Défense. Les prémices de la future industrie marocaine de l’armement
Le Maroc nourrit de nouvelles ambitions en matière d’armement et amorce dans le processus de modernisation de la politique de sa défense nationale. Dans le prolongement de ses efforts d’émergence industrielle, il a ainsi ouvert la voie à des investissements dans l’industrie de l’armement. Voilà quatre mois qu’il a fini de poser les jalons de cette future industrie pour encadrer et soutenir sa montée en puissance et contribuer à sa pérennisation. Depuis, comment cet écosystème local est-il en train d’être mis en place ? Quels sont les atouts du Maroc pour pousser des puissances militaires à délocaliser leurs industries au Maroc ? Quid des possibilités offertes aux investisseurs privés pour s’y lancer ?
Après l’automobile, l’aéronautique, le Maroc veut se doter d’une industrie de défense pérenne. Alliant l’acte à la parole, le Royaume a connu, fin juin 2021, l’entrée en vigueur de la loi n° 10-20 relative aux matériels et équipements de défense et de sécurité, aux armes et aux munitions, avec la publication au Bulletin Officiel du décret d’application. Ce nouveau dispositif juridique est venu ainsi encadrer la mise en place d’une base industrielle et technologique de défense marocaine.
Branche du secteur industriel consacrée à la fabrication et au commerce d’équipements destinés principalement aux organes de sécurité et de défense, l’industrie de défense s’avère très complexe. «Hormis les pays du Nord, disposant d’une longue histoire en production d’armement, des pays en développement commencent graduellement à s’y intégrer. Des expériences réussies démontrent qu’il s’agit, certes, d’un processus laborieux exigeant une bonne compréhension des enjeux des industries de défense ; néanmoins, il constitue un levier de développement important. L’élaboration d’un cadre juridique, qui soit clair, détaillé et holistique, est un préalable indispensable en la matière», souligne Rachid El Houdaigui, Senior Fellow au Policy Center for the New South et Dr. Abdelhamid Bakkali, Chercheur en Relations internationales, qui ont étudié ce nouveau régime juridique de l’industrie de défense au Maroc. Quels atouts alors pour le Maroc ?
Un cadre juridique incitatif
Le nouveau cadre juridique a tout pour attirer les investisseurs du Royaume et de l’étranger. Les dispositions de ce texte ouvrent la voie à la création d’unités industrielles privées. À ce titre, des mesures incitatives ont été adoptées. Elles permettent aux futurs investisseurs de bénéficier des régimes économiques en douane, de l’exonération de la TVA sur les ventes aux organes publics chargés de la défense et de la sécurité, de la possibilité de dérogation à la règle du capital marocain majoritaire et, enfin, de l’appui du dispositif de soutien à l’investissement qui sera élaboré dans un cadre conventionnel, conjointement par les autorités gouvernementales chargées respectivement de l’Administration de la Défense Nationale, de l’Intérieur, des Finances et de l’Industrie. Les opérateurs sont d’ailleurs les seuls autorisés à acquérir de tels équipements sur le territoire national selon cette nouvelle législation qui encadre également le transport et les exportations de ces produits classés en trois catégories.
Stéphane Burton : PDG de Sabena Aerospace
« Nous produisons à Casablanca des assemblages pour les avions Airbus et Dassault Aviation depuis 2012 et nous envisageons de développer davantage cette activité. En termes de maintenance aéronautique, nous avons également des liens forts avec le pays car nous avons modernisé, en étroite collaboration avec les FAR, leurs flottes Mirage F1 et Alphajet. Une expérience très réussie qui n’a laissé que de bons souvenirs aux deux parties ».
À cet effet, des autorités administratives ont été désignées compétentes pour instruire et accorder les autorisations aux requérants répondant aux conditions d’éligibilité prescrites. L’État s’arroge le droit de modifier, suspendre ou retirer les autorisations en cas de besoin. Les autorités compétentes sont aussi chargées de contrôler les bénéficiaires des autorisations et peuvent décréter des sanctions administratives. Les sanctions peuvent être aussi des répressions pénales qui, sans préjudice des sanctions pénales plus graves, peuvent consister en des amendes ou amendes et réclusions, selon la nature et la gravité de l’infraction. Dans le détail, la première catégorie englobe les équipements et armes destinés aux opérations militaires, ainsi que les systèmes informatiques et outils de surveillance ou de communication. La deuxième catégorie concerne les produits destinés à la préservation de l’ordre et la sécurité publics, tandis que la troisième porte sur les armes et munitions utilisées dans la chasse ou le tir sportif.
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Il faut dire, que cette nouvelle feuille de route qui devrait aboutir à la création d’une industrie de la défense dans le Royaume, vient capitaliser sur l’approche fondée sur des « écosystèmes » dans le cadre du plan Emergence, qui a permis de donner un vrai coup d’accélérateur au secteur industriel marocain.
Des enjeux énormes !
En effet, cela fait quatre ans que la réflexion est menée pour monter un écosystème industriel dans l’armement. Du coup, les synergies seront déployées avec les industries automobile et aéronautique. L’enjeu est de réduire la dépendance du Royaume vis-à-vis des achats à l’étranger et d’alléger substantiellement la facture de l’Etat liée à l’acquisition d’armes et d’équipements militaires.
«Il est temps pour le Royaume du Maroc de saisir cette opportunité historique qui caractérise la redynamisation du marché des armes. Une telle opportunité ne se justifie pas seulement par les considérations socio-économiques, au demeurant légitimes et de grande importance, mais aussi par des considérations liées à son autonomie stratégique (…). Le dispositif juridique qui prévalait avant juin 2020 était non seulement vieux de huit décades, mais incapable de couver l’éclosion d’une BTID nationale. En adoptant la loi n° 10-20 et son décret d’application, le Maroc a décidé d’entrer dans la communauté restreinte des pays producteurs de matériels de défense et de sécurité», analysent Rachid El Houdaigui et Dr. Abdelhamid Bakkali.
Selon ces derniers, plusieurs expériences réussies, parmi des pays considérés naguère comme en voie de développement, peuvent servir de modèle au Maroc. « Le cas de la Turquie est édifiant à cet égard et mérite d’être contextualisé et théorisé. En effet, à peine démarrée au milieu des années 1980, la BITD (Base industrielle et technologique de défense) turque s’affirme désormais comme un outil au service des ambitions diplomatiques d’Ankara, ainsi que comme une source de revenus non négligeables pour un pays qui aspire au statut de puissance régionale émergente», estiment-ils.
En tout cas, ce n’est pas le ministre de la Défense turc qui dira le contraire : faisant référence à l’opération turque en Syrie de 2018, ce responsable déclarait que 91% des munitions utilisées ont été développées et produites sur notre sol. «Nous disposons des capacités nécessaires pour la fabrication de 97 % des munitions employées lors des opérations terrestres et pour la production de 98% des munitions utilisées lors des opérations aériennes», affirmait-il.
Des opportunités à saisir aussi
Pour commencer, le Maroc fait déjà des acquisitions des brevets d’invention (auprès de la Chine, de l’Inde, du Pakistan, du Brésil et de la Corée du Nord) afin de créer des joint-ventures avec ses principaux fournisseurs, l’intérêt étant de garantir en amont le transfert de savoir-faire et de technologie pour déployer les fondamentaux d’une base industrielle militaire qui assurera également les opérations lourdes de maintenance. Aujourd’hui, certains analystes estiment que l’industrie de défense mondiale est entrée dans une phase de restructuration depuis la fin de la Guerre froide. Cette rupture stratégique est catalysée par une dynamique d’ouverture des marchés et l’exacerbation de la concurrence mondiale. De nouveaux entrants à forts avantages compétitifs se sont trouvés favorisés. En témoignent les statistiques 2020 publiées par l’Institut International de Recherche sur la Paix de Stockholm (SIPRI) en décembre 2021.
Si on y distingue que les puissances occidentales qui continuent de dominer le classement Top 100 en matière de production d’armement et de fourniture de services militaires, on y note également qu’une dizaine de sociétés de défense indexées appartiennent à quatre pays émergents, en l’occurrence Israël (3), Corée du Sud (4), Turquie (2) et Singapour (1). Agrégées, les ventes d’armes des entreprises du Top 100 basées en dehors des États-Unis (41 entreprises), de la Chine (5), de la Russie (11) et de l’Europe (26 entreprises) s’élèvent à 43,1 milliards de dollars en 2020, soit une augmentation de 3,4 % depuis 2019. Cela représente 8,1 % du total du Top 100. Ainsi, les ventes d’armes des trois entreprises israéliennes figurant dans le Top 100 s’élèvent 10,4 milliards de dollars, soit 2,0 % du total.
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Les ventes d’armes agrégées des cinq entreprises japonaises du classement s’élèvent à 9,9 milliards de dollars en 2020, soit 1,9 % du total. Quatre entreprises sud-coréennes ont été incluses dans le classement. Leurs ventes d’armes combinées s’élèvent à 6,5 milliards de dollars en 2020, soit une augmentation annuelle de 4,6 %. Les ventes d’armes combinées des trois sociétés indiennes du Top 100 ont augmenté de 1,7 %. L’enjeu économique n’est pas des moindres, au vu de l’ampleur et de l’accroissement continu des dépenses militaires mondiales qui s’élèvent, actuellement, à environ 1981 milliards de dollars, d’après le SIPRI.
Une autre opportunité favorise l’arrimage de nouveaux entrants, comme le Maroc, à ce secteur à fortes retombées socio-économiques et de transfert technologique. Il s’agit de l’externalisation croissante de l’industrie d’armement où les leaders mondiaux, maîtrisant l’ensemble d’une production militaire, sont désormais enclins de sous-traiter certaines activités connexes pour pouvoir se spécialiser dans le cœur de métier. Cette démarche de focalisation relevant du management stratégique, s’inscrit dans le cadre de la quête permanente de l’avantage compétitif. «Afin de dominer leur secteur de production, les grands donneurs d’ordres mondiaux acceptent désormais une nouvelle division de travail sur l’échiquier de l’industrie de défense mondiale, en côtoyant une myriade de sous-traitants situés principalement dans les pays émergents. Un pays comme le Maroc dispose des atouts pour s’assurer une place confortable dans ce secteur très dynamique», constatent Rachid El Houdaigui et Dr. Abdelhamid Bakkali.
Un terrain déjà balisé
A ce niveau, en effet, le Royaume semble avoir déjà pris les devants pour la mise en place de cette BITD. Il dispose déjà, d’un portefeuille de grands groupes industriels au sein de l’écosystème aéronautique qui comptent des divisions dédiées à la Défense, à l’image de Boeing (N°3 mondial de l’armement), d’Airbus (11ème mondial), de Thales (14ème mondial) et de Safran (25ème mondial), ou encore avec des opérateurs automobiles comme Renault Truck ou Scania Maroc. Il y a trois ans également, SABCA (Société anonyme belge de constructions aéronautiques) et Sabena Aerospace, choisissaient le Maroc comme hub régional pour leurs activités. Les deux entreprises ont signé, en effet, le 26 novembre 2018 à Casablanca, un mémorandum d’entente dans le but de créer un acteur régional majeur et indépendant dans la maintenance, la réparation et la modernisation (MRO&U) d’aéronefs militaires.
Ainsi, à travers la filiale SABCA Maroc, c’est l’avion de transport militaire Lockheed C-130 qui sera ciblé. Une mission à la portée, puisque Sabena Aerospace est l’une des premières sociétés au monde à avoir été certifiée, en 1976, par Lockheed pour la maintenance de l’avion. La plateforme commune adressera, dans un deuxième temps, des plateformes bien connues de SABCA telles que le F-16, l’Alphajet, le Mirage F1 et les hélicoptères Agusta A109. Les services seront naturellement proposés en priorité aux Forces Royales Air du Maroc. Cependant, l’intention de SABCA et de Sabena Aerospace est d’étendre leur offre à d’autres pays de la région. « Le choix du Maroc pour installer cette nouvelle base s’est rapidement imposé. L’expérience acquise au travers de notre filiale SABCA Maroc est très positive : la main d’œuvre est de qualité, le gouvernement encourage le développement de l’industrie et nos deux pays souhaitent renforcer leur collaboration», justifie Thibauld Jongen, PDG du groupe SABCA.
L’autre groupe belge, Sabena Aerospace, a également des liens historiques forts avec le Maroc. «Nous produisons à Casablanca des assemblages pour les avions Airbus et Dassault Aviation depuis 2012 et nous envisageons de développer davantage cette activité. En termes de maintenance aéronautique, nous avons également des liens forts avec le pays car nous avons modernisé, en étroite collaboration avec les FAR, leurs flottes Mirage F1 et Alphajet. Une expérience très réussie qui n’a laissé que de bons souvenirs aux deux parties», souligne, pour sa part, Stéphane Burton, PDG de Sabena Aerospace.
Le géant chinois China North Industries Corporation (Norinco), N°7 mondial de l’armement, qui vend des chars, des blindés, de l’artillerie, des armes et du matériel de maintien de l’ordre, s’est implanté récemment dans le Royaume. Après l’accord de coopération sécuritaire, signé entre le Maroc et Israël le 24 novembre 2021, une co-entreprise pour la fabrication de drones va voir le jour dans le Royaume. Selon «Shephard Media», une publication basée à Londres, spécialisée dans les questions de défense, l’accord a prévu la construction de deux usines de drones au Maroc. «Rabat et Tel Aviv se préparent à construire deux usines de fabrication de drones au Maroc, potentiellement dans le nord-est et le sud du pays», a indiqué la publication, citant des sources israéliennes, et précisant que ces drones qui seront fabriqués sous licence, seront capables de missions de frappe et de collecte de renseignements. Ce projet industriel commun intervient après plusieurs mois de négociations avec la société israélienne BlueBird Aero Systems, détenue à 50% par Israel Aerospace Industries, une firme de construction aéronautique aux technologies les plus avancées, dont la présidence du conseil d’administration a été confiée récemment à Amir Peretz, Ancien ministre israélien de la Défense, né à Bejaâd au Maroc, rapporte Shephard Media.
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Un des principaux alliés des États-Unis en dehors de l’Otan, le Maroc, peut compter outre Israël, sur le pays de l’Oncle Sam qui domine toujours la production mondiale d’armes. La coopération stratégique entre le Royaume et les États-Unis d’Amérique a été couronnée, en octobre 2020, par la signature d’un mémorandum d’entente traçant la feuille de route décennale «2020-2030», pour la consolidation des relations bilatérales dans le domaine de la défense. Certaines indiscrétions évoquent par ailleurs, des négociations avancées avec les Etats-Unis pour accompagner la mise en place d’unités de productions. Ainsi, dans le cadre d’un accord signé il y a dix ans, la fabrication nationale d’armes pourrait reposer sur certaines technologies américaines. Rappelons qu’aujourd’hui, seuls cinq pays dont la Corée du Sud, ont cette possibilité. Logique aussi que le Maroc qui est un excellent client de l’industrie d’armement américaine, commence à conditionner l’octroi des marchés militaires aux entreprises à la création d’usines d’armement et de matériel militaire sur son sol.
La question du financement n’est pas en reste, puisqu’un accord de coopération militaire et technique conclu avec l’Arabie Saoudite prévoit un plan d’aide pluriannuel de 22 milliards de dollars destinés à soutenir la formation, la logistique et l’industrie locale d’armement. L’annonce avait été faite par Ryad lors de la 2ème commission bilatérale, qui s’est tenue à Rabat le 3 et 4 décembre 2020.