Coronavirus:« Le soft power des masques»
La pandémie du coronavirus a redéfini les règles du jeu en matière de géopolitique. Désormais, les États doivent faire face à de nouvelles réalités, et devront mettre en place des stratégies nouvelles à même d’être à la hauteur des nouveaux enjeux. Mehdi Hijaouy et Adil Mesbahi, experts en Intelligence Economique et Stratégique, doublement diplômés de l’Ecole de Guerre Economique de Paris, et fondateurs du Washington Strategic Intelligence Center, décryptent le rôle du soft power dans cette nouvelle ère.
Challenge: Deux extraits de l’entretien que nous avons eu avec vous la semaine dernière, s’agissant de votre lecture géopolitique de la crise.
« Cette crise rebattra les cartes à l’échelle mondiale. Lorsque les pays gestionnaires ont la tête dans le guidon, les stratèges préparent déjà l’après crise. ». « Après la crise du coronavirus, le monde ne sera plus le même. Plus que l’effet papillon, désormais, nous parlerons de l’effet coronavirus. Avec un retour en force de l’Etat. De l’Etat stratège et de l’Etat résilient. Moins de vide et de dépendance stratégiques, et plus de protection de la population et des ressources essentielles à la continuité d’une nation. »
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Challenge: Qu’est-ce que le soft power ?
Mehdi Hijaouy: Le soft power, ou la puissance douce, désigne la capacité d’influence et de persuasion d’un Etat, ou d’une organisation. De manière indirecte et subtile, le soft power consiste à façonner un environnement, sans recourir à la force ou à la coercition. De ce fait, le concept de soft power est l’opposé du hard power, où il est question d’user de sa puissance militaire, économique, ou toute autre forme de confrontation directe et guerrière.
Adil Mesbahi: Le soft power a été utilisé depuis l’antiquité grecque, et c’est en 1990 que Joseph Nye, professeur américain de Relations Internationales a donné vie au concept. A la fin de la guerre froide, en réponse à certains oracles qui prédisaient le déclin américain, la doctrine de la puissance douce de Nye allait dessiner une nouvelle ère dans la politique américaine. Ce faisant, les capacités de séduction et de persuasion se sont substituées aux rapports de forces, ouvrant aux Etats-Unis de nouvelles perspectives géopolitiques mondiales.
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Challenge: Quelle est l’utilité du soft power en matière de géopolitique ?
M.H.: Trois décennies après la conceptualisation du soft power, son utilité n’est plus à démontrer. Pour un Etat, son usage permet d’influencer indirectement d’autres Etats. Pour ce faire, le soft power dispose de nombreux leviers, afin de changer les perceptions, et d’acquérir une légitimité au niveau régional, voire mondial.
A.M.: Pour un Etat, s’imposer comme une référence sur un sujet donné augmente son pouvoir de persuasion. Aussi, sans être exhaustif, la puissance douce peut reposer concrètement sur son image de marque, sa puissance médiatique, ses atouts culturels, son mode de vie, son système éducatif, sa notoriété sportive, son rayonnement idéologique, ses réussites économiques, ses avancées technologiques, sa place dans les instances internationales, son habileté diplomatique.
Challenge: Avez-vous un exemple pour illustrer l’usage du soft power ?
A.M.: Plusieurs pays font usage du soft power, parmi eux, des pays arabes. Mais arrêtons nous sur la deuxième puissance économique mondiale, la Chine, car à elle seule, elle illustre le potentiel du soft power, théorisé dans la notion de « guerre hors limites » par deux anciens colonels chinois. Etendre la « guerre » à tous les champs, d’une manière douce, afin de surpasser les puissances mondiales concurrentes. Et poser les bases d’une future hégémonie chinoise, aujourd’hui superpuissance économique, et à terme, idéologique, culturelle, géopolitique et militaire. En l’espace de vingt ans, et en plusieurs temps, la Chine a secrètement avancé ses pions. Dès 2002, la langue chinoise a été promue mondialement. Les Instituts Confucius ont suivi, aujourd’hui, leur nombre dépasse les cinq cent dans le monde. Une stratégie chinoise de séduction à l’échelle mondiale, aidée par des investissements dans la culture et les médias, véritables vecteurs d’influence. Puis, en 2013, Xi Jinping qui ébauche sa vision de la puissance chinoise, son « projet du siècle » : les nouvelles routes de la soie. Connecter la Chine au reste du monde, par de nouvelles voies maritimes et terrestres, et se lier commercialement avec presque toutes les nations, à coup d’investissements, de prêts consentis, et d’accords négociés. Illustrant magistralement ce qu’est le soft power, tenez-vous bien, ce projet pharaonique chinois ambitionne d’impacter plus de 60% de la population de la planète, et environ 30% du PIB mondial.
Challenge: Qu’est-ce que vous appelez « soft power des masques » ?
A.M.: Comme nous l’avions dit dans notre entretien avec vous en début mars, la crise du coronavirus aura de nombreux impacts négatifs, toutefois, elle offrira quelques opportunités, à qui sait les saisir. Le « soft power des masques », c’est transformer le besoin mondial en masques de protection, en opportunité. Opportunité commerciale, mais également pour gagner en notoriété, à l’échelle régionale, voire mondiale. Demandez aux citoyens du monde entier, quel pays ils associent aux masques de protection contre le coronavirus, tous vous répondront : la Chine. Et demandez aux populations européennes et africaines, quels pays ils associent aux masques de protection contre ce virus, ils vous répondront : la Chine et le Maroc.
Challenge: Qu’en est-il du soft power chinois des masques ?
M.H.: Le soft power chinois des masques vient en appui de sa stratégie de la conquête du monde. Afin de façonner l’opinion locale et surtout internationale, la Chine se vante de sauver le monde, après avoir expédié dans cent trente pays, quelques 28 milliards de masques de protection. Toutefois, la manoeuvre chinoise se voit avortée, car le pays est fortement soupçonné d’être à l’origine de la propagation de la pandémie du coronavirus. Une première, la Chine montre un visage fébrile, face aux nombreuses attaques informationnelles des Etats-Unis, de l’Europe et même de pays africains. Un véritable « China-bashing » que le soft power des masques peine à taire. Il faut dire que la séquence coronavirus s’ajoute à une longue liste de doléances adressée à la Chine, après plusieurs catastrophes industrielles, et une pollution environnementale à répétition.
Challenge: Et qu’en est-il du soft power marocain des masques ?
M.H.: Reposant sur une capacité de production élevée dans le Royaume, et une demande mondiale insatisfaite en masques de protection, le secteur textile marocain a pris une place de choix, aidé par une agilité remarquable. De nombreux pays citent le Maroc en exemple dans sa gestion globale de la crise, le soft power marocain des masques en est pour beaucoup, surtout que de grandes puissances mondiales en manquent. L’image de marque du Royaume en tire bénéfice, toutefois, une précaution s’impose, afin de pérenniser cet atout marocain. Car non seulement il faudra maintenir, voire augmenter l’effort de production, mais également poursuivre celui de l’innovation. Il y a fort à parier que d’autres nations prendront place dans la compétition, étant donné que cette pandémie peut durer des mois, voire des années.
A.M.: La crise actuelle peut aussi bien réduire, qu’amplifier les rapports de forces géopolitiques, et les tensions mondiales. L’entraide entre les pays, et la solidarité dans les populations sont à encourager, en ces temps difficiles. Et s’il se trouve que le Maroc produit des masques en quantité largement supérieure à ses besoins, son voisin en manque singulièrement.
Challenge: A l’image du soft power des masques, le Maroc peut-il faire mieux en matière de puissance douce ?
A.M.: Aujourd’hui, la totalité de la population mondiale est soumise à la géopolitique de la peur, aussi, nos gouvernants individuellement et collectivement sont attendus pour insuffler une géopolitique de l’espoir. Car face aux incertitudes, telles : la durée de la crise, la survenance de vagues successives, les épidémiologistes qui évoquent une durée de quelques mois avant la disponibilité d’un traitement, voire de plus ou moins deux ans avant la disponibilité d’un vaccin, il importe grandement d’encourager les initiatives et les élans positifs. Dans pareille situation, ceux qui prennent de l’avance sont les stratèges qui savent prendre de la hauteur pour voir loin, et ceux qui savent penser en dehors du cadre. Cela vaut pour toute initiative, quelle soit pensée et exécutée à l’échelle nationale, régionale, jusqu’à la mondiale.
M.H. : A date, le Royaume est salué pour ses nombreuses initiatives nationales et régionales, impulsées par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste. Nous, Marocaines et Marocains sommes pleins de ressources, et cette crise l’a révélé aux yeux du monde entier. Et pour vous répondre, Oui nous pouvons et devons faire mieux, individuellement et collectivement.
Mehdi Hijaouy: Expert en Intelligence Economique et Stratégique, Mehdi Hijaouy est titulaire de deux Executive MBA de l’Ecole de Guerre Economique de Paris. Mehdi Hijaouy est expert international en affaires sensibles, et dispose d’une grande expérience dans la sécurité étatique.
Adil Mesbahi: Expert en Intelligence Economique et Stratégique, Adil Mesbahi est ingénieur grande école française, formation complétée par un MSc et quatre MBA. Après une riche expérience dans le conseil et la banque, Adil Mesbahi est professeur, auteur, analyste et conseiller auprès de Décideurs économiques et étatiques.