Economie : « Nous ne prenons pas suffisamment de risque »
Selon le professeur El Malki, l’ambition marocaine au développement s’est heurtée à des rivalités politiques peu productives dans les premières années de l’indépendance. Aujourd’hui encore, l’économie nationale fait face à des maux comme la faillite du système de formation, l’absence de prise de risque, le maintien d’une économie de rente et des modèles de développement défaillants. A cela, s’ajoutent l’absence de cohérence et d’une vision d’ensemble dans les politiques sectorielles pour construire une économie intégrée.
Challenge. Pensez-vous qu’une réussite de type coréen, turc ou même de type brésilien, indien ou chinois soit possible pour l’économie nationale?Tarik El Malki. Le Maroc, dans les années 1960, était doté des mêmes caractéristiques que la Corée, si ce n’est un territoire plus grand, à savoir une population jeune, une élite instruite et éduquée et une ambition collective. Cette ambition s’est fracassée sur un fond de luttes politiques que le Maroc a connu et qui ont fait perdre au pays trente précieuses années à travers lesquelles peu a été fait sur le plan économique. Si l’on ajoute à cela la faillite du système éducatif, qui a permis jusqu’aux années 1970 de produire les élites du pays, et aujourd’hui en panne et sinistré à cause des choix malheureux effectués dans les années 1980 ; la corruption, devenue consubstantielle à notre société; le développement de l’économie de rente et des oligarchies en lieu et place du développement industriel. Nous avons là les explications de notre stagnation économique depuis un demi-siècle.
C. Comment évaluez-vous la cohérence et l’intégration des plans de développement sectoriels ?
T.E.M. Certes, une timide tentative de mise en place d’une stratégie industrielle a été élaborée en 2005, des stratégies sectorielles dans l’agriculture, l’artisanat, la pêche, etc, ont été mises en place. Mais ces stratégies n’ont pas encore véritablement porté leurs fruits. Les raisons sont multiples : ces stratégies sont disparates et fonctionnent de manière isolée alors qu’il faudrait que ces plans sectoriels soient intégrés dans une stratégie économique plus globale qui fonctionne de manière coordonnée avec des objectifs clairs et précis.
C. A votre avis, est-ce que les industriels marocains prennent suffisamment de risque et est-ce que le système de formation est aujourd’hui à même de favoriser la productivité de l’entreprise ?
T.E.M. Vous soulevez des points cruciaux pour améliorer la compétitivité. Les mesures d’accompagnement, surtout en ce qui concerne les ressources humaines, font souvent défaut (la cause en est la faillite de notre système éducation-formation) ; certains éléments du climat des affaires, tels que l’accès au financement, le foncier, ou encore la justice, sont des obstacles à l’investissement. Un autre élément explicatif de cet échec relatif, et qui à mon sens peut jouer un rôle déterminant, est la relative absence de prise de risque de la part des opérateurs économiques. En effet, nous avons une classe d’entrepreneurs frileux qui sont allergiques à toute prise de risque et qui préfèrent investir dans des secteurs garantissant des marges commerciales importantes et à faible valeur ajoutée, tels que l’immobilier notamment. Alors que nous avons besoin de chefs d’entreprises qui investissent dans l’industrie. C’est un peu ce qu’on appelait à l’époque en Amérique Latine la bourgeoisie « comprador ». Or, un développement économique ne peut se faire sans une certaine dose, calculée bien sûr, de risque. Cette aversion au risque peut s’expliquer tant par des facteurs culturels, qu’institutionnels.
C. Les gouvernements se succèdent, mais on a l’impression qu’ils viennent chacun avec ses propositions et des mesurettes. Est-ce qu’on peut parler de modèle de développement ?
T.E.M. On peut dire que l’échec du modèle de développement de notre pays tient au fait que nous n’avons pas de modèle justement. En économie de développement, il existe principalement deux modèles de croissance. Le premier, dit extraverti, est qui est basé principalement sur le développement des exportations qui permet à un pays de gagner en compétitivité et de créer de la valeur ajoutée économique et gagner ainsi des points de croissance. C’est le choix effectué depuis les années 1970-1980 par la plupart des pays asiatiques (Chine, Japon, Corée, Inde, etc.). Les résultats sont probants. Le second type de croissance est celui tiré par la demande intérieure. Mais encore faut-il que le marché intérieur soit important, que le pouvoir d’achat des ménages soit substantiel, qu’il y ait une véritable politique active de revenus dans le pays etc. C’est le choix que fait actuellement le Brésil ou encore la Chine dont le marché intérieur potentiel dépasse le milliard d’habitants. Ce modèle doit se baser sur une classe moyenne qui a des revenus pour consommer les produits fabriqués localement, et sur une épargne intérieure à même de catalyser l’investissement.
C. Généralement, pour assurer la croissance il faut s’appuyer soit sur la demande intérieure, soit sur les exportations ?
T.E.M. Malheureusement, en ce qui concerne le Maroc, force est de constater que les deux moteurs de la croissance sont en panne : d’un côté on assiste à une baisse de la demande extérieure à cause de la crise secouant l’Europe (principal partenaire commercial), ce qui explique le déficit devenu structurel de notre balance commerciale, et d’un autre côté nous assistons à une baisse de la demande intérieure, conséquence de la baisse du pouvoir d’achat des ménages.
C. Est-ce que dans l’histoire économique mondiale, un pays a réussi son émergence ou son développement en maintenant un déficit aussi important de sa balance commerciale?
T.E.M. Un pays peut réussir son émergence en creusant son déficit budgétaire à travers l’investissement public, et en faisant jouer l’effet multiplicateur keynésien. Ce sont les plans de relance mis en place après la crise de 2008 par les pays de l’OCDE afin de soutenir la croissance.
En revanche, aucun pays ne peut réussir son développement avec une balance commerciale déficitaire. En effet, le creusement du déficit commercial signifie une perte de compétitivité pour l’économie, ce qui se traduit souvent par des destructions d’emplois et donc de richesses. Le Maroc entre dans ce cas de figure. Dans la mesure où le marché intérieur ne peut à lui seul garantir la croissance économique, nous n’avons pas d’autre choix que de «booster» au maximum nos exportations. Le problème de notre économie est que nous souffrons de ce que l’on pourrait appeler «une croissance sans emplois ».
C. Pourquoi estimez-vous que la croissance se fait au-détriment de l’emploi, alors que le gouvernement ne cesse de se vanter des excellents chiffres sur l’emploi.
T.E.M. Ce n’est pas moi qui le dit, mais ce sont les données officielles. Les chiffres de la création d’emplois au titre de 2012 (1000 emplois nets créés selon le HCP alors que nous avons besoin de 150.000) illustrent cet état de fait. Les prévisions de croissance pour 2013 (4.9% selon le Centre Marocain de conjoncture) montrent que celle-ci est tirée principalement par l’exceptionnelle saison agricole. L’enjeu est d’atteindre un nouveau seuil de croissance (atteindre un taux de croissance de l’ordre de 7-8% par an au lieu de 3.5-4% aujourd’hui). En somme, nous avons besoin d’une croissance « compétitive » qui soit tirée par l’export. En effet, les indicateurs de notre position internationale sont alarmants en termes de taux de couverture, de déficit du compte courant, de la balance des paiements ou des réserves de change.
C. Certains estiment qu’il est impératif de construire des filières intégrées à fort contenu technologique. Quel est votre avis sur la question et que faut-il d’autre ?
T.E.M. Aussi, un certain nombre de réformes s’imposent. Tout d’abord, il est nécessaire de travailler en amont sur des filières à l’export qui soient intégrées, et à fort contenu technologique, de développer l’offre exportable et de diversifier nos débouchés (marchés pertinents). Pour cela, il faut miser sur l’innovation à travers la R&D. Ensuite, des réformes d’ordre structurel doivent être menées avec courage. A titre d’exemple, la réforme du climat des affaires afin de ramener la confiance des opérateurs s’impose, la réforme de la justice, de l’éducation, ainsi qu’une réforme de la fiscalité s’imposent également. De la même manière, il serait également temps d’entamer un débat sur la dévaluation du dirham, celle-ci serait de nature à améliorer substantiellement notre compétitivité à l’export. Enfin, une évaluation de l’impact des accords de libre-échange signés par le Maroc s’impose afin de mesurer l’impact de ces ALE sur le système productif marocain en termes de destruction/création.
C. Vous dressez un tableau assez noir. Etes-vous quand même un peu optimiste ?
T.E.M. Je reste très optimiste pour notre pays à condition que l’on utilise tout notre potentiel. Nous considérons que le Maroc recèle un potentiel de croissance très important qui ne demande qu’à être libéré. De plus, nous jouissons d’une position favorable à tous points de vue dans le monde arabe au regard de ce qui se passe chez nos voisins. Aussi, pour que le Maroc retrouve enfin le chemin d’une croissance qui soit durable et inclusive, notre économie doit se libérer de ses carcans, de ses pesanteurs et entamer un processus de mue irréversible de nature à l’inscrire de manière définitive dans la modernité et la mondialisation.