Enseignement

Langue d’enseignement : L’emploi a tranché

Cela fait aujourd’hui, près de 30 ans que le Maroc a adopté la langue arabe dans l’enseignement des matières scientifiques depuis le primaire jusqu’au baccalauréat. Un état de fait qui a créé une véritable fracture linguistique entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur où ces matières sont étudiées en français. Résultat : seul 1 étudiant sur dix parvient à décrocher sa licence en 3 ans, et 30% des bacheliers scientifiques préfèrent finalement s’inscrire dans des filières de sciences humaines et sociales en arabe pour fuir la question des langues. Mais, la sphère scientifique n’est pas la seule à pâtir du niveau en langues étrangères des élèves.

Le débat autour du choix de la langue d’enseignement, en particulier des matières scientifiques et techniques, dure depuis août dernier. Le texte devait être adopté au début de ce mois d’avril 2019 et finalement le vote a été reporté sine die. Cette loi-cadre, qui va de report en report, a encore un long chemin à parcourir dans le circuit législatif. Car même si elle franchit le cap de la Chambre des Représentants, elle sera soumise à une deuxième lecture à la Chambre des Conseillers, précisément au sein de la commission de l’enseignement.

Il faut dire que cette disposition d’enseigner les matières scientifiques et techniques en français est même à l’origine du blocage de l’adoption en commission parlementaire de la loi-cadre sur l’éducation.

A l’instar du Parlement, les Marocains sont aussi visiblement divisés sur la question. En fait, voilà aujourd’hui près de trente ans que le Maroc a adopté la langue arabe dans l’enseignement des matières scientifiques depuis le primaire jusqu’au baccalauréat. Une situation qui n’est pas sans créer une véritable fracture linguistique entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur où ces matières sont étudiées en français, parfois même en anglais. Fini l’arabe, sauf pour quelques filières et spécialités.

De plus, même lors de l’apprentissage des langues, les coefficients qui leur sont accordés restent très faibles par rapport aux matières scientifiques. Une autre situation qui amène l’élève à négliger les matières d’apprentissage des langues. Résultat des courses : seul 1 étudiant sur dix parvient à décrocher sa licence en 3 ans, et ces derniers désertent de plus en plus les filières scientifiques, à en croire le ministère de l’Education nationale.

En effet, 30% des bacheliers marocains scientifiques préfèrent finalement s’inscrire dans des filières de sciences humaines et sociales en arabe telles que le droit. Si l’on rajoute à cela la fuite vers les pays étrangers des cerveaux scientifiques, une fois leur diplôme en poche, c’est à se demander : où sont les scientifiques marocains de demain ? Le secteur de la recherche-innovation au Maroc, le seul à même de promouvoir la croissance économique du pays, survivra-t-il à cette hécatombe ?

Le marché du travail a fait son choix

Mais ce n’est pas tout ! La sphère scientifique n’est pas la seule à pâtir du niveau en langues étrangères des élèves marocains. « Aujourd’hui, la maîtrise parfaite des langues étrangères est explicitement exigée, lors des recrutements. Pour les postes de responsabilité, on exige deux ou trois langues. Malheureusement, rares sont actuellement les chercheurs d’emploi issus du système public qui maitrisent les langues», Essaïd Bellal, fondateur de Diorh.

Pour le patron de ce cabinet de conseil en Ressources Humaines, l’arabe est une langue d’identité et de religion. «La langue qui permet d’atteindre le savoir reste l’anglais. Or, le Maroc n’a pas actuellement les moyens de cette nécessité. Partant, le choix du français est de moindre mal car il est traduit et véhicule la science comme on peut le constater avec les prix Nobel. Ce n’est pas une question de luxe : les  gens ne comprennent pas, le débat autour de la question n’a pas sa raison d’être. Cette polémique est plutôt idéologique mais pour nous qui recrutons pour les entreprises, nous constatons qu’il n’y a pas d’égalité des chances sur le marché du travail entre ceux qui maitrisent les langues étrangères et les autres provenant du système public », martèle-t-il.

En effet, au moment où les jeunes diplômés sont confrontés au chômage, et alors que le français demeure une langue prépondérante dans le milieu des affaires, cette situation pénalise lourdement les diplômés de l’enseignement supérieur. Le manque de compétence linguistique des jeunes ne favorise pas leur insertion dans le milieu professionnel. Convaincu que l’obtention de diplômes n’est pas plus importante que la maîtrise du savoir et des compétences, le fondateur du cabinet Diorh estime que «l’ouverture du système éducatif national sur les langues étrangères, notamment dans les filières scientifiques, est indispensable pour améliorer la capacité des jeunes marocains à accéder au marché du travail et renforcer la compétitivité du Maroc dans un monde en mutation rapide ».

Il faut dire que les mutations que connait le travail dans les pays développés, mais aussi dans des pays émergents comme le Maroc se font ressentir sur les usages linguistiques qui appellent de plus en plus l’utilisation de l’écrit et des techniques de communication. C’est ainsi que l’analphabétisme n’est plus toléré dans les usines et les entreprises où toute une documentation relative aux activités et actions professionnelles a recours à l’écrit. Par exemple, les usines de Renault à Tanger et à Casablanca, entre autres unités industrielles du Royaume, recrutent des personnes ayant une bonne maîtrise du français pour comprendre les instructions relayées oralement quant au montage de telle ou telle pièce et surtout pour lire les explications fournies par les documents de plus en plus numérisés.

Le Maroc qui a fait des nouveaux métiers mondiaux (automobile, aéronautique, électronique, offshoring, énergie renouvelable…) le fer de lance de sa stratégie industrielle, n’a plus le choix. «Nous opérons dans un secteur très exigeant en matière de sécurité où toutes les procédures sont en anglais et en français. Tout technicien du secteur aéronautique doit maitriser au moins l’une de ces deux langues. Il est amené également à rédiger un rapport en cas de problème ou de panne. C’est pourquoi, le premier critère pour les jeunes marocains désirant intégrer l’Institut des Métiers de l’Aéronautique (IMA) de Casablanca, est la maitrise du français et/ou l’anglais », souligne Hamid Benbrahim El Andaloussi Président de l’IMA, qui estime que « le débat actuel autour de la question de la langue d’enseignement appartient au passé et que l’heure devrait être plutôt comment mettre les jeunes marocains à l’apprentissage du mandarin et du codage ». Pour rappel, depuis sa création en 2011, l’IMA a formé 6.000 jeunes (50%/50% entre la formation qualifiante et la formation continue).

Autre exemple, les centres d’appel implantés dans les quatre coins du pays qui exigent des recrues une excellente élocution. «Notre secteur crée 5000 emplois par an. Et, on pourrait bien en créer 10.000 voire 15.000 par an, si on trouvait les compétences. Aujourd’hui au Maroc, il n’y a pas de ressources suffisamment qualifiées. C’est pour cela que nous recrutons aujourd’hui en Afrique subsaharienne pour faire face à une demande de plus en plus exigeante du client, notamment sur la maîtrise du français », explique Youssef Chraibi, PDG Outsourcia.

Professeur de Sociolinguistique à l’Université Ibn Tofail, Leila Messaoudi qui s’est penchée sur la question à travers plusieurs publications et enquêtes, estime que s’il ne faut pas perdre de vue les aspects intimement liés à l’affect et à l’identité, il faut bien convenir de l’importance de la langue dans les transactions commerciales. « Les langues n’ont pas la même valeur sur le plan économique. En contexte plurilingue comme celui du Maroc, telle langue peut rapporter gains et profits tandis que telle autre serait reléguée au second plan. L’une permettrait une insertion professionnelle réussie, tandis que l’autre condamnerait au chômage : c’est le constat que l’on fait régulièrement en observant les profils des jeunes diplômés chômeurs au Maroc. Le plus souvent ceux qui maitrisent les langues et particulièrement le français sont insérés et ne chôment pas longtemps », dit-elle.

Langue et milieu professionnel

Au Maroc, le rôle que joue la langue dans le secteur économique et le milieu professionnel commence à intéresser les chercheurs et l’articulation possible entre la langue de travail et le fonctionnement (et même la productivité) de l’entreprise est abordée sous différents angles. C’est ainsi que des travaux de terrain réalisés par des doctorants et jeunes chercheurs au sein du laboratoire Langage et société-URAC 56 de l’université Ibn Tofail de Kénitra, portent sur les enjeux linguistiques et le jeu des langues dans les technolectes savants et ordinaires et leur relation à l’économie et à l’insertion professionnelle. «On prend conscience en fait de l’importance des langues sous l’effet de la multiplication des moyens de communication via internet, de la prolifération des échanges au sein de réseaux sociaux, du développement du marché mondial, du libre échange, de la globalisation, de la délocalisation de multinationales… », précise Leila Messaoudi, qui a mené avec ses équipes des enquêtes sur le terrain auprès des patrons d’entreprises sur l’axe Casablanca-Rabat-Kénitra (voir interview).

Il ressort de ces enquêtes, par exemple, que la langue de l’entretien d’embauche dans les entreprises et dans les secteurs de la santé des assurances et des banques est la langue française, tandis que dans celui de l’automobile cette même langue est employée à 80 % (les 20 % restants étant issus de mélanges entre le français et l’arabe dialectal ou le français et l’anglais mais plus rarement). On y apprend que la langue de travail à l’écrit est le français dans toutes les entreprises visitées et tous les secteurs retenus.

A noter toutefois, que dans d’autres secteurs non retenus dans ces enquêtes comme la poste Barid Al-Maghrib ou les télécommunications comme Maroc Telecom, c’est le bilinguisme arabe standard-français qui prévaut dans les documents mis à la disposition du public. Dans certaines banques, les documents pour les aspects juridiques pointus (dans certains contrats et dans le service du contentieux, c’est l’arabe standard qui est utilisé). « La maîtrise de la langue française peut être un facteur déterminant dans la progression au cours des carrières ; elle est même dans certaines entreprises « primée »», fait constater Leila Messaoudi.

Mais, force est de constater que dans ce marché où les langues sont porteuses de valeurs économiques, celle qui émerge en exerçant un monopole quasi exclusif revêtant ainsi un caractère hégémonique est bien la langue française. « Rien d’étonnant pour cela puisque, entre autres facteurs, figure celui que la plupart des investissements étrangers sont d’origine française et dominent ainsi le marché économique marocain. C’est ce qui explique l’engouement observé pour l’apprentissage de la langue française motivé non seulement par le rayonnement culturel de cette langue, mais aussi et surtout par sa position dans le secteur économique marocain et son rôle dans le monde du travail », analyse Messaoudi.

C’est à se demander si ce statut socioéconomique attribué de fait à la langue française persistera-t-il face à l’anglais ou encore le mandarin ?

 
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