Hauts potentiels sur la touche : que fait-on de nos cadres compétents?
Ils sont brillants, mais le monde de l’entreprise ne les promeut pas à leur juste valeur. Challenge revient sur ces cadres performants qui sont maintenus à des postes subalternes.
par Noréddine El Abbassi
Les incompétents réussissent-ils mieux? C’est une question que le quotidien français le Figaro, présentait comme une affirmation. En fait, cela nous renvoie à une autre interrogation: est-il rentable d’être bon en entreprise? Ou plutôt, ceux que l’on définit comme des “hauts potentiels”, des personnes appelées à occuper les fonctions les plus importantes dans l’entreprise, un plan de carrière “sur mesure” censés tirer le maximum de leurs capacités, réussissent-ils mieux?
Malika, cadre trentenaire, pimpante, tirée à quatre épingles, dégageant autour d’elle un parfum de circonstance, assène doctement et avec certitude: “Dans le monde de l’entreprise, il n’y a aucun intérêt à ce que les gens compétents réussissent. On leur demande juste un travail donné et à le faire dans les règles de l’art. Donner des ordres est à la portée de tout un chacun. Il vaut donc mieux placer des “gens de confiance” aux commandes, plutôt que déléguer des responsabilités à des “inconnus””.
Opinion qui reflète assez bien le point de vue commun de l’homme de la rue. Si la plupart des employés brillants que nous avons interviewés rejoignent cette première partie de l’analyse de notre interlocutrice, ils en rejettent le second volet. Lors d’un autre entretien, un haut cadre dans une grande entreprise de télécommunication expliquait : “Aujourd’hui, il n’y a plus de plans de carrière. C’est aux employés de faire leur place et de développer leurs compétences et se positionner, pour progresser. On ne va pas faire le travail à leur place”.
“Hauts potentiels” limités à cadres opérationnels
Du côté des ressources humaines, Taoufik partage l’opinion communément admise, à savoir “qu’un patron doit toujours surveiller ses affaires, s’il veut les garder à flots”. Là où des observateurs avisés conseillent: “ne pas savoir déléguer est un défaut pour les chefs d’entreprise. Mais la réalité, c’est que dans une économie en cours de tertiarisation, il faut des gens compétents pour faire le travail opérationnel. Comme il n’y en a pas, ceux que l’on désigne comme des “hauts potentiels”, doivent occuper ces fonctions”. Au point où Amine, informaticien trentenaire, définit sa profession comme “un travail d’ouvrier en col blanc”. Certes, avec un diplôme supérieur, habillé pour la circonstance, travaillant dans des locaux confortables, capitonnés de moquette et climatisés en toute saison, mais qui reste un ouvrier tout de même.
Un autre observateur avance que, généralement, un cadre connait une progression qu’un “seuil d’incompétence” limite à un moment ou un autre, de toutes les manières. Ce que Khadija Boughaba, conseillère en ressources humaines, réfute: ”Ce principe est controversé, car on peut parler plutôt d’inadéquation entre le profil du poste et son titulaire effectif. Sachant que la compétence est elle même une notion complexe, qui nécessite la mobilisation et la combinaison de plusieurs ressources à la fois. Depuis 40 ans, le système de management des hommes et des organisations, a fortement évolué, rendant ce principe discutable. Au Maroc, comme partout ailleurs, «le seuil d’incompétence» se vérifie dans des organisations pyramidales, privilégiant la logique d’ancienneté dans l’évolution de carrière. Sans accorder une attention particulière à toutes les aptitudes et autres qualités, que nécessite le poste à pourvoir.”
Des choix de carrière difficiles à assumer
Du côté de Manpower Experis, on martèle : “quand on se retrouve bloqué dans une situation où sa carrière n’évolue pas, il faut changer d’entreprise”. Injonction difficilement applicable, plus facile à dire qu’à faire, surtout lorsque la personne concernée a une famille à charge et des crédits à honorer. Du coup, certains déploient de nouvelles stratégies d’insertion dans la vie de l’entreprise. “Dans ma première entreprise, j’étais pratiquant, alors qu’il fallait “boire” avec mon supérieur hiérarchique. Dans la dernière, il faut être pratiquant reconnu, pour être intégré. Ce qui fait que dans les deux cas, je n’avais de chance d’être réellement intégré. De quoi provoquer la schizophrénie…”, explique Rachid, cadre trentenaire et bloqué dans sa progression de carrière.
Sami, lui, constate un autre effet,celui de la responsabilité partagée: “je passe parfois des nuits blanches pour mener à terme un projet, sans y arriver dans les temps. On admet volontiers que je ne suis pas entièrement responsable. N’empêche, que je serai sanctionné professionnellement…”. Encore une situation, on ne peut plus confuse.
Le bilan est que, tous les hauts potentiels interviewés, racontent une “même histoire”. Celle d’un management qui ne les valorise guère, ou à la limite fait barrage à leur progression; une Direction Générale qui pratique du favoritisme ou encore, des supérieurs incompétents, parachutés par le biais des “interventions transverses”.
Un paysage qui ne laisse présager rien de bon, si ce n’est une nouvelle fuite des cerveaux. A un moment où justement le Maroc préconiserait une politique d’attrait en direction des hautes potentialités établies à l’étranger. “Or, il faut d’abord garder ceux qui sont là. Mais pour que ces derniers restent, il faudrait qu’il y ait au moins un minimum de considération et de respect dans le cadre de travail. Que l’on arrête de traiter les collaborateurs comme des domestiques. En ce qui me concerne, je ne m’inquiète pas. J’ai déjà décroché quelques missions en France, ce qui fait tripler mon salaire. Avec le taux de change, je garde sensiblement le même niveau de vie, mais à Paris”, conclut Rachid. Et pour les autres? L’appel du Canada se précise…