Fiscalite locale : une maladie qui perdure
Nos collectivités territoriales boitent. Car fiscalité d’Etat et fiscalité locale sont faiblement articulées. Comment mettre en œuvre une déconcentration effective, en l’absence de ressources fiscales locales propres, stables et suffisantes ? Comment peut-on espérer construire et développer une démocratie locale, si les collectivités territoriales dépendent étroitement des ressources transférées par l’Etat selon un processus non transparent ? Malgré le signal d’alarme de la Cour des Comptes, dans son rapport sur la fiscalité locale, il y a un an, au mois de mai 2015, les réformes du mode de gouvernance de la fiscalité locale tardent à venir.
Aquoi servent les organes de contrôle, si leurs rapports, et surtout leurs recommandations, ont un impact très faible sur le mode de gestion des divers organismes nationaux ou locaux ayant fait l’objet d’un examen ? Les organes de contrôle, dont la Cour des Comptes, organe de contrôle prévu dans la loi suprême du Royaume, constatent des dysfonctionnements plus ou moins graves, et proposent des pistes d’amélioration ou de réforme. La crédibilité de ces organes de contrôle réside dans la capacité des organismes et des institutions publics contrôlés à se remettre en cause et d’agir pour s’auto-réformer, en s’attaquant aux faiblesses dévoilées.
L’exemple qui illustre parfaitement cette défaillance, est le rapport de la Cour des Comptes sur la fiscalité locale, établi en 2015, dans un contexte exceptionnel où les acteurs locaux sont appelés à assumer pleinement leur rôle et leur responsabilité vis-à-vis des citoyens. Car c’est au niveau local, là où le citoyen observe directement et quotidiennement le comportement des pouvoirs publics, que la confiance peut être solidement reconstruite, de manière irréversible. C’est au niveau local que le citoyen peut aisément comparer le discours et les actes, s’impliquer et agir pour sanctionner, à travers le vote, c’est-à-dire le libre choix de ses représentants et leur contrôle.
L’un des chantiers stratégiques au niveau local est relatif à la création et au développement de ressources propres, surtout fiscales, afin de permettre aux acteurs locaux ou régionaux de s’épanouir politiquement et d’assurer un processus de maturité institutionnelle, où l’autonomie est intimement liée à la responsabilité et à la reddition des comptes.
La fiscalité locale a été réformée en 2007…, sur le papier
Nous avons aujourd’hui 11 taxes au profit des communes urbaines et rurales (voir tableau 2). Mais l’assiette et la liquidation de 3 (taxe professionnelle, taxe d’habitation et taxe de services communaux) de ces 11 taxes, est confiée à la Direction Générale des Impôts, et leur recouvrement est confié aux perceptions relevant de la Trésorerie Générale du Royaume.
Des collectivités locales financièrement mineures
La taxe d’habitation (TH) et la taxe des services communaux (TSC), avec la taxe de lotissement, ne sont pas applicables aux communes rurales. C’est aussi le cas de la taxe sur les terrains urbains non bâtis (TUNB).
Trois autres taxes sont prévues au profit des préfectures et des provinces : la taxe sur les permis de conduire, la taxe sur les véhicules automobiles soumis à la visite technique et la taxe sur les produits forestiers. De prime abord, les ressources provenant des deux premières ne peuvent profiter qu’aux grandes agglomérations urbaines dotées d’un important parc automobile. Alors que les ressources de la troisième ne pourront être importantes que dans les régions dotées de forêts.
Quant aux régions, les sources de leurs ressources propres sont limitées à trois taxes dont le rendement ne peut être que symbolique : la taxe sur les permis de chasse ; la taxe sur les exploitations minières et la taxe sur les services portuaires. Qu’en sera-t-il d’une région dépourvue de forêts pour la chasse, de mines et de ports ?
L’essentiel des ressources des collectivités locales provient des ressources transférées du budget général de l’Etat vers le budget des collectivités territoriales : 30% des recettes de la TVA au profit des communes, et dont la répartition continue à se faire sur la base d’une note de service anachronique, datant du temps de l’ancien ministre de l’Intérieur, Driss Basri, symbole d’une époque sombre de notre histoire ; 2% des recettes de l’IS et 2% des recettes de l’IR au profit des régions. La création des régions avec de nouvelles compétences et attributions, a été faiblement accompagnée d’un renforcement des ressources propres et des ressources transférées du niveau central vers le niveau local/régional. Cet aspect est faiblement abordé dans le rapport de la Cour des Comptes cité qui, certes, concerne une période antérieure au nouveau découpage territorial. Mais le même rapport souligne clairement la répartition inégale, voire inéquitable des ressources fiscales, propres ou transférées, entre les différentes régions, avec l’absence de mécanismes de péréquation favorisant
la solidarité interrégionale.
En 2015, le total des ressources fiscales des collectivités territoriales a représenté à peine 13% du total des ressources fiscales du budget général de l’Etat, soit respectivement 28 milliards de dirhams sur 207 milliards de dirhams.
Les ressources transférées par l’Etat, constituées principalement de la part de la TVA, représentent 54% de l’ensemble des recettes des collectivités territoriales, suivies des ressources propres gérées directement par les communes, soit 21%, et des ressources propres mais gérées par l’Etat (DGI et TGR), soit 17,5%.
Ces pourcentages indiquent clairement que l’essentiel des ressources des collectivités territoriales provient des ressources transférées et de celles propres mais gérées par l’Etat, soit 71,5%, en 2015.
Une absence de convergence entre fiscalité d’Etat et fiscalité locale
Les principales faiblesses de la fiscalité locale résident d’abord dans le mode de gestion des impôts locaux. La Cour des Comptes a recours à la notion de « mauvaise gouvernance de la fiscalité locale » pour résumer les maladies chroniques qui frappent cette source stratégique du financement local, sans laquelle la construction d’une démocratie locale effective ne peut être qu’un vœu pieux. Les faiblesses résident aussi dans l’absence de convergence entre la fiscalité d’Etat et la fiscalité locale. La superposition des taxes, telles que la TVA et la taxe sur les débits de boissons, ou encore la TVA et la taxe sur les opérations de lotissement, est mal perçue par les contribuables, citoyens et entreprises. La faible coordination entre les institutions locales et les institutions centrales, chargées de la gestion fiscale, est une source de non appréhension de la matière imposable qui échappe doublement. Il en résulte un écart important entre le potentiel fiscal effectif et le rendement actuel des impôts locaux.
Bien que devenus déclaratifs, les impôts locaux demeurent gérés principalement selon l’ancienne logique basée sur le recensement et les enquêtes sur place, ce qui, en l’absence de procédures de gestion bien définies, ne peuvent donner lieu qu’à des pratiques de clientélisme ou à des pratiques abusives de corruption, portant ainsi atteinte au principe d’équité, principe fondamental consacré par l’article 39 de la Constitution de 2011.
L’absence d’une administration chargée, au niveau national, de la gestion de la fiscalité locale, disposant de ressources humaines professionnalisées et d’une stratégie, constitue aussi un handicap, souligné d’ailleurs par la Cour des Comptes.
A ce jour, soit une année après le rapport de la Cour des Comptes sur la fiscalité locale, en mai 2015, aucune action n’a encore été entreprise pour remédier aux faiblesses signalées, malgré l’existence d’une inspection (IGAT) relevant du ministère de l’Intérieur qui est aussi le ministère de tutelle de la Direction Générale des Collectivités locales. La «siba fiscale» continue à coexister avec un management makhzénien à forte odeur basrienne. A quoi bon faire des efforts puisque l’essentiel des ressources sont transférées du budget général de l’Etat aux budgets des collectivités territoriales? Cette forte dépendance financière au niveau local par rapport au pouvoir central est un facteur d’«arthrose fiscale». Les collectivités territoriales ne feront guère d’efforts pour apprendre à marcher toutes seules.
La dépendance financière des collectivités territoriales vis-à-vis du pouvoir central est structurelle
De 2002 à 2015, si la pression fiscale, au niveau national, tourne autour de 22%, au niveau local, la moyenne annuelle est de 2,5%.
Avec l’extension des zones urbaines et la réduction importante des bidonvilles, les recettes provenant de la taxe d’habitation (TH) et de la taxe des services communaux (TSC) devraient connaitre une croissance automatique. Or, les rares informations statistiques disponibles sur la fiscalité locale reflètent une situation bien paradoxale. Voilà un domaine prioritaire où le droit d’accès à l’information, prévu par l’article 27 de la Constitution, devrait recevoir un début d’application concrète. La Cour des Comptes, dans son rapport cité, a pu constater une régression des recettes en matière de TH, de 38%, en 2014, par rapport à 2013. La contribution de la TH représente à peine 5% du montant total des impôts locaux gérés par l’Etat au profit des communes (taxe professionnelle, TH et TSC), et à peine 0,9% du total des recettes fiscales locales, y compris la part du produit de la TVA. Par contre, en 2014, la part de la TSC a représenté 53% des recettes de la fiscalité locale gérée par l’Etat. C’est là un autre paradoxe, car TH et TSC sont inséparables. Si les nouvelles constructions sont exonérées pendant les cinq premières années en matière de TH, les recettes provenant de la TH doivent connaître, au-delà de cette période d’exonération, nécessairement, une croissance automatique et conséquente.
Certes, la TSC est une taxe combinée à la fois à la TH mais aussi à la taxe professionnelle et aux revenus fonciers assujettis à l’IR. Néanmoins, l’écart est tellement grand qu’une analyse plus approfondie de la part de la Cour des Comptes aurait permis la révélation de dysfonctionnements plus profonds et plus importants.
La dispersion dans le mode de gestion de ces taxes (TH et TSC) est le facteur principal qui explique ces paradoxes. Nous avons une administration (la DGI) qui fait l’assiette et la liquidation, en s’appuyant sur des opérations de recensement non systématiques, une administration (la TGR) qui fait le recouvrement, et enfin des collectivités locales bénéficiaires avec une faible reddition des comptes quant au sort finalement réservé à ces recettes. L’une des principales conséquences de cette multiplicité d’intervenants dans la gestion de ces taxes, est l’importance accrue des restes à recouvrer (Voir tableau : Evolution reste à recouvrer des taxes locales), sans compter le coût de gestion élevé des impôts locaux, compte tenu des ressources mobilisées dans plusieurs administrations, et du contentieux fréquent, en fait «faux contentieux», car il est souvent question d’erreurs matérielles, de double emploi, de faux emploi, du défaut de mutation de cote,….
Le système déclaratif mis en place en 2008 n’a pas été opérationnalisé
Rien n’a été mis en place, comme alternative aux anciennes méthodes d’appréhension de la matière imposable. Pourtant, il suffit de mettre en place un système d’échange automatique d’informations avec les principaux pourvoyeurs d’informations, tels que les régies d’eau et d’électricité ou les concessionnaires de services, ou encore de transmettre systématiquement les copies des permis d’habiter délivrés par les communes. En matière de taxe sur les terrains urbains non bâtis, les terrains nus, bien qu’immatriculés, sont faiblement identifiés, malgré les diverses sources d’information disponibles, telle que l’Agence de la Conservation foncière. Les montants recouvrés des recettes provenant de la taxe sur les débits de boissons sont insignifiants par rapport aux flots de mètres cubes de limonades, d’eau minérale, de thé, de jus, de café, et autres boissons, absorbés par les citoyens. Pourtant, il suffit de demander aux fournisseurs, pour chaque café ou débit de boissons, la quantité de livraison de boissons, pour pouvoir aisément reconstituer les chiffres d’affaires réalisés. Le mode d’établissement de ces taxes est tellement opaque. C’est aussi le cas des taxes prélevées dans les abattoirs ou dans les marchés de gros. Les montants collectés sont sans commune mesure avec la quantité de viandes, de fruits et de légumes consommés dans les villes, surtout les grandes agglomérations comme Casablanca, Rabat, Tanger, Agadir ou Marrakech. Les agents locaux du fisc, à l’instar de l’ancien système fiscal caïdal, se sucrent avant de reverser des sommes relativement symboliques aux recettes des collectivités locales. C’est ce qui explique que, pour la période allant de 2009 à 2015, les impôts directement gérés par les collectivités territoriales, représentent à peine une moyenne annuelle de 21% de leurs recettes fiscales totales, suivies des recettes provenant des trois taxes gérées par la DGI et recouvrées par la TGR (TP, TH et TSC), soit 17,5%, alors que les ressources fiscales transférées, constituées principalement par les 30% du produit de la TVA, représentent une moyenne annuelle de 54%.
Certes, en 2016, les ressources fiscales transférées par l’Etat au profit des régions et relatives à l’IR et à l’IS sont passées de 1% à 2%. Mais est-ce suffisant et conforme aux objectifs officiels ambitieux fixés en matière de régionalisation avancée ?
Actuellement, si les collectivités territoriales ne ressemblent pas au « tonneau des Danaïdes », elles demeurent cependant comparables à des personnes habituées à marcher avec des béquilles offertes par l’Etat, c’est-à-dire avec les ressources transférées et celles gérées par les administrations étatiques (DGI et TGR).
Les rapports du CESE vont dans le même sens que la Cour des Comptes quant à l’urgence de remettre à plat la fiscalité locale. Dans le même sens, au mois d’avril 2013, à l’issue des assises nationales sur la fiscalité, l’une des principales recommandations issues de cette rencontre, est l’organisation d’Assises spécifiques à la fiscalité locale. Malgré cette quasi-unanimité sur la nécessité d’une réforme de la gouvernance de la fiscalité locale, la réponse concrète des pouvoirs publics tarde à venir.
Pourtant, l’avenir de la déconcentration et la mise en œuvre effective de la régionalisation avancée, résident dans ce grand défi qu’est le développement des ressources locales propres pour que la démocratie locale puisse s’épanouir et devenir une réalité concrète. Cela nécessite au préalable une politique fiscale locale cohérente avec celle de l’Etat, et une mise en place d’une administration professionnelle, transparente et dynamique, chargée de la gestion de la fiscalité locale. Les recommandations de la Cour des Comptes, faites en 2015, et assez modérées, demeurent à l’ordre du jour.
Principales recommandations émanant notamment de la Cour des Comptes, du CESE et des Assises nationales de la fiscalité d’avril 2013
1. Assurer une complémentarité et une cohérence entre fiscalité d’Etat et fiscalité locale.
2. Accompagner le processus de déconcentration en dotant les collectivités territoriales de ressources propres suffisantes et pérennes (tout transfert de pouvoirs propres doit être accompagné de transfert de ressources propres).
3. Partager les ressources fiscales transférées selon des mécanismes de péréquation devant assurer l’équité et la solidarité entre les régions.
4. Adopter un système fiscal local simplifié avec une optimisation des ressources mobilisées dans la gestion de la fiscalité locale.
5. Créer une administration fiscale locale dotée de ressources humaines qualifiées et compétentes.
6. Privilégier l’assiette foncière en matière de fiscalité locale propre.
7. Développer la transparence dans la gestion de la fiscalité locale, en se basant sur la gestion automatique des informations, la dématérialisation des processus de gestion et des services aux contribuables (déclaration, paiement, contentieux, délivrances d’attestations…)
8. Garantir le droit d’accès à l’information budgétaire et fiscale pour les citoyens.
9. Evaluer les dépenses fiscales et leur impact effectif au titre des exonérations et autres dérogations en matière de fiscalité locale.
10. Etablir des grilles de loyers comme éléments de référence, selon des critères de neutralité et de transparence, en s’inspirant notamment de l’expérience du référentiel des prix de l’immobilier.
11. Etablir annuellement un rapport d’activité de l’administration fiscale locale permettant d’apprécier notamment les réalisations et le coût de gestion des impôts locaux.
12. Assurer une coordination permanente, en matière de politique fiscale, entre les administrations de l’Etat et celles relevant des collectivités territoriales.