Fluctuation du dirham. La pression des instances internationales pour accélérer la réforme [Par Charaf Louhmadi]
Le Maroc est passé à la seconde phase de flexibilité du dirham en mars 2020. Parallèlement, les instances internationales poussent pour l’accélération de cette réforme. Pourtant, d’autres éléments expliquent l’opération. Mais, où en est-on dans cette réforme centrale ?
Le 15 janvier 2018, Bank Al Maghrib (BAM) lance le processus de flexibilisation du dirham : la bande de flottement initialement marginale passe de +/- 0,3% à +/- 2,5 %, soit une épaisseur de variation de 5% par rapport à un cours de référence fixé par la banque centrale. Un rapport de l’agence de notation Moody’s paru le 22 janvier 2018, soit une semaine après le lancement de la deuxième phase de flexibilisation, indique que celle-ci n’aura pas de conséquences majeures sur le cours du Dirham. Le scénario égyptien, soit une dévaluation brutale du cours de change, est selon Moody’s à exclure.
Dans son analyse, le rapport Moody’s indique que les banques marocaines sont relativement faiblement exposées aux devises étrangères : moins de 5% des fonds propres à la fin du troisième trimestre 2017. Les dépôts en devises étrangères des clients des banques marocaines représentaient quant à eux moins de 5% des dépôts globaux la même année. Ainsi le risque de change des banques marocaines reste relativement contenu. La banque centrale marocaine a accéléré la réforme le 9 mars 2020 soit quelques jours avant l’instauration du confinement obligatoire, dans un contexte macro-économique d’avant crise plutôt porteur et favorable. La bande de fluctuation s’est à nouveau élargi en passant de +/- 2,5% à +/- 5 % soit une variabilité de 10% par rapport au cours de référence.
Rappelons les mécanismes d’intervention de la banque centrale pour maintenir la fluctuation dans la bande cible : Supposons que le dirham varie de plus de 5% à la hausse, la banque centrale achète des devises étrangères et vend du dirham faisant augmenter l’offre. A contrario, si on suppose un mouvement du dirham de 5% à la baisse, la banque centrale fait en sorte d’augmenter la demande en achetant cette fois-ci le dirham et en vendant par conséquent des devises étrangères. De nombreux économistes évoquent les subventions du dirham par l’Etat via sa banque centrale, encore faut-il prouver sa survalorisation, à l’instant t, par rapport à une valeur exclusivement fixée par l’offre et la demande.
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Les instances internationales poussent pour l’accélération de la réforme
La présidente du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, s’est rendue au Maroc en février 2020 et y a rappelé le contexte économique favorable d’avant crise du Royaume, permettant l’accélération de la réforme de flexibilisation de sa monnaie. Par ailleurs, lors du lancement de la seconde phase de flottement début mars 2020, le ministère de l’économie et des finances ainsi que la banque centrale indiquent que les réserves de change sont à un niveau correct, que la dette publique est contenue et que l’inflation est contrôlée.
Il est intéressant de souligner que ces recommandations du FMI relatives à la fluctuation du dirham ne datent pas d’hier, cela fait plus de 30 ans, que l’organisation internationale suggère au royaume cette orientation monétaire. Bien que la réforme ait connu des lenteurs au démarrage, celle-ci devait avoir lieu en 2017 et non pas en 2018, on constate que la flexibilisation progressive du dirham se déroule dans de bonnes conditions malgré le choc pandémique. Entre le 10 avril 2020 et le 1er octobre 2021, le Dirham/Euro détient une dynamique haussière et s’apprécie de plus de 6,5%.
La décision d’accélérer en mars 2020 la réforme est stratégique car elle permet, aux portes de la crise sanitaire, de contrer d’éventuels chocs et impacts exogènes sur l’économie marocaine. En 2021, le FMI maintient les recommandations d’élargissement de la bande de flottement. Selon Maximilien Queyranne, Senior Economist et membre de la mission du FMI au Maroc, l’étape 2 s’est déroulée avec brio et a permis d’une part une plus grande variabilité du taux de change et d’autre part l’absorption du premier choc pandémique.
Les inconvénients d’un régime fixe
L’appellation « régime fixe » n’est pas rigoureusement exacte car il s’agit d’une fixité relative, dans le cas du dirham, ramenée au panier « euro-dollar » décrit précédemment. Une économie qui fonctionne au régime fixe est par ricochet vulnérable aux chocs exogènes : dans le cas marocain, toute fragilisation des devises protagonistes du panier dirham a un impact local, direct et conséquent.
Cela explique l’accélération actée et voulue de la réforme de flexibilisation du dirham, par la banque centrale marocaine et le ministère de l’économie et des finances à quelques semaines de la mise en place du premier confinement en mars 2020. Une autre réserve qu’on puisse avoir sur la fixité, est la déconnexion potentielle entre la valeur réelle de la monnaie, reflétant notamment la dualité de l’offre et de la demande, et du modèle considéré par la banque centrale, en l’occurrence pour le dirham, le panier Euro, Dollar. Ce différentiel peut justifier dans un sens la possible sur-cotation de la devise nationale. En 2014, le Fonds Monétaire Internationale fait état, dans le cadre de sa revue annuelle, d’une surévaluation limitée du dirham, de l’ordre de 11%.
Une forte survalorisation de la devise nationale connote d’une part une subvention conséquente endossée par l’Etat via sa banque centrale, et d’autre part une marge fictive du pouvoir d’achat des ménages, qui risque de s’évaporer brutalement en cas de flottement. Le bon déroulement de la réforme ainsi que la résilience affirmée du dirham en période de crise, nous éloignent visiblement de ce cas de figure.
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Les impacts de la flexibilisation
Outre une meilleure protection contre les chocs économiques extérieurs, la flexibilisation de la monnaie est synonyme de stabilité économique, de leadership régional et d’indépendance de la politique monétaire nationale. Ainsi, un régime de flexibilisation monétaire connote une meilleure intégration dans la mondialisation et une souveraineté monétaire plus affirmée. Cela suppose toutefois un assouplissement des contrôles des capitaux entrants.
Le flottement du dirham aurait tendance à augmenter la compétitivité des entreprises nationales et inciterait à une expansion économique internationale. Ainsi, les entreprises marocaines pourraient davantage explorer des parts de marché à l’étranger. En outre, la pression concurrentielle des importations s’allègerait, ce qui se traduirait par une contraction du déficit commercial. On rappelle, en nous basant sur les statistiques officielles de la Banque Mondiale, que la balance commerciale du Maroc est structurellement déficitaire depuis 1966, c’est-à-dire que les importations du Royaume majorent ses exportations et ce depuis plusieurs décennies.
Le processus de flottaison de la monnaie nationale va dans le sens des stratégies expansionnistes des banques marocaines au sein du continent africain. Avec de grands projets du type Casablanca Finance City, le Maroc a vocation à devenir une place financière stratégique en Afrique. De surcroît, la condition sine qua nondu fonctionnement d’un régime de change flexible réside en sa capacité à pouvoir disposer de rentrées suffisantes de devises étrangères, le taux de change reflétant le prix réel du marché et assurant une transcription transparente de l’état de l’offre et de la demande.
Il n’est pas exclu que la flexibilité totale du dirham puisse générer une volatilité plus importante du cours de change et potentiellement en cas de dévaluation un impact sur le coût des produits importés notamment des hydrocarbures, cela se traduirait systématiquement et en l’absence de subventions étatiques, par une baisse du pouvoir d’achat des ménages. Les transferts des Marocains résidents à l’étranger (MRE) sont directement concernés par le processus de fluctuation. Rappelons que durant la crise sanitaire, les montants des transferts ont connu une hausse de 4,5% en 2020 atteignant 68,2 milliards de dirhams versus 65 milliards de dirhams en 2019.
Les Marocains de l’étranger devront donc, en cas d’élargissement significatif de la bande de la flexibilité, choisir le moment opportun pour effectuer leurs transferts. La flexibilisation pourrait également dynamiser les investissements directs étrangers (IDE) au Maroc. Selon la Banque Mondiale, les entrées nettes sont passées de 2,47 milliards de dollars en 2008 à 3,5 milliards de dollars en 2018.
Les investissements directs étrangers au Maroc ont baissé en 2019 pour atteindre 1,7 milliards de dollars. Cependant, alors que les IDE mondiaux ont connu une forte baisse (-35%) en 2020 à cause de la crise pandémique, ces derniers se sont stabilisés au Royaume et restent à des niveaux similaires à ceux enregistrés en 2019.
Comme décrit plus haut, une flexibilisation du cours de change engendrerait un assouplissement des contrôles des capitaux entrants et un réel reflet du niveau de l’offre et de la demande, ce qui encouragerait davantage les investisseurs étrangers à renforcer leurs positions au Royaume. Selon l’Office Des Changes, la répartition sectorielle des IDE entrants pour les années 2017 et 2018 concerne essentiellement les secteurs de la finance et des activités de marché, de l’immobilier, du commerce, de l’industrie, de l’énergie et de l’hôtellerie.
La crise covid a-t-elle ralenti le calendrier de la réforme ?
L’historique de fluctuation du dirham reste pour l’instant figé à sa deuxième étape, datant de mars 2020, soit le début de l’émergence de la crise sanitaire. Cela peut être expliqué par la vigilance des autorités financières et particulièrement de la banque centrale face au risque de change. On rappelle que le Maroc s’est endetté à hauteur de plusieurs milliards de dollars sur les marchés internationaux, de facto, une mauvaise couverture du risque de change peut avoir d’importantes conséquences sur l’économie du Royaume.
Il est toutefois utile de mentionner à nouveau la résilience du dirham face à l’euro et au dollar et ce malgré une bande de flottaison élargie : le cours du dollar/dirham s’est déprécié de plus de 15,7% entre le 3 avril 2020 et le 10 septembre 2021, ceci permettra sans doute d’avancer plus rapidement dans le calendrier de la réforme. Le Maroc dispose en outre d’importantes réserves de change dont plus de deux milliards de dollars proviennent de la Ligne de précaution et de liquidité tirée auprès du FMI en 2020. Ces réserves de liquidité sont une garantie et peuvent contribuer à une macro-couverture du risque de change en cas d’accélération de la réforme de flexibilisation.
Bien que les transferts des MRE aient augmenté en période de crise sanitaire et que les entrées nettes des IDE se soient stabilisées en 2020, le secteur touristique, important générateur de devises étrangères a été sévèrement touché lors de la crise pandémique, cela a participé fort probablement au report des étapes de fluctuation du dirham et à l’allongement de son calendrier.
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Le scénario égyptien est-il envisageable ?
La livre égyptienne, faisant suite à sa flottaison, a cédé près de 50% de sa valeur face au dollar au quatrième trimestre 2016. Ce scénario de dévaluation brutale, désormais cas d’école, est craint par les pays entamant le processus de flexibilisation de leur monnaie. Les conjonctures économiques marocaine et égyptienne sont différentes, le pays des pharaons a connu une période inflationniste entre 2010 et 2015 où l’inflation moyenne se situait autour des 10%. Au Maroc, le taux d’inflation est inférieur à 1% en 2017 (0,75%), 2019 (0,3%) et en 2020 (0,7%) et a atteint un maximum local inférieur à 2% (1,8%) en 2018.
Par ailleurs, le taux d’inflation égyptien s’est fortement apprécié post-flottaison du cours de change pour atteindre en 2017 son maximum absolu depuis 1960 soit 29,5%. Comme décrit précédemment, les importantes réserves de change du Maroc, son processus progressif de fluctuation et la forte résilience du dirham en période de crise laissent à présager qu’un scénario égyptien demeure faiblement probable.
Historique de construction du dirham
Le Maroc adopte la fixité de sa monnaie dans les années 1970, post-crise du système Bretton Woods dont les architectes sont les deux célèbres économistes américains John Maynard Keynes et Harry Dexter White.
Le Royaume indexe dans un premier temps le dirham sur un panier de devises internationales fortes. S’ensuit après la mise en place de la monnaie unique dans plusieurs Etats membres de l’Union Européenne, une concentration du panier MAD sur deux devises fortes : l’euro à hauteur de 80% et le dollar à hauteur de 20%. Cette pondération est en vigueur de 2006 à 2015.
En avril 2015, Bank Al Maghrib modifie les pondérations en donnant plus de poids au dollar : 40% versus 60% pour l’euro. La banque centrale l’explique par l’intensification des échanges commerciaux véhiculés en dollars, qui auraient dépassé 40% en 2015.
Mohamed Boussaid, ex-argentier du royaume, indiquait que ce changement de méthodologie prépare d’ores-et-déjà une transition progressive vers la flexibilisation de la monnaie nationale.
Charaf Louhmadi est ingénieur financier au sein de Natixis France, auteur de l’ouvrage « Fragments d’histoire de crises financières » et intervenant au sein du pôle Léonard de Vinci, ainsi qu’à IMT Atlantique. Il publie des chroniques économiques et financières pour la presse espagnole et portugaise dans « RankiaPro Europe Magazine».