La culture en tant que geste est souvent foncièrement radicale[Par Lahcen Haddad]
La culture ne se réduit pas uniquement à l’existence humaine dans un endroit et un moment déterminé, tout en disposant d’outils tels que le langage, les expressions physiques et artistiques, l’habillement, la nourriture, le logement, les expressions de joie et de tristesse, les différents modes de vie et les représentations intellectuelles et artistiques. Elle est également une philosophie collective, une Weltanschauung, une façon de voir la vie, adoptée par des groupes humains de manière consciente et inconsciente au fil du temps.
La culture devient ainsi une «seconde nature» qui produit des comportements, dont certains sont volontaires et d’autres spontanés, dont certains sont individualistes, se révoltant contre les idées dominantes jugées trop oppressives, et d’autres traditionnalistes qui reproduisent des actes culturels sous des formes et des modèles habituels. La culture n’est pas une hypostase statique mais plutôt une chose mouvante, un acte qui se transforme, à travers le temps. C’est parce que la pratique, la souffrance et l’expérience humaines sont en constante évolution et transformation que la culture ne peut rester figée.
La liberté individuelle enrichit la culture en créant de nouvelles formes et modèles qui construisent une relation dialectique, parfois tendue et parfois pacifique, avec la vision collective. Dans son célèbre article publié en 1919 dans le magazine anglais « The Egoist », Tradition and the Individual Talent, le poète anglo-américain T.S. Eliot table sur la « tradition » (pas la liberté individuelle de créativité) comme étant la base de la culture présente. La tradition, selon lui, est un univers transcendantal, un processus permanent qui ne cesse de confirmer la «présence du passé» dans les moules du présent.
Parce qu’Eliot est un classique, conservateur et «réactionnaire» fier de sa réaction, sa philosophie de la tradition comme base de la poésie, de la littérature et de la culture est une réponse radicale, presque à caractère propagandiste, au mouvement romantique qui soutient que la créativité individuelle et la révolte contre les normes du passé sont le fondement, le rôle et la mission de la culture.
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Il est vrai que l’héritage est la base et sans tradition il n’y aura pas de révolutions, qu’elles soient romantiques ou cubistes, futuristes ou surréalistes, abstraites ou avant-gardes, modernistes ou postmodernistes, minimalistes ou autres. Mais sans créativité individuelle, la culture n’existe pas ; elle n’évolue pas. Même la poésie épique dite formulaique, basée sur des formules existantes et immuables, selon lesquelles la narration des vers est réalisée par des bardes qui mémorisent et internalisent la formule et récitent d’une façon incantatoire au rythme d’une certaine musique ou percussion (comme c’est le cas dans l’Iliade, ou les poésies des bardes serbes du 14ème au 18ème siècles ou les Imedyazen amazighes), même cette théorie « formulaique » nécessite une contribution individuelle, bien que l’identité des poètes reste souvent inconnue.
Eliot lui-même, qui s’était férocement défendu contre la nouveauté dans la poésie de Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé, et contre le romantisme de John Keats, Percy Bysshe Shelley, Lord Byron, Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth, a écrit des poèmes qui ont révolutionné la poésie moderne tels que « The Love Song of J. Alfred Prufrock » (1915) et « The Waste Land « (1922). Ainsi, dans le poème de Prufrock, Eliot a utilisé la technique de «flux de conscience» en vogue à l’époque, et s’est concentré sur le thème de « l’anxiété morale » de l’homme moderne et a utilisé des procédés et des stoffs inhabituels, et n’a pas adhéré (selon les exigences de son célèbre article critique) à la rime et règles strictes que l’on retrouve chez les prédécesseurs classiques comme William Shakespeare, John Milton, Alexandre Pope, John Dryden ou Jonathan Swift.
La question de la modernité et de la tradition a préoccupé les intellectuels arabes également. C’est la question que pose Adonis dans «Le Constant et le Mutable» (1973) : «La science de l’esthétique de la poésie est-elle la science de l’esthétique de la constance ou la science de l’esthétique du changement ? » demande-t-il ? Adonis soulève la question dans le contexte d’un large débat sur le rôle du patrimoine dans le présent de la culture arabe, un débat qui a occupé les philosophes et penseurs arabes depuis la Renaissance (Rifaat Tahtaoui, Botros Boustani, Jorge Zaydane etc), en passant par les périodes de l’ère libérale (Taha Hussein, Ahmed Chaouki, Ibrahim Hafed, Abbas Mahmoud Al Akkad etc), et l’ère moderne (Abdallah Laroui, Mahmoud Amine El Alim, Hassan Hanafi, Adonis, Mahmoud Derouiche, Mohamed Arkoune et bien d’autres), sans oublier les penseurs d’obédience islamiste tels que Sayyid Qotb et Sayid Abu Ala al Mawdudi…
C’est une question qui relève de la philosophie de la culture et même de la politique culturelle et qu’il faut bien analyser pour aborder la question très complexe de la culture dans les sociétés modernes. Les questions soulevées par Eliot il y a cent ans et par Adonis il y a cinquante ans ne trouvent pas d’issue, ni en privilégiant la tradition sur l’innovation ni l’inverse, mais en formant une approche dialectique qui adopte la rupture avec les normes classiques pour encourager la créativité et la liberté individuelle, et en même temps établit le processus de préservation de la tradition via la protection, la valorisation et l’intertextualité. La « tradition » en elle-même est en transformation permanente selon le destinataire (si l’on adopte les concepts de la théorie de la réception de Hans Robert-Jauss, Wolfgang Iser et Stuart Hall) et selon l’époque et la fonction transformatrice de l’acte ou de l’impact culturel.
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Mais la rébellion contre la tradition est aussi essentielle à une renaissance culturelle multiforme. Briser les règles et démanteler les systèmes traditionnels est une façon de remettre en question le passé et d’ouvrir de nouveaux horizons. Si les romantiques et les modernistes n’avaient pas brisé les normes de la poésie classique, et les surréalistes et les abstractionnistes ne s’étaient pas révoltés contre l’art plastique basé sur la représentation, et si le Nouveau Roman (de Alain Robbe-Grillet et d’autres) n’avait pas brisé les fondements de la narration balzacienne, et si Serguei Eisenstein n’avait pas utilisé les techniques de montage pour déstabiliser la structure du film narratif classique, et si Bertolt Brecht n’avait pas eu recours à la technique d’ «aliénation» pour déconstruire le lien empathique et d’identification et créer une distance entre le public et le récit sur scène, si ceux-ci et d’autres n’avaient pas osé briser les conventions classiques et inauguré des révolutions créatives d’ordre tectonique, la poésie, les arts plastiques, le cinéma, le théâtre et d’autres modes culturels n’auraient pas évolué au niveau qu’on leur reconnait aujourd’hui.
Ainsi, la politique culturelle au Maroc et dans les pays arabes doit-elle s’appuyer sur une vision précise et claire qui prône, voire célèbre, l’altérité radicale de l’action culturelle, même si elle fait partie du patrimoine, et de la nécessité de réécrire en permanence le patrimoine pour rester au diapason du changement constant introduit à chaque moment par l’expression culturelle. La révolte contre la tradition est en elle-même une célébration de la tradition ; d’autre part la muséification de la culture est un acte de lecture et pas un simple acte innocent de conservation. La tradition ne peut exister que dans un acte radical de lecture et de relecture ; la tradition est la somme de tous les actes de lecture qu’on en fait. La culture ne vit pas sans la critique permanente et radicale de ses racines, de ses éléments et de ses objectifs. D’un point de vue philosophique, un acte culturel est toujours déjà un acte radical.