Jonathan Le Henry, PwC : «Le Maroc doit mettre en place un nouveau pacte industriel»
Auteur du rapport de PwC intitulé « « Industrialisation en Afrique : réaliser durablement le potentiel du continent » et publié récemment, Jonathan Le Henry revient pour Challenge sur l’important défi que représente l’industrialisation du Maroc.
Challenge : PwC vient de réaliser une étude intitulée «Industrialisation en Afrique : réaliser durablement le potentiel du continent». Quels sont les enseignements clés de ce rapport qui, globalement, prône un développement industriel à fort contenu technologique où l’industrie 4.0 est amenée à jouer un rôle central ?
Jonathan Le Henry : Nous avons la conviction profonde qu’en matière de développement industriel, le choix d’un fort contenu technologique ne relève pas d’une option, mais constitue un «must have».
Comparée aux autres zones économiques, l’Afrique a contribué le plus faiblement à la valeur ajoutée manufacturière mondiale (VAM) à 1,6% sur la période 1990-2015. Par comparaison, la contribution de la région de l’Asie-Pacifique se situait autour de 45%.
Cette situation s’explique notamment par la faible intensité technologique des activités manufacturières. En effet, plus de 80% de la VAM africaine sont liés soit aux ressources naturelles, soit aux activités traditionnelles « low-tech », qui présentent en règle générale des niveaux de productivité limités. A titre de comparaison, la transition vers les technologies de pointe est précisément ce qui avait permis à l’Asie de développer considérablement ses capacités manufacturières et d’accélérer sa croissance économique.
Challenge : Quel diagnostic faites-vous de l’industrie marocaine ?
Le Royaume a connu de très importantes transformations sur la période récente. Porté par une politique industrielle ambitieuse, le pays a su capitaliser sur son industrie pour répondre à trois enjeux d’envergure : être moteur de croissance, garantir une certaine résilience et enfin permettre une diffusion aux autres secteurs économiques (spillover) et une inclusion sur le territoire.
Au-delà des réussites domestiques avec l’émergence de secteurs industriels emblématiques, le Royaume a également joué un rôle de pionnier en Afrique. Les banques et les assureurs marocains ayant été la locomotive de ce développement.
L’enjeu pour le Maroc est maintenant d’écrire un nouveau chapitre de son histoire industrielle en continuant à penser l’industrie en dehors de ses frontières avec comme objectif de s’insérer sur les chaînes de valeur régionales ou internationales.
Challenge : Est-ce à dire que l’industrie marocaine n’a pas le choix : elle doit amorcer le virage 4.0 ? Pourquoi ?
La question du virage 4.0 ne se pose pas uniquement pour le Maroc, c’est un enjeu qui touche n’importe quel pays, quel que soit son degré de maturité.
Si d’aucuns considèrent la question de l’industrie 4.0 comme anecdotique voire anachronique en Afrique, nous estimons à l’inverse que, plus que nule part ailleurs, les technologies de l’industrie 4.0 sont une nécessité pour le continent africain.
Le 4.0 permet de « sauter » certaines étapes « classiques » du développement industriel (leapfrog). Les technologies de l’industrie 4.0 permettent d’apporter des réponses concrètes à des défis industriels spécifiques auxquels le Maroc est confronté : amélioration de la traçabilité des produits (blockchain) ; anticipation de problèmes de qualité pour les produits manufacturés (data analytics).
Challenge : Hormis les nouveaux métiers mondiaux du Maroc (automobile, aéronautique, électronique et offshoring), le tissu industriel marocain est resté quasiment traditionnel. A combien estimez-vous les investissements des industriels marocains pour intégrer de nouvelles technologies numériques ?
Bien que les groupes industriels marocains présentent des niveaux de maturité digitale différents, les nouvelles technologies numériques font partie du quotidien de beaucoup d’opérateurs économiques marocains. A titre d’exemple, le Groupe OCP a mis en place une digitale Factory dont l’objectif est notamment d’intégrer le digital dans tous les processus industriels du groupe : de l’extraction à la transformation du phosphate au sein des usines.
Le gouvernement lui aussi reconnait l’importance des technologies de l’industrie 4.0 dans la compétitivité des entreprises et le développement de certaines industries. Le ministère de l’Industrie et de l’économie numérique a par exemple initié des réflexions sur l’utilisation de l’Intelligence Artificielle dans différents secteurs de l’économie.
Par ailleurs, certains secteurs traditionnels ont initié un virage technologique en intégrant une plus forte composante technologique dans leurs activités. On constate notamment, l’arrivée d’objets connectés dans le secteur agricole afin de mieux identifier les besoins du sol, de localiser le stress hydrique, de repérer les maladies et de déclencher une intervention proactive et ciblée.
Challenge : Quelles sont les prochaines étapes pour le développement industriel marocain ?
Les industriels marocains doivent convertir l’essai et accélérer leur déploiement sur le continent africain. Les industriels doivent réussir à atteindre une taille critique sur les marchés sur lesquels ils se projettent, d’où la nécessité de promouvoir une approche «groupée».
C’est dans ce contexte que nous pensons que le pays doit mettre en place « un nouveau pacte industriel » pour se donner les moyens de ses ambitions. Ce pacte repose sur la nécessité d’avoir un secteur privé aux avant-postes, « démineur » d’opportunités et moteur de croissance. Dans le même temps, nous avons besoin de disposer d’un secteur public pragmatique avec des responsables au « mindset chef d’entreprise » capables de créer les conditions favorables au développement industriel.
Challenge : Quels sont les premiers secteurs de l’industrie marocaine qui devraient amorcer prioritairement ce virage? Pourquoi ?
Il est important de dépasser la logique de secteurs et de privilégier davantage une réflexion en termes de chaînes de valeur. La question n’est plus de savoir sur quels secteurs le Maroc doit se projeter, mais d’identifier les compétences dont dispose le Maroc (ressources naturelles, technologie…) et de comprendre à quel niveau le Maroc peut-il s’insérer sur les chaines de valeur régionales.
Challenge : Comment l’industrie 4.0 peut-elle permettre d’accélérer davantage le développement industriel du Maroc ?
La finalité première de l’industrie 4.0 est de réduire considérablement le time-to-market et de démultiplier la capacité à développer de la customisation de masse. De façon pratique, l’industrie 4.0 permet de réaliser des gains de productivité et d’améliorer la compétitivité.
Les industriels avec lesquels nous avons pu échanger dans le cadre de notre étude, sont convaincus de la nécessité de recourir aux technologies de l’industrie 4.0, notamment pour ceux qui opèrent déjà dans la sous-région.
Les coûts de production en Afrique sub-saharienne sont largement plus élevés comparativement au Maroc. Dans ce contexte, il est d’autant plus important de voir comment réaliser des opérations d’excellence opérationnelle, afin de mieux piloter l’outil industriel et réduire le risque de panne (IoT, maintenance prédictive…)
Challenge : Le Maroc déroule actuellement un programme baptisé «Plan d’accélération industrielle». Pensez-vous que celui-ci tient bien compte de la rupture préconisée par votre étude ?
Le plan d’accélération a permis au Maroc de devenir un constructeur automobile clé en Afrique, de se faire un nom en matière d’aéronautique mais également de se développer en matière d’agroalimentaire.
Il faut désormais aller plus loin et veiller notamment à ce que les projets industriels marocains en Afrique se concrétisent. En effet, un certain nombre de projets qui ont pu, à leur genèse, bénéficier d’un soutien au plus haut niveau n’ont finalement toujours pas vu le jour pour des raisons de blocages administratifs avec les autorités locales.
Il est important de créer les mécanismes et les déclencheurs nécessaires pour adresser les problématiques administratives qui sont autant d’éléments bloquants au développement du secteur industriel marocain en dehors de ses frontières
Challenge : Pensez-vous que l’industrie marocaine est bien préparée à ce grand bouleversement induit par la quatrième révolution industrielle ? N’est-elle pas en retard, comparée à la concurrence sur l’international ?
Je serais tenté de prendre le problème dans l’autre sens. C’est précisément l’industrie 4.0 qui va permettre de combler l’écart par rapport à un certain nombre de pays plus matures.
Le recours aux industries 4.0 est d’autant plus attractif dans le cadre de l’Afrique, en raison d’un coût d’acquisition relativement faible compte tenu du poids limité des infrastructures traditionnelles. Dans ce contexte, le développement des industries 4.0 pourrait précisément permettre de : i) compenser le déficit d’infrastructures et de ii) permettre à l’Afrique de créer des business models innovants
Challenge : Dans quelle mesure l’industrie marocaine pourrait-elle fédérer des projets industriels à dimension régionale ?
L’ambition doit effectivement, à terme, être capable de construire des plateformes industrielles composées de différents marchés où chacun joue un rôle spécifique sur la chaine de valeur. Ce modèle extrêmement stimulant requiert un véritable travail d’alignement au préalable. Le Royaume dispose des compétences et du capital sympathie vis-à-vis de ses pays frères pour jouer ce rôle de chef d’orchestre.
Un certain nombre de paramètres doivent être réunis au préalable. L’enjeu est de taille : dépasser la logique de conception de plans industriels aux bornes d’un pays pour créer «une communauté de destin industriel».