De la panique identitaire à la panique politique
Les manifestations identitaires et politiques sont comme le cholestérol : il y a le bon et le mauvais. Avant de leur établir un traitement, il importe de ne pas se tromper de diagnostic. À entendre les jugements hâtifs qui ont été émis, ici ou là, à propos du Hirak du Rif, on constate qu’ils furent foncièrement négatifs. Car, ce qui n’était qu’une revendication sociale, traversée par un phénomène exprimant une panique identitaire, a été rangée du mauvais côté de l’histoire. La marche nationale de dimanche 11 juin 2017 m’a conforté dans la thèse que je développe il y a quelques temps au sujet du Hirak et que j’ai conclue par un appel au Roi sollicitant sa clémence.
Quand j’ai écrit dans la Gazette du Maroc en 1998, à la suite de l’arrestation à Marrakech de jeunes consommateurs de la cocaïne, qu’il fallait élargir ces jeunes gens parce qu’ils sont d’abord des victimes et qu’on devrait plutôt veiller à ce qu’ils se fassent soigner, on m’avait tout simplement traité dans la corporation de journaliste ingénu et en déphasage avec sa société. Les consommateurs de ce poison font partie de cette jeunesse dorée à laquelle, selon mes détracteurs, il ne faudrait plus faire de cadeau. J’avais rétorqué en plaidant pour des approches moins répressives et plus inclusives. À l’époque au sein du cabinet El Youssoufi, les responsables lisaient encore des journaux et assuraient un suivi plus ou moins opérationnel. Les jeunes addictifs, victimes d’une panique de croissance, ont été libérés et soumis à une thérapie conséquente. Comme dans un pays civilisé. Toujours est-il qu’il y a eu réactivité qui se fait de plus en plus rare. Ce qui est largement gratifiant pour un journaliste qui ne fait après tout que son travail de sentinelle.
Vingt ans plus tard, je me trouve en train de recommander la non-violence sur des jeunes qui souffrent apparemment d’une sorte de panique
identitaire. Entre temps ils avaient, sans doute, ouvert des boulevards devant les opportunistes de la politique politicienne qui savent monter la sauce en soufflant sur les braises. La protestation étant un droit constitutionnel, les Houcimis qui en ont usé pendant de longs mois n’ont pas trouvé en face des interlocuteurs, le gouvernement, d’abord de Benkirane et puis de El Othmani, ayant été absent pour des raisons invraisemblables. Les autorités locales avaient pour alibi déculpabilisateur les limites de leurs prérogatives. Le malentendu s’est développé lorsque s’est manifestée chez la population la volonté d’élaborer un discours sur l’identité rifaine pour légitimer ce qui est appelé « Hirak », en fait une revendication socio-économique sur fond de panique identitaire. D’où le recours aux symboles de l’histoire ancienne et contemporaine. En l’occurrence les deux drapeaux de l’Amazighité et de la guerre du Rif.
Mais afin de définir l’identité de tout objet culturel matériel et immatériel, il y a lieu de le territorialiser et de l’historiciser. Il en va ainsi des bannières déployées par les protestataires d’Al Hoceïma.
Il n’existe aucune réglementation nationale ni directives concernant l’identité régionale et ses multiples expressions. Dans ces domaines, on ne peut avoir une réglementation unique et nationale. Les bannières que sortent des tribus à l’occasion de certaines célébrations en disent long sur la tolérance du pouvoir. Mieux! Chez les Chorfas d’Ouezzane, la glorification de leur référence identitaire, en l’occurrence le fondateur de la Zaouia de Dar Dmana, érige ce dernier en égalité dignitaire avec le roi. La mémoire musicale de tout le peuple marocain retient le fameux refrain du regretté chanteur Bouzoubaâ implorant la « Baraka » du grand Chérif en lui attribuant le titre de Sahib Al Jalala (Sa Majesté). Est-ce à dire que cette formulation centenaire trahit des velléités complotistes chez les adeptes de la Zaouia vivant dans de nombreuses régions et jusqu’en Algérie ? Quand on sait que les Ouazzanis furent les premiers alliés de la dynastie alaouite, on ne se pose même pas cette question.
Le Maroc est un empire qui s’est nourri de la diversité de ses composantes avec leurs réalités et leurs mythes.
Et le mythe a toujours été là pour alimenter, parfois grâce au concours d’incroyables circonstances, les convictions et les croyances d’une société.
À Ouazzane, les générations se rapportent une croyance selon laquelle deux souverains ne cohabitent pas. D’où selon la croyance populaire le refus de Hassan II de se soumettre aux préalables de la « Ziara » et donc son supposé boycott de la ville.
Le fondateur de la Cité, fait monarque par le pouvoir divin, n’admettrait dans son giron, raconte-t-on, que des sultans qui lui prêteraient allégeance. Un code non écrit prescrit à ces derniers pour se délester à l’entrée de la ville de leurs chaussures et de leur couvre-chef.
Cette superstition s’est renforcée à la mort de Mohammed V qui venait de visiter Ouazzane sans, évidemment, accomplir le rituel prétendument immunisant.
Hassan II n’est jamais allé dans cette ville montagneuse et enclavée pour vérifier l’assertion. Quant à Mohammed VI il s’y est rendu fréquemment détruisant du même coup cette mystification.
Les réactions administratives et médiatiques face à l’exhibition doivent se conformer aux dispositions constitutionnelles et tenir compte des caractéristiques de chaque région, définie comme entité territoriale. Reste à définir ce qu’est une « entité territoriale » !
La bannière amazighe est-elle un composant majeur du patrimoine rifain ? Et le déploiement du drapeau des « Républiques » de Ben Abdelkrim fait-il partie d’une exhibition culturelle ou d’une revendication sécessionniste ? Et que répondre lorsque certains observateurs se précipitent pour trancher que la seule référence à cette période, certes glorieuse de l’histoire du Maroc, est préjudiciable à la nation et à l’Etat-nation qu’est le royaume aujourd’hui.
Or, ce qui est désigné comme entité amazighe et « Républiques du Rif » font référence à deux époques lointaines où cette région a connu des développements différenciés dans le temps. La première remonte à l’Antiquité et à la première partie du Moyen âge : elle couvre, selon les historiens et les archéologues, les territoires et le peuple amazigh islamisé. C’est essentiellement cette culture qui va coloniser l’Andalousie, d’où le terme « mauresque » pour la désigner. C’est à travers l’exploration de cette phase historique que l’on peut apprécier les racines culturelles de cette région et son patrimoine. Ce qui explique aussi la dextérité et le savoir-faire des habitants de la région en matière de créativité artisanale. Nous savons que tous les bazaristes du royaume sont issus de la région du Rif et en particulier de Taghazout (à ne pas confondre avec Taghazout proche d’Agadir). Cet héritage constitue pour le Maroc d’aujourd’hui un patrimoine de valeur au même titre que les apports des autres affluents juifs, arabes, nègres et plus tard européens. Tout ce patrimoine appartient à la nation marocaine qui s’étend aujourd’hui de la Méditerranée rifaine aux frontières avec la Mauritanie.
Ce qui est appelé nation marocaine n’est ambigu que pour les analystes paresseux, surtout lorsqu’ils sont porteurs de la nationalité algérienne, ce pays que la France avait créé de toutes pièces en amputant les voisins, dont le Maroc principalement, de pans entiers de leurs territoires. Ce terme de nation marocaine désigne plus une culture qu’un empire militaro-administratif qui couvrait des territoires assez vastes, de Tanger à Tambouctou en Afrique en passant par Tlemcen, Alger, Kairouan et Tripoli à l’Est.
Le régime des militaires algériens a parachevé l’oeuvre de détournement du patrimoine historique marocain par le colonialisme français. Dont la prétention de l’appartenance du conquérant marocain de l’Andalousie Tariq Ben Ziad à la tribu berbère Iwalhassen de la région de Tlemcen. Alors que celui-ci est originaire des tribus des Ghomaras du nord du Maroc.
Si on peut considérer que la culture marocaine d’aujourd’hui est la synthèse de cet immense territoire dominé pendant des siècles par les dynasties marocaines alternativement à partir de Marrakech ou de Fès, il y a plus de chance que la régionalisation avancée prenne racine en terre marocaine et que des phénomènes d’autonomie apparaissent non seulement sur les plans d’intégration économique mais aussi culturelle.
Le territoire marocain de la région du Rif d’aujourd’hui en panne identitaire avait le plus pâti du retour du manivelle de l’histoire en subissant la monstrueuse domination espagnole.
Le portrait de Ben Abdelkrim porte le cachet du capital identitaire du royaume
D’habitude, c’est la question identitaire qui revient comme un leitmotiv dans les débats culturels avant de s’élargir à la revendication sociale ! A Al Hoceima, c’est le chemin inverse qui a été pris.
En observant la profusion d’articles traitant de la crise sociale qui secoue la ville de Al Hoceima, on se rend compte que tout débat à caractère social ou économique déborde sur un débat culturel. Ce dernier est aujourd’hui sujet à des enjeux idéologiques où la question identitaire est l’invité permanent. Nous avons assisté, face à l’échec du gouvernement, à des tentatives de récupération du Hirak à travers la proposition de résoudre le blocage. Se sont succédées successivement sur ce registre des démarches de « l’amazighité » ( Assid et compagnie ), de « l’arabité » (Chabat et son Istiqlal) ou de « l’islamité » (Benkirane et son PJD) et la mouvance d’Al Adl Wal Ihssane. Quoiqu’ils se considèrent comme « constantes » inaliénables, ces démarches relèvent du pur idéalisme qui n’exprime que l’ego de leurs auteurs.
Par ailleurs, cet épisode marqué par les remontrances déversées sur les symboles des populations rifaines amazighes ne fait que rappeler les levées de boucliers des autorités contre les prénoms amazighs donnés aux bébés du Rif. On s’en souvient le bannissement de ces repères identitaires avaient provoqué frustrations et récriminations chez les populations. C’est avec beaucoup de retard, en fait il fallait l’avènement de l’ère Mohammed VI, que l’on s’est rendu compte que toutes ces réhabilitations sont positives pour le patrimoine, la diversité culturelle et les dynamiques qui émergent. De la même manière que cette question paraît aujourd’hui si évidente, on ne tardera pas à faire l’unanimité sur le portrait de Ben Abdelkrim. Car celui-ci porte le cachet du «capital identitaire du royaume».
Utiliser le non déploiement du drapeau national et l’usage de bannières historiques pour stimuler la mobilisation chez la population n’est pas contraire à la loi. En donner une interprétation délictuelle relève d’un jugement de valeur strictement personnel qui ne saurait avoir une légitimité. Produisons des lois pour en interdire l’usage si cela paraît nécessaire. Mais ce sera difficile sinon impossible. La régionalisation contemporaine, en effet, s’adosse sur l’usage d’un référent historique pour aider à comprendre les atouts d’une population à même de faire face à des nouveaux enjeux socio-économico-culturels. Toutefois, la valeur du produit ne se mesure pas dans la fidélité à ce référent tiré des temps lointains, mais dans la capacité à répondre aux exigences du contexte d’aujourd’hui, tant juridique et social que territorial et urbain. Utiliser le même objet pour la production d’une historiographie déformée et instrumentalisée constitue une erreur et une démarche dangereuse. Car, cela relève d’une volonté purement idéologique d’institutionnaliser un moment historique, choisi arbitrairement, comme « réminiscence et renaissance », autrement-dit, comme cherche une minorité, pour le moment, à en faire le fondement unique de la production culturelle pour les régions du Rif et du Sahara.
Puisque Ben Abdelkrim était, en effet, un Berbère à la tête d’une armée de rifains mais aussi de tribus non rifaines sous l’étendard de l’islam, et que dans sa victoire, il a déclenché une reconnaissance nationale et que s’installe dans les territoires du Rif l’épicentre de cet engouement, rien n’empêche son intégration comme l’un des refondateurs de l’identité marocaine d’aujourd’hui et de demain, au même titre que Mohammed V, Allal El Fassi, Mehdi Ben Barka et bien d’autres.
La bataille d’Anoual comme l’épopée qui a conduit à l’indépendance du Maroc constituent depuis belle lurette un patrimoine à valeur universelle, appartenant aujourd’hui aux Marocains.
Gouvernement et classe politique ont fait une mauvaise lecture de cette panique identitaire. Dans ce contexte, il convient de préciser qu’il est erroné de reprocher à l’Etat d’avoir eu une gestion sécuritaire de la crise. La présence sécuritaire s’imposait dès l’éclatement des événements. Par contre, ce gouvernement, qui s’est tardivement manifesté, va collectionner les erreurs de communication. Sa majorité a commis l’impardonnable maladresse de stigmatiser le hirak et l’ensemble des habitants.
En politique, vaincre c’est convaincre. Hélas, les ministres partis rencontrer les protestataires n’ont pas su nouer le contact idoine et restaurer la confiance nécessaire en prêtant l’écoute souhaitée. Ils n’ont pas été audibles. D’où l’échec de la mission.
Mais toutes ces considérations ne doivent pas occulter une question qui jaillit du coeur de cette panique politique qui s’est subitement emparée de toute la sphère politico-médiatique: comment un individu n’ayant pas de formation politique, ayant un discours si peu structuré et parfois incohérent, manifestement impulsif et peu imprégné d’une vision politique conséquente, peut-il mobiliser autant de personnes?
La réponse qui s’impose est celle de l’écosystème politique qui lui est favorable. La faiblesse des partis, censés être des structures d’encadrement, d’engagement et de médiation, est compensée par l’arrivée sur la scène de nouveaux leaders aux formations approximatives. Des Zefzafis capables de harraguer les foules avec des slogans et des incursions superficielles dans l’histoire. La mission est d’autant plus aisée lorsque la majorité des partis, pour ne pas dire tous, sont perçus comme des partis administratifs. On l’a bien vu à Al Hoceima, sur le terrain: les partis et les syndicats sont complètement absents. Ce qui trahit en quelque sorte la non conformité de la carte politique expédiée à Rabat avec la réalité.
Ce vide politique devrait inquiéter. Il est tellement grand que Zefzafi, dont personne ne saurait mettre en question la sincérité ni d’ailleurs les flagrantes limites et les déficiences, y trouve une place visible avec un bagage intellectuel négligeable mais qui permet à des ténors de l’écurie politique nationale de s’accrocher à ses basques en essayant de rebondir et sortir de leur isolement. N’est ce pas le cas, ces temps-ci, de Benkirane et Chabat?
Ce qui importe le plus à présent est de savoir jusqu’à quand va durer cette panique politique et comment faire face aux contagions inévitables de la panique identitaire qui ne manqueront pas de se produire au cours des prochaines années dans des régions insoupçonnables jusqu’ici. A mesure que le Maroc collectionne les succès économiques et politiques en Afrique et ailleurs.
Car, n’oublions pas qu’au sein d’une grande partie de la population s’est développé un sentiment d’injustice à cause des inégalités. Tous ceux qui vivent la misère, la marginalisation et l’enclavement dans les régions défavorisées sont parfaitement au courant de toutes les avancées connues ailleurs à Rabat et Casablanca. On peut donc développer le sentiment légitime d’une gouvernance sélective et exclusive qui a offert aux plus faibles une école publique inefficace alors que les écoles performantes sont chères et réservées à une élite…
Allons-nous subir, dans l’immobilisme d’une classe politique, l’affaiblissement de la confiance et la montée du sentiment que les jeux sont faits et que les chances ne sont pas les mêmes pour tous?
La persistance du chômage des jeunes qui grimpe consolide cette vision pessimiste et dessine des horizons funestes pour des générations convaincues d’avoir été sacrifiées.
Pour autant, les Marocains ne sont pas des défaitistes. Ils tiennent à leur pays, à sa stabilité. Ils sont conscients des progrès accomplis ces dernières années. Il existe une majorité silencieuse qui est indignée par les événements en cours, en même temps qu’elle comprend la légitimité des revendications. Elle est pour la fermeté et non pour la violence. Mais elle refuse l’instabilité, l’aventure, le saut vers l’inconnu. Et pour abréger ce mauvais tournant elle tourne son regard vers le Roi comme pour le solliciter pour qu’il intervienne afin d’apaiser les uns et les autres.