Bank Al-Maghrib : tout savoir sur une institution discrète
Dans quasiment tous les pays, les Banques centrales sont chargées d’émettre la monnaie et de veiller à la stabilité de l’ensemble du système monétaire et financier. Leur rôle est d’autant plus important que le monde est entré depuis quelques décennies dans la mondialisation. On n’a jamais autant parlé d’elles que depuis le déclenchement de la crise financière en 2007. Et pourtant, les Banques centrales demeurent mal connues du plus grand nombre. Bank Al Maghrib n’échappe pas à cette règle. Quels rôles joue-t-elle? Dans quel contexte a-t-elle été instaurée ? Comment la Banque du Maroc assure-t-elle la stabilité financière et économique du Royaume ? Ses relations avec les banques ? Comment a-t-elle géré certains chocs et combien en a-t-elle évité au Royaume ? Qui sont ces gouverneurs qui ont incarné le gouvernement de la Banque centrale du Maroc ? Quid aujourd’hui de son état-major ? Grand coup de projecteur sur la Banque centrale marocaine qui est loin d’être pourtant une forteresse isolée du monde extérieur.
11 octobre 2019. Devant les membres des deux Chambres du Parlement à l’occasion de l’ouverture de la première session de la 4ème année législative de la 10-ème législature, le Roi Mohammed VI appelle dans un Discours, « le Gouvernement et Bank Al-Maghrib à œuvrer, en coordination avec le groupement professionnel des banques du Maroc, à la mise au point d’un programme spécial d’appui aux jeunes diplômés, de financement des projets d’auto-emploi ». Il faut dire que le Souverain a tapé à la bonne porte. Acteur clé, la Banque centrale a, depuis sa création en 1959, toujours affirmé son poids dans la résolution des crises économiques et financières du pays. Autrement dit, son rôle dans la construction de l’économie nationale est inséparable de l’évolution financière marocaine dans son ensemble. Pas plus tard qu’en juillet dernier, l’institution analysait la situation de la croissance et de l’emploi comme une conséquence directe de « l’atonie de l’investissement privé ». Pour autant, Bank Al Maghrib est méconnue du grand public.
Pourtant, la Banque centrale marocaine n’est pas une tour d’ivoire coupée de son environnement. Elle n’est pas non plus, selon la formule qui a longtemps fait florès dans de nombreux pays, «un Etat dans l’Etat ». C’est d’abord une communauté humaine de près de 2500 agents dont plus d’un tiers sont des femmes. La moitié des agents est employée au siège social central de la Banque. Ses services sont concentrés dans la capitale. Ils sont établis dans le bâtiment historique du cœur de la ville, édifié en 1930, à deux pas du Palais Royal et du Parlement. C’est là que siège le gouvernement de la Banque. Mais d’autres services sont également installés, depuis 2006, dans l’immeuble de l’Avenue Annakhil, dans le quartier d’affaires de Hay Ryad. Non loin, au cœur de Madinat Al Irfane, le quartier des universités et des grandes écoles, est également situé depuis 1998 le Centre de formation professionnelle de Bank Al Maghrib. Seuls les agents de la Direction de la Supervision Bancaire sont localisés depuis 1999 dans l’extension architecturale de Casablanca, qui concentre les grandes banques commerciales et la Bourse.
Mais le personnel n’est pas employé en totalité à l’administration centrale de la Banque. Un peu moins d’un tiers est affecté au réseau de Bank Al Maghrib. Composé des deux succursales de Rabat et de Casablanca et de 18 agences communément appelées les « sièges », le réseau de la Banque centrale irrigue l’ensemble du territoire national, de Laâyoune à Tanger et de Ouarzazate à Oujda. A ce bataillon, il faut ajouter les agents de Bank Al Maghrib employés à Dar As-Sikkah, la « Maison de la monnaie », qui représente environ 20 % de l’effectif total des collaborateurs. Sur ce site industriel de 20 hectares, implanté depuis 1987 sur la route qui va de Salé à Meknès, sont frappées les pièces de monnaie et fabriqués les billets de banque ainsi que d’autres documents sécurisés comme les passeports. C’est dire que les agents de la Banque centrale qui opèrent sur les différents sites de Bank Al Maghrib exercent des métiers nombreux et très divers. Ces métiers relèvent aussi bien du travail de bureau que du travail industriel de pointe. Ils mettent en œuvre des compétences variées qui vont de la comptabilité au trading des salles de marchés. Ils correspondent aussi à ces fonctions multiples : analyse approfondie des risques pesant sur la stabilité des prix qui servent aux fondements de la décision de politique monétaire prise par son Conseil, publications, élaborations des statistiques monétaires et financières, mais aussi fonction de contrôle et d’audit, fonction de conseil, enfin, aussi bien vis-à-vis des pouvoirs publics que vis-à-vis des acteurs du marché. Ainsi, ces nombreux métiers s’ordonnent parfaitement, tout au long du cycle de vie de la monnaie légale du Maroc, c’est-à-dire le dirham, de sa fabrication à sa circulation et de sa régulation à sa supervision.
Rien n’indique mieux les différents métiers monétaires de Bank Al Maghrib que le texte du statut qui régit depuis 2006 les missions fondamentales de cette institution. En effet, le statut de la Banque lui assigne la stabilité des prix comme mission fondamentale et lui confère l’autonomie en matière de définition et de conduite de la politique monétaire. Ce texte législatif a, par exemple, interdit l’octroi d’avances à l’Etat. Ce texte a également clarifié les attributions de la Banque en matière de politique de change et a modifié la composition de son Conseil (voir par ailleurs).
Il faut souligner que Bank Al Maghrib est inséparable du processus d’émergence qui caractérise aujourd’hui le Maroc. Elle est la Banque centrale d’une économie actuellement ouverte et très intégrée au reste de l’économie mondiale. Toutefois, pour bien comprendre la place et le rôle de la Banque centrale du Maroc, il faut remonter quelque peu le temps et s’intéresser au moment précis de sa fondation en 1959. C’est aussi une date clé de l’histoire du Maroc contemporain qui marque son accès à l’indépendance monétaire et la fin véritable du régime colonial. Sur le terrain, cette création marque la fin de l’appartenance du Maroc à la zone franc et le remplacement du franc marocain par une nouvelle monnaie, le dirham. Mais la spécificité marocaine, comme de tous les Etats-nations qui émergent alors de la décolonisation, consiste à relever le défi « du développement », maitre mot de la science économique de ces années 1960-1970. Le Maroc, en 1959, au moment où il accède à l’indépendance monétaire, reste un pays largement sous-développé. Sa population dépasse à peine 11 millions d’habitants, mais son taux d’accroissement démographique excède nettement le taux de croissance de son économie. Cet écart structurel est à l’origine d’un chômage chronique qui frappe particulièrement les jeunes, de plus en plus nombreux. L’activité économique repose toujours sur l’agriculture, dont la productivité globale est faible et fournit un bon tiers de revenu national. L’industrie et l’artisanat fournissent à peine 20 % de la richesse du pays. L’essentiel provient du tertiaire, en particulier du petit commerce urbain, qui assure à lui seul près du quart du PIB.
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Le Maroc, dans les années 1960, affiche un PIB moyen par habitant de 170 dollars par an ; il est à peu près au même niveau que la Tunisie (190 dollars) ou la Syrie (160 dollars). Il devance certes le Brésil (70 dollars) et l’Inde (55 dollars), mais l’écart avec les pays « du Nord » est considérable : 500 dollars pour l’Espagne, 2000 dollars pour les Etats de la Communauté économique européenne (CEE), 3000 dollars pour les Etats-Unis. Ces chiffres situent sans conteste le Maroc dans le groupe des pays qu’on appelle alors le « tiers monde ». Mais à l’époque de l’avis unanime de tous les observateurs, le potentiel de développement du Royaume, est incontestable: son agriculture très diversifiée peut lui assurer d’importants débouchés sur le marché mondial, par exemple pour les primeurs ou les agrumes. Ses ressources minières sont avérées, notamment pour les phosphates, dont le Maroc, dès cette époque, est l’un des premiers producteurs mondiaux. Sa situation géographique est favorable, à proximité immédiate de l’Europe et à l’interface de l’Atlantique et de la Méditerranée. Bénéficiant d’infrastructures héritées de la période du Protectorat, l’économie marocaine présente donc de réels gisements de croissance, notamment dans le tourisme. Mais ce potentiel économique, a besoin pour se réaliser d’une étincelle financière. Pour la Banque du Maroc, comme pour l’ensemble des autres acteurs de l’économie nationale, le défi principal, au seuil des années 1960, est bien celui du financement de la croissance. Encore faudrait-il constituer le capital de départ propre à financer les investissements nécessaires au décollage économique.
L’économie d’endettement
Au Maroc, au lendemain de l’indépendance, ce capital n’existe pratiquement pas. Dès le milieu des années 1950, dans le contexte de la marche à l’indépendance, les capitaux qui avaient afflué du temps du Protectorat quittent massivement le pays. Ce capital indispensable pour enclencher la machine productive, il faut donc soit le créer, soit l’emprunter. Le système financier marocain, tel qu’il se présente au début des années 1960, fortement administré, est largement un legs du Protectorat. Mais il est également le produit de l’accession du Maroc à l’indépendance. De l’époque française, il hérite une armature d’une trentaine de banques commerciales privées au capital très majoritairement étranger, le plus souvent filiales des grandes banques européennes ou américaines. L’implantation bancaire est faible, et la bancarisation demeure très réduite. En outre, dans le contexte de l’évolution prévisible vers l’indépendance dès 1954-1955, les banques ont nettement contribué, pour la plupart d’entre elles, à la fuite des capitaux hors du Maroc, notamment à travers la zone franche de Tanger qui continue à jouir de la liberté des changes et d’avantages fiscaux jusqu’en mars 1960. C’est pourquoi au lendemain de l’indépendance, sont créés, à l’initiative de l’Etat, plusieurs établissements financiers spécialisés destinés à pallier les lacunes du système de crédit privé : CDG, BNDE, BMCE, CNCA, CIH… La pénurie de capital, qui caractérise globalement l’économie marocaine à compter de l’indépendance, contribue à faire évoluer sensiblement la mission traditionnelle de l’Institut d’émission. A son rôle classique s’ajoute de plus en plus nettement une fonction de prêteur. La Banque du Maroc accepte de manière quasi automatique et à taux préférentiels de réescompter aux banques commerciales, et surtout les organismes financiers spécialisés des effets de crédits consentis pour financer les investissements productifs. Malgré tout, l’échec économique est patent : le taux de croissance du PIB n’a pas dépassé 3,2 % en moyenne par an entre 1961 et 1964, c’est-à-dire moins que la croissance démographique. La Banque du Maroc tente d’infléchir la politique financière du gouvernement. Elle se dit préoccupée par l’évolution de la situation monétaire. L’inflation, en effet, s’emballe à partir de 1962-1963. Elle estime que la hausse des prix à Casablanca atteint 10 %, soit le double du chiffre sur l’ensemble du pays. Cette hausse s’explique à l’époque par la tendance continue à la hausse des crédits consentis par le système bancaire. C’est dans ce contexte que Bank Al Maghrib se voit, le 21 avril 1967, attribuer par décret Royal la mission de supervision du système bancaire commercial, à l’exclusion notable des Organismes financiers spécialisés.
La pluie et le beau temps
A partir du second semestre de 1968, la conjoncture économique s’améliore. Une récolte exceptionnelle desserre pour un temps le carcan des importations alimentaires. L’accord d’association signé avec la CEE le 31 mai 1969 donne un coup de fouet aux exportations marocaines. Surtout, l’aide étrangère augmente avec l’obtention d’un nouveau tirage sur le FMI en mai 1968 et la concrétisation d’un crédit de la République fédérale d’Allemagne (RFA). Une amélioration des rapports entre le Maroc et la Banque mondiale débouche également sur l’octroi d’un crédit de 17,5 millions de dollars pour la modernisation de la sucrerie de Sidi Slimane, et d’un prêt de 15 millions de dollars au profit de la BNDE. L’endettement extérieur tend dès lors à devenir structurel. La Banque centrale estime que l’alourdissement continu de l’endettement extérieur laisse prévoir qu’à partir de 1980, la charge de la dette dépassera le montant de l’aide. Les objectifs du Plan quinquennal sont modifiés et font passer le montant total des investissements productifs de 648 à 113 millions de DH ! Le choc pétrolier de 1973 et l’augmentation des cours de l’ensemble des matières premières semblent résoudre, dans un premier temps, tous les problèmes de financement de l’économie marocaine. Le prix mondial des phosphates est ainsi multiplié par cinq entre 1973 et 1975. Le plan quinquennal de développement économique et social de 1973-1977, marque assurément l’apogée de l’économie d’endettement marocaine.
Il était une fois le PAS…
Mais au début des années 1980, l’économie marocaine est confrontée à une crise profonde. Tous les voyants passent au rouge. L’euphorie productiviste qui a marqué la première moitié des années 1970 retombe pour de bon. Le nouveau ministre des Finances, Abdellatif Jouahri, l’ancien directeur du Crédit de la Banque du Maroc, dresse au début de novembre 1981, devant la Chambre des représentants, un tableau sans fard de la crise où est plongée désormais l’économie marocaine. C’est la première fois que le taux de croissance est négatif depuis 1966. La production agricole, frappée par une sécheresse sans précédent, recule de 22 %. L’inflation atteint 15 % et les réserves de change officielles ne couvrent plus que 16 jours d’importations du pays. La décennie 1980 est alors marquée au Maroc, comme dans bien d’autres pays en voie de développement, par l’expérience difficile du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) imposé, en contrepartie de leur aide financière, par le FMI et la Banque mondiale. Le PAS conclu le 16 septembre 1983 devait finalement être périodiquement reconduit jusqu’en 1993. Dans cette partie difficile, Bank Al Maghrib est en première ligne. Elle est, avec le ministère des Finances, l’interlocuteur principal des organisations financières internationales. Les principales réformes du PAS appliqué à partir de 1983 la concernent en premier chef : la réduction du déficit de l’Etat implique que la Banque d’émission cesse de financer de manière automatique le déficit des finances publiques ; le contrôle de l’inflation commande une stricte politique de maitrise des crédits accordés par les banques aux entreprises.
L’heure de l’émergence
Dès la fin de 1985, l’amélioration des indicateurs du Maroc est incontestable. A la fin de la décennie 1980, il est évident que la crise financière est surmontée. Le niveau sans précédent atteint par les réserves en devises de Bank Al Maghrib en témoigne. Tous les ratios financiers du pays sont au vert. L’implication de la Banque centrale dans le processus de libéralisation des marchés de l’argent à partir de 1986, au Maroc, ne fait pas de doute. Elle est ainsi à l’origine de deux évolutions majeures destinées à donner corps au marché monétaire marocain, celui de l’argent au jour le jour, dédié aux besoins de trésorerie des banques et du Trésor public. Dans les années 1990, un grand pas vers la convertibilité du dirham a été réalisé avec l’adhésion, en janvier 1993, du Maroc aux obligations de l’article VIII des statuts du FMI, qui garantit la convertibilité d’une devise en matière de transactions courantes. En d’autres termes : il était désormais possible pour un exportateur étranger ayant livré des marchandises ou des services au Maroc de changer librement les dirhams qu’il aura ainsi encaissés. Pour rappel, c’est la loi bancaire du 6 juillet « relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit » qui a jeté les bases de la réforme en profondeur du système bancaire marocain. En effet, l’initiative d’ouvrir ce chantier est prise par le Palais Royal à l’automne 1992. Le Roi charge alors Abdellatif Jouahri de constituer un Comité ad hoc et de jeter sur le papier un projet de réforme de la loi bancaire. Jouahri préside à cette date le Groupement professionnel des banques marocaines (GPBM). Cette réforme va aboutir en 2006. Elle pose les bases d’une véritable reconstruction de l’autorité monétaire de la Banque centrale. En effet, Bank Al Maghrib connait au cours des années 2000, un processus d’émergence. « Très certainement, Bank Al Maghrib a fait éviter de nombreux chocs au pays. On peut citer le choc des ajustements structurels et aussi le fait que depuis des années, la Banque centrale a refusé d’aller dans le sens de ceux parmi les opérateurs économiques comme l’AMITH, qui voulaient la dévaluation du dirham pour soi-disant encourager les exportations. Elle a aussi refusé la dévaluation voulue par le FMI, ces deux ou trois dernières années. Et on voit bien que cela a relativement bien réussi puisque le dirham se maintient à une certaine valeur qui lui permet d’assurer une stabilité du pouvoir d’achat à l’intérieur du pays », souligne Mehdi Lahlou, Economiste.