans avoir la chance de produire un seul Bitcoin. S’ajoute à cela, le fait que la difficulté de produire (miner) un bloc augmente avec l’arrivée de nouveaux mineurs.
Actuellement, la force de calcul investi en Bitcoin est équivalente à 300 000 fois la puissance de Toubkal (le super-ordinateur qui a été mis en service à l’UMP6). Donc pour avoir de la chance dans cet environnement, il faut investir beaucoup d’argent pour disposer de plus de puissance de calcul et par conséquent, plus de chance pour miner un bitcoin.
Alternativement, un individu peut participer dans un «pool» de mineurs selon sa puissance de calcul pour avoir une fraction de la rémunération équivalente à son pourcentage de participation. Sans oublier la complexité technique nécessaire pour monter sa ferme de minage. Contrairement au Minage, le trading de bitcoin reste l’opération la plus envisageable. Avec une forte fluctuation des cours, un bon trader pourrait faire des gains de 20% ou 30% facilement dans un délai réduit. Cependant, le risque est présent vu que le marché des cryptomonnaies est un marché fortement imprévisible, voire manipulé.
Bio express
Badr Bellaj est le CTO de Mchain, une startup spécialisée en dévelopement Blockchain.
Il est également expert international en Blockchain et l’auteur d’un livre intitulé «Blockchain By Example».