Enquête. La fièvre du bitcoin au Maroc
Malgré leur interdiction, la montée de l’intérêt pour le Bitcoin est grandissante chez les Marocains. Selon une récente étude qui a ciblé 10 000 marocains, il ressort que 21% de cet échantillon possèdent des cryptomonnaies. Le volume des transactions effectuées s’intensifie sur les plateformes d’investissement en ligne dédiées aux cryptomonnaies. Rien que sur un seul site, les Marocains y font hebdomadairement des transactions de plus de 2 millions de DH. Challenge se penche sur ces bitcoiners qui opèrent dans la clandestinité. Qui sont-ils ? Comment procèdent-ils ? Pourquoi est-il interdit au Maroc ? Que risquent ces utilisateurs ?
En un an, le cours du Bitcoin a été multiplié par six pour atteindre plus de 67.000 dollars l’unité. Un envol spectaculaire qui s’accompagne d’une crédibilité nouvelle apportée par des investisseurs célèbres, comme Elon Musk. L’entreprise de ce dernier, Tesla, constructeur automobile de voitures électriques et le groupe BlackRock, une multinationale américaine spécialisée dans la gestion d’actifs, ont investi dans cette cryptomonnaie pendant que Visa, Mastercard et PayPal commencent doucement à intégrer celle-ci dans leurs moyens de paiement, et quelques-unes des plus grosses banques mondiales, comme Morgan Stanley, JP Morgan ou BNY Mellon, autrefois très réfractaires, s’y sont très récemment ouvertes. Des signaux qui ont participé à l’envolée de la première des cryptomonnaies. Et avec elle, l’ensemble de ces devises d’un nouveau genre en profitent.
Dans le Royaume où les cryptomonnaies ne sont pas encore les bienvenues, cet élan n’échappe pas à beaucoup de marocains : de plus en plus d’amateurs achètent, par petites touches, des fragments de Bitcoins en quête d’un placement rentable. Quatre ans après avoir formellement interdit les transactions en monnaie virtuelle qui constituent encore une infraction à la réglementation des changes du pays, la décision n’a finalement eu qu’un faible pouvoir dissuasif sur les jeunes marocains, qui sont de plus en plus nombreux à succomber à la tentation des cryptomonnaies. A en croire les chiffres de la plateforme finlandaise LocalBitcoins, populaire au Maroc pour sa facilité à y échanger des fonds, le Royaume fait partie des quatre pays africains où le Bitcoin est le plus échangé et se classe au premier rang en Afrique du Nord. Rien que sur ce site, les Marocains y font hebdomadairement des transactions de plus de 2 millions de DH en cryptomonnaies (voir graphe et interview). Résultat des courses : dans la région MENA, le Maroc se classe au deuxième rang, derrière l’Arabie Saoudite et devant l’Egypte.
Il faut dire qu’en raison de la nature décentralisée des cryptomonnaies, il est difficile de les interdire sur le terrain ou même de restreindre leur utilisation. Selon un expert de cryptomonnaies, «aucun pays n’en a les moyens, si ce n’est de couper internet». Quoi qu’il en soit, pour contourner l’interdiction, beaucoup utilisent des plateformes d’échange pair-à-pair, communément appelées de gré-à-gré, tels que LocalBitcoins, Paxful ou Bisq qui offrent, entre autres moyens de paiement, le paiement en cash pour réaliser des transactions de Bitcoins. Sur ces plateformes, le vendeur de Bitcoin affiche son offre. L’acheteur entre en contact avec lui et ils se mettent d’accord sur le mode de paiement de la transaction. Celle-ci se fait le plus souvent en cash. L’avantage de ce mode de paiement pour les Marocains, est qu’il leur permet d’effectuer des transactions sans avoir à partager leurs données personnelles. Par exemple, un petit tour sur Localbitcoins montre combien les offres en DH font légion. Ce n’est pas un hasard, si le Maroc figure dans le Top 40 mondial pour l’activité d’échange de Bitcoins. D’après une récente étude qui a ciblé 10 000 Marocains, il ressort que 21% de cet échantillon possèdent des cryptomonnaies.
Parallèlement, ils sont nombreux également, à produire du Bitcoin en s’impliquant dans une activité de «minage», dont le terme désigne le procédé par lequel les transactions dans la cryptomonnaie sont sécurisées. L’attrait principal pour de nombreux mineurs, est la perspective de recevoir une récompense par des Bitcoins. A cette fin, les mineurs effectuent avec leur matériel informatique des calculs mathématiques pour le réseau Bitcoin. Et ils reçoivent des Bitcoins en contrepartie de leurs services à travers cette opération. Ces mineurs marocains de Bitcoins qui opèrent dans la clandestinité, minent avec un ou plusieurs ordinateurs ou encore des smartphones, chargés de valider les transactions et de sécuriser le réseau (voir par ailleurs). Certains, pour rentabiliser leur investissement en augmentant leur chance de valider le maximum de transactions, vont jusqu’à se constituer en pool de « mineurs », afin de mutualiser la puissance de calcul des ordinateurs du groupement et divisent les bénéfices générés en fonction de la contribution de chacun.
L’engouement mondial pour les cryptos interroge, alors que les transactions en monnaie virtuelle sont formellement interdites au Maroc. Rappelons que les autorités financières locales (Bank Al-Maghrib, l’Office des changes et l’AMMC) ont tranché sur la question depuis le 21 novembre 2017 à travers un communiqué conjoint, «mettant en garde» les citoyens quant à l’utilisation de la cryptomonnaie.
Lors d’une conférence de presse tenue le 18 juin 2019 suite au conseil trimestriel, le Wali de la Banque centrale, Abdellatif Jouahri, a déclaré que «nous avions dit qu’on n’avait pas de texte pour interdire, et qu’on a pris le biais de la protection du consommateur pour sortir notre communiqué. A ce moment-là, les organisations internationales, et en particulier le FMI, avaient la même position…» Et de poursuivre : « Devant ces évolutions, et puisque nous avons adapté notre feuille de route digitale, nous avons inclus dans le cadre de cette réflexion la cryptomonnaie. Et la meilleure approche, c’est de nous mettre en contact avec les banques centrales qui se sont déjà lancées là-dedans, pour leur demander de nous expliquer les tenants et les aboutissants des cryptomonnaies, ce qui nous permettra d’examiner à l’avance ce problème-là ». Depuis cette sortie, rien n’a été dit sur la suite.