Finance

La lettre de cadrage : un outil essentiel

Les divergences politiques ont fait que le gouvernement n’a pas établi sa lettre de cadrage pour la Loi de finances 2014. Ce n’est pas un acte anodin. Explications.

En attente interminable

La lettre de cadrage traduit les choix du gouvernement en matière de préparation des choix budgétaires. La Loi de finances est un document d’une haute valeur juridique, financière, économique et surtout politique. Sa préparation n’est pas facile. Le long processus qui aboutit à l’adoption de son projet fait intervenir plusieurs catégories d’acteurs à méthodes et intérêts souvent contradictoires et rarement conciliables. La Loi de finances c’est l’impôt, le crédit budgétaire, la dette, la demande interne et même la balance des paiements. Généralement, cette préparation débute par une lettre de cadrage adressée par le chef de l’exécutif à l’ensemble des ministres. La lettre rappelle les grandes orientations et les objectifs  à atteindre au titre d’un exercice. La lettre de cadrage pour le projet de Loi de finances 2014 n’a pas encore vu le jour. Les raisons sont connues. La crise gouvernementale et la démission du ministre de l’Economie et des finances et sa nomination à la tête du Conseil économique, social et environnemental. Le climat d’attente et de discorde ne laisse pas aux décideurs publics et privés la possibilité de se projeter rationnellement  dans l’avenir. Le retard dans la transmission de la lettre de cadrage n’est qu’un symptôme d’une crise de gouvernance très profonde.

Une lettre de cadrage pourrait voir le jour après la mise en place de la nouvelle équipe gouvernementale. Entre le délai constitutionnel de dépôt du projet de Loi de finances et l’envoi de cette lettre, la marge de manœuvre  ne serait que de quelques jours. Les préalables posés par le RNI peuvent pousser le gouvernement à s’en passer  pour 2014… Hypothèse plausible ! 

La préparation de la Loi de finances est, en premier ressort, de la compétence du ministre délégué en charge du budget, Driss El Azami El Idrissi.

Lettre de cadrage …de quoi s’agit-il ?

Le commun des mortels politiques fait rarement attention à ce vocable bizarre appelé « lettre de cadrage ». Les spécialistes, dont la mémoire est encore marquée par les contraintes des programmes d’ajustement, lient le cadrage des finances publiques aux « injonctions «  des autorités financières internationales. Le terme est certes flou d’un point de vue sémantique. Cadrer ou encadrer une création artistique n’est nullement limiter les perspectives et la beauté créée par la main  de l’artiste .Les amateurs de la photographie apprécient le cadrage au point d’attribuer la lumière de l’objet à ceux qui l’ont présenté sous cet angle ou dans cet espace. Imposer des limites visuelles ou autres ne peut être limité au rétrécissement des possibilités d’extension.  

Les   nouveaux détenteurs des pouvoirs de  décision politique  découvrent l’importance du cadrage. Leurs ambitions sont certes politiquement légitimes et notamment en matière budgétaire, mais la voie qui mène au déploiement des moyens de réalisation des objectifs d’une politique requiert une certaine retenue et un grand réalisme. Le processus formel  de la dépense  publique ne peut renseigner le politique. C’est sur le terrain que les rythmes d’exécution et les problèmes de suivi peuvent être évalués et bien lus. Les courbes et les tableaux présentés généralement pour embellir les présentations power point et épater l’assistance ne  sont généralement d’aucune utilité pour voir et toucher le résultat d’une dépense publique. Les manipulateurs d’indicateurs ne peuvent jamais vous renseigner sur la réalité de l’investissement  public sur le terrain. L’achat d’équipements médicaux ne veut rien dire en l’absence des spécialistes qui peuvent les faire  marcher. Certaines infrastructures très bien réussies sur le plan architectural ressemblent à des décors de façade beaucoup plus qu’a des entités ayant un  impact social ou économique.  

Les textes de loi, y compris la constitution, garantissent compétences et attributions et laissent à la volonté du détenteur du pouvoir le reste du travail. La rencontre avec la réalité des moyens  est plus qu’inhibitrice. Le traitement idéologique de la question du manque de moyens ou de leur mauvaise utilisation  peut être habillé avec des discours et un ensemble de messages religieux, culturels ou même sentimentaux sans pour autant échapper à la dure réalité du terrain. La culture qu’on a essayé d’introduire dans la gestion des finances publiques n’a pas encore trouvé des points d’ancrage dans la réalité  des dépensiers,  d’où la prédominance et la persistance du sentiment de suspicion chez le citoyen. 

La rencontre avec la réalité budgétaire

Exercer le pouvoir est mille fois plus difficile que jouer du rôle du juge des politiques et d’éternel scruteur des défauts. La politique est une voie qui implique une multitude de choix aussi difficiles les uns que les autres. La lettre de cadrage est un instrument gouvernemental qui tente de calmer les ardeurs des ministres. L’équation personnelle dans la gestion d’un secteur est souvent primordiale dans notre société. Tout ministre veut renforcer son image et partant, sa légitimité. Il veut réaliser pour pouvoir comptabiliser  ses apports au secteur dont il a la charge. La discussion au niveau du Conseil du gouvernement est souvent laborieuse lorsqu’il s’agit de se partager les crédits. N’oublions surtout pas le contexte…  Le gouvernement est  un gouvernement de coalition qui n’a pas donné autant d’images de cohésion que de suspicion. L’arbitrage du président du gouvernement reste absent dans le contexte actuel. Chaque ministre doit combattre pour que son département se voit accorder les moyens de sa politique. Les frictions autour de l’affectation des ressources sont difficilement dissimulables. La discussion autour de l’affectation des taxes instituées sur le sable et le ciment ont difficilement concilié les départements de l’équipement  et celui de la politique de la ville et de l’aménagement du territoire. Les ordonnateurs de la dépense publique sont hantés par le cauchemar des moyens dont ils disposent pour réaliser les projets dont ils sont les promoteurs. Appartenir au parti du président du gouvernement est à leurs yeux un facteur facilitateur. Le discours de ce dernier donnant la prééminence au chef de parti qu’il est, au détriment du chef de la majorité qu’il est censé être, ne fait que renforcer « le chacun pour soi » dans la course aux crédits.

La lettre de cadrage n’est pas un texte à caractère juridique. C’est un document d’orientation qui ne peut effacer ou contredire le caractère très politique de la déclaration du gouvernement précédant l’investiture. Acter une volonté d’agir sur les orientations en matière budgétaire n’est pas une question de circulaire à remettre aux ministres pour les surprendre à la veille d’un jour décisif pour l’enveloppe financière qui va atterrir dans les caisses d’un ordonnateur. Orienter l’utilisation des deniers publics ne peut naitre d’une lettre d’orientation. A la base, les politiques publiques sont déjà arrêtées et les grands objectifs sont déjà définis. Cadrer des dépenses ou même des recettes se fait à la lumière de la politique et de ses contingences,  et notamment des pressions sur les disponibilités financières. Ces orientations doivent s’inscrire dans une logique dynamique  s’apparentant au degré de réactivité des lève-tôt.

La prochaine lettre de cadrage dont l’attente a trop duré à cause de la crise gouvernementale, entre autres, ne va pas déroger à la règle de la rédaction.

Le retard est flagrant

Au moment où la lettre de cadrage peine à paraitre en pleine lumière, nos voisins et anciens colonisateurs et toujours inspirateurs de nos imaginaires institutionnels ont débuté le cadre de leurs choix budgétaires au mois de mars 2013 pour préparer leur PLF. Les observateurs et analystes ont attendu longtemps sans pouvoir disposer de la lettre de cadrage de notre PLF marocaine. Le délai constitutionnel de 70 jours devant enregistrer le délai officiel limite pour déposer ce document devant le parlement est proche. Les vacanciers du mois d’août et même ceux de septembre ne peuvent jurer sur le respect des délais. Dans le passé, les travaux de préparation des données prévisionnelles pour l’exercice  « N +1 »  se clôturaient avant le départ en vacances des cadres de la direction du budget. Les différentes réunions de cadrage ne portaient que sur les volumes à reconduire y compris les reports de crédit et bien sûr les nouveaux projets.  L’année dernière, ce n’est que le 22 août que la note circulaire sur le cadrage à été envoyée aux départements ministériels. 

 En attendant, contentons-nous de la précédente lettre de cadrage

Le 22 août 2012, une circulaire portant le numéro 17/2012  annonçait les priorités du projet de Loi de finances 2013. Les ambitions et la méthodologie semblaient claires et en parfait accord avec le programme du nouveau gouvernement. Les priorités sont soulignées avec une grande lucidité. Les grandes lignes  de cette circulaire-programme étaient une copie parfaite des priorités du programme gouvernemental. Le style  de cette lettre était d’une force intrinsèque pouvant  convaincre et orienter les nouveaux ministres et même les ordonnateurs qui ont le rang de ministres sans qu’ils ne soient détenteurs de portefeuilles gouvernementaux (les Hauts commissaires, le Commissaire général et le Commissaire ministériel). Les membres du gouvernement ayant la charge de mettre en pratique la volonté de réformer la gestion du pays étaient invités à proposer leur budget en symbiose avec les orientations visant à :

Améliorer la compétitivité de l’économie nationale et à appuyer l’investissement productif et les mécanismes de création de l’emploi ;

Réduire les disparités sociales et spatiales (La Banque Mondiale nous classe comme le champion du monde arabe en matière de disparités)

Réaliser les réformes structurelles « nécessaires » et améliorer la gouvernance en veillant au « retour « aux équilibres macro-économiques et financiers ».

Le dernier axe de cette circulaire était le plus détaillé. Les ambitions annoncées ne peuvent que réjouir les plus sceptiques.  

La lecture de la lettre de cadrage disponible  permet de relever :

la prédominance des généralités. Les grandes orientations annoncées sont presque étrangères à la mise en place des enveloppes budgétaires. Quels rapports entre les crédits à allouer à un ou plusieurs départements avec l’avancement de la réforme des retraites ou de la Caisse de compensation. L’amélioration de la gouvernance n’est pas  exclusivement une affaire  de « sous » et n’a pas une relation directe avec le PLF. La lettre de cadrage vise beaucoup plus le volume des crédits que les réformes qualitatives et financières.

L’absence d’orientations et d’objectifs chiffrés. Il aurait été possible de chiffrer des objectifs comme la réduction  du déficit budgétaire. Les moyens de réduction sont annoncés sans fixation de plafonds ou de seuils. La réforme fiscale est annoncée pour plus de justice et de sécurisation des recettes, l’amélioration des participations des entreprises et établissements publics est souhaitée et la maitrise des dépenses est soulignée. Certaines orientations sont données pour réduire le train de vie de l’administration et de lier la programmation des nouveaux investissements aux niveaux d’exécution atteints pour les projets et programmes en cours. La lettre de cadrage aurait gagné en poids si un travail d’évaluation de seuils de recettes ou d’économies supplémentaires avait été entrepris. C’est un chantier pour les prochains projets de Loi de finances.

Seul le troisième axe de la lettre de cadrage du PLF  2013 est détaillé. Cet axe se rapportant aux grandes réformes structurelles avance timidement quelques orientations qui peuvent facilement être chiffrées et qui sont plus proches de la réalité de la dépense publique et des dysfonctionnements de l’administration. La fixation des crédits doit être faite sur la base d’une programmation précise des dépenses avec une maitrise des coûts et des délais d’exécution. La lettre de cadrage met le doigt à ce niveau sur un grand mal qui ronge la gestion des deniers publics. Les coûts échappent à la maitrise de nos ordonnateurs d’une façon continue et les délais sont souvent dépassés pour des raisons qui sont intimement liées à la maitrise des procédures, à la notification des crédits et surtout à la mauvaise préparation des projets. Les contrats de construction de certains équipements publics sont souvent signés avant l’apurement de l’assiette foncière. Les services déconcentrés sont souvent sous-encadrés et arrivent difficilement à concrétiser les projets. La lettre de cadrage est venue leur apporter un appui à travers la fixation des enveloppes budgétaires, préalablement  pour leur permettre de commencer l’exécution dans les meilleurs délais.

Quelques mesures concrètes et ayant un impact direct sur la dépense sont clairement annoncées. Il s’agit de limiter au minimum la création de nouveaux postes budgétaires, de ne procéder à aucune construction nouvelle, de baisser les dépenses liées au parc automobile de l’Etat et de limiter les frais de réception et des missions à l’étranger. Les acquisitions de nouveaux véhicules sont suspendues au titre de l’année budgétaire. Seules celles liées à une grande nécessité sont permises. Ce sont là   des mesures qui ont certes un impact direct sur le volume de la dépense, mais qui peuvent être contournées à travers une série de pratiques possibles. Les locations d’immeubles et de véhicules  sont un recours pour pallier le manque de moyens ou de locaux.

Les différentes mesures ne portent en réalité que sur une petite partie du budget de l’Etat. La masse salariale, les charges de la dette et les coûts de la compensation ne laissent qu’une modeste capacité de manœuvre au gouvernement. Le budget d’investissement sur lequel s’exerce tous les poids liés aux dépenses incompressibles du fonctionnement, reste en deçà des ambitions et limite les effets escomptés  tant sur les disparités spatiales que sur l’amélioration des conditions d’attrait de l’investissement privé interne et international.  

La lettre française de cadrage… Un exemple en matière de fixation des objectifs

A titre de comparaison et afin d’illustrer les faiblesses de notre pratique en matière de lettre de cadrage, nous avons procédé à une lecture de la dernière lettre française de cadrage relative au PLF 2014. Nous allons constater que sa rédaction est précise ,que les objectifs sont précis et qu’elle recèle des chiffres et même des mécanismes budgétaires pour mieux suivre l’exécution de certaines dépenses ou cibler certaines économies. Les principales caractéristiques de cette lettre peuvent être résumées comme suit :

–  Les grandes orientations sont annoncées de façon succincte. Les défis liés à l’amélioration de la compétitivité, de la lutte contre le chômage et du redressement des comptes sont rappelés. Notre lettre de cadrage s’attelle de manière trop longue sur les axes du programme gouvernemental  en reprenant parfois les sous objectifs des politiques sectorielles.

– L’accent est mis sur le principal objectif, à savoir le redressement des comptes publics en tant que moyen devant renforcer les marges de  manœuvre de l’exécutif.

– Le redressement  a comme référence   une stratégie qui a été initiée en 2012 en vertu de  la loi de programmation des finances publiques pour la période 2012-2017,  avec comme objectif  le retour à l’équilibre des comptes en 2017 et ce, à travers des efforts équilibrés entre les recettes et les dépenses.  Le chiffre de 5 milliards d’euros d’économies doit être identifié par l’ensemble des ministères.

La maitrise des dépenses  doit porter sur une assiette de 100 milliards d’euros. Il s’agit du budget hors masse salariale,  charges de la dette et  pensions déduction faite des charges du personnel de l’Etat et de ses opérateurs. Ces derniers  voient le plafond des taxes affectées diminuer de 10%.

Les dépenses fiscales font partie des dispositions devant servir le redressement. Chaque ministre  doit « proposer dans le champ qui le concerne les réductions des dépenses fiscales. Le chiffre de 5% de réduction est fixé pour l’exercice 2014. 

L’exemple de la lettre de cadrage française doit inciter à une meilleure préparation des projets de Loi de finances. Il est certes trop ambitieux d’espérer arriver à un degré aussi élevé en matière de ciblage des mesures de programmation budgétaire, mais il est utile de s’améliorer  progressivement. Le Maroc a initié depuis quelques années une nouvelle approche en matière de la dépense publique. Cette approche a porté tant sur l’évaluation par « le résultat et le genre » que sur l’allégement des procédés de contrôle. Ce travail n’a pas encore été traduit par une meilleure performance de la dépense publique. C’est un autre grand chantier qui  doit guider le travail du gouvernement. Arriver à mesurer et à suivre la dépense publique et pouvoir l’asseoir sur une évaluation constante et profonde loin des logiques des taux d’engagement et de paiement serait grandement bénéfique pour le pays. Ce n’est certes pas le travail du seul ministère de l’Economie et des Finances. 

Tous les compartiments de la dépense doivent être revisités. La reconduction des crédits et leurs reports successifs ne peuvent servir l’efficacité  de la dépense. La Loi organique des finances dont le projet est devant le parlement doit introduire tous les mécanismes qui garantissent tout autant l’efficacité de la dépense, que la transparence en matière d’affectation des ressources et de leur  utilisation. 

 La prochaine lettre de cadrage dont l’attente a trop duré à cause, entre autre, de la  crise gouvernementale ne va pas déroger à la règle de la rédaction sous forme de répétitions des généralités du programme gouvernemental. Souhaitons que cette crise puisse introduire une dose de réactivité du gouvernement face aux défis économiques et sociaux connus de tous.

 
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