Informel et fiscalité : mariage ou concubinage ?
Les études sur le secteur informel sont nombreuses et se comptent en milliers. Mais l’informel ne régresse pas. Au contraire, il ne cesse de progresser. par Mohamed amine
Toutes les études analysant l’informel ont permis de décrire et de quantifier ce phénomène, sans toujours en expliquer les vraies causes pour permettre ensuite l’élaboration d’une stratégie à décliner en actions concrètes et efficaces.
Les définitions sont multiples. Elles peuvent englober aussi bien des activités licites, que des activités illicites (trafic de drogue, prostitution, contrebande, mendicité…). L’informel licite concerne les activités professionnelles dont l’exercice n’est pas interdit par la loi, mais qui ne respectent pas les conditions légales et/ou réglementaires.
D’après le dernier recensement du Haut Commissariat au Plan (HCP), réalisé en 2007, le nombre d’unités de production informelles licites (UPI) s’élevait à 1,550 million contre 1,233 million en 1999, soit en moyenne constante une croissance annuelle de 40.000 nouvelles unités.
La répartition sectorielle des UPI se présente comme suit :
– 57,4% opèrent dans le commerce1 ;
– 20% dans le secteur des services ;
– 17,2% dans l’industrie ;
– 5,4% dans le secteur des BTP.
Part du secteur informel licite dans le PIB en 2007 = 14,3%.
PIB en 2012 = 830 644 millions de DH.
Part de l’informel licite dans le PIB 2012 = 830 644 x 14,3% = 118 782 millions de DH (en supposant que la part de l’informel licite n’a pas augmenté).
Au Maroc, le Haut Commissariat au Plan prévoit une définition assez large de l’informel licite : toute activité professionnelle ne tenant pas une comptabilité. Cette définition est différente de celle implicitement retenue par le droit fiscal, plus pragmatique, car prévoyant un régime du forfait, régime dérogatoire où le contribuable n’est pas tenu à une comptabilité.
Le secteur informel licite est cette zone grise où prédominent surtout les activités de survie, de débrouillardise, les micros activités ou micros entreprises, du «ferrach » aux transporteurs de sable, exploitants de carrières de sel (…). Mais cela peut aussi concerner des activités importantes se cachant derrière l’informel, et là l’informel est plutôt synonyme de fraude. Mais, en général, il s’agit d’activités de survie exercées dans des conditions précaires. Les activités commerciales exercées dans l’informel sont de loin prédominantes (plus de 50%). Cependant, et souvent, ces dernières ne sont qu’un prolongement pour écouler de manière frauduleuse une bonne partie de la production des entreprises tout à fait identifiées fiscalement. Là, nous sommes dans la frontière passant du gris au noir. Pour ce dernier type d’informel, il est tout à fait pertinent de parler de « lutte contre l’informel ». Alors que pour l’«informel de survie », il serait plus correct de parler d’« intégration ».
Quel est le poids réel de la fiscalité dans le processus d’intégration de l’informel? Comment contribuer fiscalement à sa sortie de la zone grise ?
De nombreuses études ont démontré le poids relatif et non déterminant de la fiscalité. Le déficit de communication et de vulgarisation sur les droits et les obligations dans le domaine fiscal favorise une fausse perception de la fiscalité. «Les grenouilles aiment nager dans l’eau trouble ». L’impôt met en rapport le citoyen avec l’Etat. La nature de ce rapport et sa faible clarification expliquent souvent le glissement vers l’informel. La méfiance, la crainte, l’opacité, l’absence ou faible contrepartie en services publics de qualité (…) sont autant d’éléments permettant d’aborder le phénomène de l’informel dans sa globalité et dans sa profondeur sociologique.
Le poids réel de la fiscalité ?
Sur le plan fiscal, l’informel peut être défini comme concernant l’exercice de toute activité lucrative non appréhendée et non identifiée fiscalement.
Pourtant, aussi bien le Code Général des Impôts (article 210) que la loi 47-06 (article 18) relative à la fiscalité locale prévoient au profit de l’Administration fiscale l’exercice du droit de constatation sur place et de manière inopinée. S’ajoute le recensement prévu notamment par l’article 17 de la loi précitée. En fait, au niveau local, c’est la collaboration étroite entre l’Administration fiscale et les services communaux qui fait souvent défaut. Le déficit de coordination et d’échange d’informations à ce niveau, explique la faible appréhension de ces activités. Situation aggravée par le manque de ressources dédiées à l’Administration fiscale, acteur pourtant stratégique dans la collecte et la mobilisation des recettes ordinaires au profit de l’Etat et des collectivités territoriales.
Par ailleurs, le poids réel de la fiscalité est de loin inférieur au poids effectif de cet « impôt informel » que constitue cette micro corruption quotidienne qui côtoie passionnément l’informel.
En s’inscrivant à la taxe professionnelle, et donc en s’identifiant fiscalement, les personnes concernées bénéficient d’une exonération de la taxe professionnelle pendant les 5 années qui suivent le début d’activité. Les commerçants ambulants, après cette exonération, ne pourront être taxés qu’à un « droit minimum » (article 10 de la loi 47-06), montant annuel symbolique de 300 à 600 dirhams (à comparer avec le bakchich versé quasi quotidiennement !).
Par contre, en matière d’IR, le régime du forfait est souvent perçu négativement, car c’est l’Administration fiscale qui fixe unilatéralement le bénéfice minimum (BM), base de calcul de l’impôt. Ce BM est le produit de la valeur locative annuelle du local avec un coefficient variable de 0,5 à 10. Cette fourchette si grande, non encadrée par des procédures réglementaires, crée incontestablement une « zone fiscale grise » où le risque d’arbitraire et de corruption est étroitement lié à l’importance du pouvoir discrétionnaire du fonctionnaire représentant le fisc. Ce régime du forfait est en fait l’une des principales séquelles datant de l’ancien système fiscal avant la réforme amorcée en 1984.
Les tentatives de réformes à ce niveau connaitront de faibles résultats, car non accompagnées d’une véritable campagne de communication et de sensibilisation. L’introduction récente, dans la Loi de finances 2014, d’une obligation de tenue d’un registre sur lequel devaient être inscrites les opérations d’achat, en fait premier pas vers la transparence, a été perçue négativement, et a été exploitée de manière démagogique par les faux forfaitaires et autres fraudeurs de divers acabits. A tel point que le projet de Loi de finances 2015 prévoit l’abandon de cette mesure.
De même, depuis plusieurs années, dans les chambres professionnelles, des centres de comptabilité agréés ont été créés, avec une carotte fiscale (abattement de 15% de l’impôt) pour encourager les forfaitaires à opter à un régime fiscal basé sur la comptabilité. La faible collaboration de ces chambres et la faible communication sur ces centres expliquent la faible adhésion à cette formule. Une autre mesure a été introduite dans la LF 2011 devant permettre aux personnes exerçant dans l’informel de s’identifier fiscalement, sans crainte d’être régularisées sur le plan fiscal au titre des exercices non prescrits et tout en bénéficiant des exonérations prévues au profit des nouvelles activités. Là aussi, le résultat a été assez faible. Pas de bousculade et la croissance rapide de l’informel n’a pas cessé. Certes, il faut reconnaître les efforts réalisés en termes de réduction des taux d’imposition, de simplification des procédures administratives, de l’amélioration des systèmes d’accueil (…). Le régime d’auto entrepreneur introduit par la LF 2014 attend un décret d’application. Ce régime semble être mieux adapté aux micros entreprises.
L’ensemble de ces mesures ne peuvent avoir qu’un faible impact si elles ne sont pas accompagnées par des campagnes intenses de communication à travers les principaux médias, que sont la radio et la télévision.
Mais, compte tenu du poids relatif de la fiscalité, d’autres actions non fiscales peuvent être plus déterminantes dans ce processus d’intégration de l’informel. C’est notamment le rôle des banques en développant le micro crédit, de l’extension/généralisation du système de protection sociale et médicale, de la lutte contre la micro corruption. C’est aussi le rôle des établissements de formation professionnelle et des associations professionnelles dans la contribution au développement du civisme en général et du civisme fiscal, en particulier. C’est bien sûr le rôle incontournable des médias dans la sensibilisation et la vulgarisation des droits et des obligations et la prise de conscience des méfaits de ce phénomène sur les plans économique et social. C’est enfin, le rôle central de l’autorité responsable de la gestion de l’espace public, autorité qui dispose de tout un système de collecte d’informations fiables et pertinentes sur toutes les activités exercées, même derrière les murs et dans les sous sols, de jour et de nuit. A moins que l’informel ne soit d’abord perçu principalement comme une «soupape de sécurité», indispensable au maintien d’un certain équilibre jamais définitif…
(1) Le secteur du commerce continue à dominer le secteur informel avec une part de 57,4% en 2007, en hausse de 4,6 points par rapport à 1999.