Fiscalité : Le diktat des grandes puissances
La domination financière mondiale, régie par des rapports de force, est la principale caractéristique actuelle de la mondialisation/globalisation. L’instrumentalisation politique du droit fiscal international dans un cadre bilatéral par les grandes puissances traditionnelles, a pour finalité la reproduction d’un statu quo conforme à leurs intérêts.
3 mai 2019 : Pierre Moscovici, ancien ministre de l’Economie et des Finances, actuellement Commissaire européen, a pris la parole à Skhirat, lors des 3èmes Assises nationales sur la fiscalité. Son discours a été directement et explicitement menaçant. Récemment, le Maroc a été unilatéralement inscrit par l’Union Européenne (UE), dans la «liste grise» des paradis fiscaux. Et en cas de non suppression de certaines dérogations fiscales perçues comme étant « fiscalement dommageables » pour les Etats de l’Union Européenne, le « gris » pourrait devenir « noir ». Il n’y a pas d’autres termes pour qualifier cette attitude que celui de « menace », ou de « chantage ».
Le PLF 2020 contient plusieurs mesures traduisant la volonté officielle d’abandonner des dérogations fiscales tout en adoptant de nouvelles règles permettant de renforcer la coopération internationale, en vue de faire face au phénomène mondial de l’«érosion des assiettes fiscales nationales».
Depuis la crise mondiale de 2008, les Etats ont bien pris conscience de la menace de la fraude fiscale internationale dont l’un des principaux mécanismes réside depuis longtemps dans la création des paradis fiscaux. Les ressources publiques des Etats, surtout celles provenant de l’impôt sur les bénéfices et les profits, ont tendance à baisser, ce qui contribue à une aggravation des déficits budgétaires et à une baisse des dépenses publiques, surtout dans les domaines dits sociaux (éducation et santé).
Mais, pour autant, le Maroc représente-t-il vraiment sur le plan fiscal une menace pour l’UE ? Qu’en est-il des nombreux paradis fiscaux au sein même de l’UE ? Et qu’est-ce qu’un paradis fiscal ?
Les paradis fiscaux sont assez anciens, intimement liés à la naissance et au développement du capitalisme mondial. Il est possible d’en trouver les premières traces, en Europe, dès le Moyen Âge où les prêteurs ont dû inventer des techniques de dissimulation permettant de contourner les règles religieuses interdisant le paiement d’intérêts.
Plus tard, en Hollande, en Angleterre et en France, sous Colbert (1673), la pratique d’entrepôt permettait de désigner un lieu où un commerçant peut stocker des marchandises destinées au marché local ou national, sans payer d’impôts, jusqu’à ce qu’elles soient mises effectivement à la disposition des clients. Mais, c’est surtout, en 1791 qu’Alexandre Hamilton, Premier ministre des Etats Unis d’Amérique (EUA), a défini, dans « Report on Manufactures », une politique publique de soutien au développement industriel dont l’un des éléments consiste à attirer les investisseurs étrangers, en leur proposant des avantages fiscaux. A cet égard, les dérogations fiscales ont été utilisées comme moyen et non comme fin, pour atteindre l’objectif d’attirer des capitaux nécessaires aux investissements destinés à booster l’industrialisation et donc la croissance économique. Tel n’est pas le cas des paradis fiscaux dont l’avantage fiscal n’est qu’un aspect parmi tant d’autres. En fait, dès le début, il a été question de réconcilier souveraineté et mouvements des capitaux. L’une des solutions adoptées, dès les années 1920, a été la création d’une «économie offshore», c’est-à-dire un espace où les lois (pas seulement fiscales) nationales ne s’appliquent pas, ou moins. Or, cette réconciliation entre souveraineté nationale et internationalisation du capital expose à un risque de remise en cause de l’unité juridique de l’Etat-Nation. En fait, dès les années 1880, la formule de l’offshore va être proposée par les «avocats de New York» (1). Ainsi, sous le conseil d’un avocat d’affaires, le gouverneur Abbet de l’Etat du New Jersey, confronté à des problèmes budgétaires, va proposer un plafonnement des impôts aux entreprises qui viendraient s’installer dans l’Etat qu’il dirige. Ce qui va permettre d’accroitre les revenus de cet Etat. Ensuite, face au succès, l’Etat proche de Delaware fera de même. Le premier pilier des paradis fiscaux venait de naître ainsi aux Etats Unis d’Amérique (EUA). Plus tard, dans les années 1920, des cantons suisses vont s’inspirer de cette pratique, mais sans avoir pour objectif le développement d’activités industrielles. A leur tour, les « juges londoniens » vont contribuer à la consolidation du principe du « moins disant fiscal » par l’invention de la «résidence fictive pour raison fiscale». La loi bancaire suisse de 1934 va enfin adopter comme principe sacrosaint, le secret bancaire, le rendant inviolable, sous peine de poursuites pénales. Et c’est surtout en Suisse que vont se développer des pratiques donnant naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui paradis fiscal. Déjà Voltaire, au 18ème siècle faisait allusion à cette réalité, et déclarait :
« Si vous voyez un banquier suisse sauter d’une fenêtre, sautez derrière lui, il y a sûrement de l’argent à gagner ! ».
Deux siècles après, Alain Vernay (1968) verra dans la Suisse, une sorte de « Croix Rouge fiscale », déclarant : « La Suisse est l’infirmerie de l’argent malade : il vient y trouver les soins et le repos qui hâteront sa convalescence avant un nouveau départ ». Jean Ziegler, sociologue suisse, y consacrera toute une œuvre pour décrire de manière détaillée le vrai rôle financier de la Suisse dans le monde (2). Pas très loin de la Suisse, nous retrouvons le Lichtenstein. Au cœur de l’Europe,
l’on retrouve le Luxembourg.
La City de Londres est bien connue comme première place financière du monde, ayant bâti sa puissance sur les « eurodollars ». Sans compter les Pays Bas, l’Irlande, Malte, Chypre (…). Les paradis fiscaux ensoleillés, situés dans des îles, anciennes possessions coloniales, ne sont que le prolongement naturel de ceux situés au centre de l’UE. La finance mondiale est ainsi devenue une « zone de non gouvernance mondiale ».
En fait, c’est actuellement le meilleur mécanisme permettant aux grandes puissances et à leurs multinationales d’éviter l’imposition d’une bonne partie des bénéfices et profits réalisés dans les pays du Sud accueillant les filiales, à travers notamment les prix de transfert. Sociétés ad hoc ou «Special Purpose Entity» (SPE), International Business Corporation (IBC), Fondation, trusts, Anstalt (hybride entre Fondation et trust), le génie financier, subordonné au capital mondial, s’est mis au service des riches et des puissants pour payer le moins d’impôt. Dans l’affaire Enron, on a pu constater qu’environ 800 de ces types de sociétés ont été enregistrées dans de nombreux paradis fiscaux pour garantir un maximum d’optimisation fiscale au niveau mondial.
Face à ce phénomène dont tirent profit riches, multinationales, financiers (banques, assureurs et fonds d’investissement), professionnels du droit et du chiffre, mais aussi réseaux criminels et terroristes, ainsi que les grandes puissances, quelle est la position des organisations internationales, en particulier celles relevant de l’ONU, cadre multilatéral ?
En fait, bien avant, la Société des Nations, créée après la 1ère guerre mondiale, a abordé, dès 1920, la question des paradis fiscaux, mais assez timidement, dans un contexte mondial dominé par le partage colonial. Après la 2ème guerre mondiale, à l’exception du rapport bien connu, établi par les EUA, sous le gouvernement Carter, par un haut fonctionnaire du fisc, Richard Gordon, lancé sur la piste de la fraude fiscale des multinationales américaines, la question des paradis fiscaux n’a guère attiré l’attention des Etats. Ce n’est qu’en 1998, et surtout avec le groupe d’action financière internationale (GAFI) que l’activité des paradis fiscaux va commencer à faire l’objet d’études et de rapports. Mais, rapidement, l’OCDE d’abord et le FMI et la Banque Mondiale ensuite, vont affaiblir le rôle du GAFI qui avait commencé par établir une première « liste noire », en 1999, identifiant 29 territoires douteux, dont la plupart se situent en Europe. Mais avec la domination de la pensée unique fondée sur l’orthodoxie libérale que défendent les institutions de Bretton Woods (FMI et BM), la concurrence fiscale entre Etats reprend le dessus. Ce n’est qu’à partir de 2006 qu’une nouvelle offensive sera menée, aboutissant notamment à la « Déclaration de Séoul », où on peut y constater la reconnaissance de l’ampleur de la sophistication croissante du phénomène de fraude fiscale internationale et le rôle qu’y jouent les institutions financières, les grands patrons d’entreprises multinationales et les professionnels du droit et du chiffre, au sein de bureaux d’études internationaux en position de quasi-monopole mondial. Y sont aussi explicitement dénoncées clairement les mauvaises pratiques des prix de transfert. Un répertoire des pratiques fiscales agressives est élaboré. Pour la première fois, le recours à des sanctions pénales est prévu. La Cour Européenne de Justice contribue à la production d’une jurisprudence en matière de fraude fiscale internationale et en particulier sur les paradis fiscaux. Un Code de conduite est établi dès 2003, sans pour autant constituer un instrument juridique contraignant. Mais la concurrence fiscale a la peau dure. Elle continue de résister. Ce n’est qu’à partir de la crise internationale de 2008 que les Etats vont commencer à prendre les choses plus au sérieux, mais souvent de manière opportuniste, préférant le cadre bilatéral restreint plutôt que le cadre multilatéral, tendance récemment renforcée avec l’accession de Trump à la présidence américaine.
(1) Christian Chavagneux et Rouen Palan :
« Les paradis fiscaux ». Edition la Découverte. Collection Repères. Economie. Paris. 2007. (128 pages).
(2) Jean Ziegler : « La Suisse lave plus blanc». Edition du Seuil. 1990. (192 pages).