Le Maroc gagnerait à adopter une «stratégie des fins» plutôt qu’une «stratégie des moyens»
Quelles lectures peut-on faire de la pandémie du Covid-19 en termes de géopolitique ? Le Coronavirus a-t-il modifié les rapports entre pays ? Autant de questions qui se posent désormais avec acuité. Mehdi Hijaouy et Adil Mesbahi, apportent leurs analyses d’experts sur la période post-Covid-19 en matière de géopolitique.
Challenge : Depuis la survenance de la crise du Coronavirus, quels sont les faits qui retiennent l’attention au niveau géopolitique ?
Adil Mesbahi : Hormis de rares exceptions, partout dans le monde, c’est le repli national et le chacun pour soi. La première puissance mondiale a dégainé un plan de sauvetage de son économie, à hauteur de 2 200 milliards de dollars. L’Union Européenne par le biais de sa banque centrale a sorti l’artillerie lourde, en annonçant le rachat à hauteur de 750 milliards d’euros de dettes des pays membres. Et la France a dégainé un plan d’urgence de 110 milliards d’euros, afin de soutenir ses premières mesures socio-économiques. A ces plans d’urgence, mettant sous perfusion les grandes économies mondiales pendant la crise, s’ajouteront des plans de relance, à la sortie de la crise.
Challenge : Qu’en est-il de la Chine ?
Mehdi Hijaouy : Usine du monde, la Chine se voyait première puissance économique mondiale dans un horizon proche. Structurellement et démographiquement elle en avait les moyens, et stratégiquement elle était sur le bon chemin. C’était sans compter sur la présente crise, pendant laquelle de nombreux pays ont réalisé l’ampleur de leurs dépendances vis-à-vis de la Chine, révélant au grand jour, la forte dépendance de l’économie chinoise au reste du monde. Aussi, nous observons dès aujourd’hui et cela sera amplifié à la sortie de crise, un mouvement de réduction des dépendances à la Chine, provoquant un recul relatif de la seconde puissance économique mondiale.
A.M: Effectivement, il s’agit d’un recul relatif, car dans l’absolu, il n’est pas exclu que la Chine se retrouve à la tête de l’économie mondiale, étant donné le mouvement de récession généralisé des puissances mondiales. Nous aurons une première indication confirmant ou infirmant cette tendance, dès cette année. Car, faut-il rappeler que dans le pire des scénarii, il faudra vivre avec cette pandémie pendant des années.
Challenge : Quid des pays émergents et de l’Afrique ?
M.H.: Touchés au même titre que les grandes puissances mondiales, les émergents manqueront de moyens pour saisir les opportunités post crise, car ils ne pourront compter ni sur les appuis financiers internationaux, ni sur les investissements directs étrangers. Nous le savons déjà, après la crise, les confrontations économiques seront plus dures. Et appuyer les mécanismes de soutien aux émergents par les grandes puissances économi-ques, ne peut se faire qu’à leurs dépens. Les émergents ne pourront pas non plus compter sur leurs ressources économiques nationales, car entamées par la crise. Résultat, les grandes puissances économiques rebondiront bon an mal an, en activant tous les leviers. Quant aux émergents, ils ne devraient pas tirer profit de cette crise, pas faute d’opportunités, mais de moyens.
A.M.: L’Afrique est le continent qui a la plus jeune population au monde. Moins touchés par la crise sur le plan sanitaire, les conséquences économiques et sociales sont toutefois plus à craindre, étant donnée la fragilité socio économique structurelle des pays du continent. C’est à la lumière de cet éclairage que la question de la suspension/annulation de la dette africaine doit être lue. L’Occident craignant à la sortie de la crise de déferlantes vagues migratoires, et la Chine prise dans le piège de ses concurrents et homologues du G20. Car derrière la récente décision du G20 d’un premier moratoire d’un an sur le remboursement de la dette africaine, se cache une guerre économique invisible contre la Chine. Rappelons que plus d’un tiers de la dette africaine est détenu par la Chine, qui se retrouve contrainte de céder, au risque de fâcher ses précieux partenaires africains.
Challenge: Quelle autre lecture faites-vous de cette crise ?
A.M.: Parlons santé, parlons économie, parlons social, et enfin parlons environnement. Parlons santé. Selon l’OMS, la malnutrition et les problèmes liés à l’eau occasionnent annuellement 18,1 millions de décès. Quant à la grippe, elle est responsable annuellement de 550 mille décès, lorsqu’on compte à ce jour, environ 200 mille décès liés à la pandémie du Coronavirus. Et que dire par exemple de l’industrie du tabac, responsable annuellement du décès de 6,2 millions d’individus. Admettons que les préoccupations de nos sociétés en matière de santé sont à géométrie variable. Parlons économie. L’industrie pharmaceutique progresse ces dernières années au même rythme que le vieillissement de la population mondiale. Son poids économique est très important, avoisinant mille cinq cent milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel. Admettons que les immenses enjeux économiques de l’industrie pharmaceutique ne peuvent se conjuguer avec ceux des exigences de santé publique. Parlons social. Prenons exemple du nombre de milliardaires dans le monde. Leur nombre a presque triplé au cours de la dernière décennie. D’après le classement du magazine Forbes, ils sont 2095 cette année, totalisant 8 mille milliards de dollars. Selon Oxfam, l’année dernière, 26 milliardaires détenaient autant d’argent que la moitié de l’humanité. Admettons que nos sociétés peuvent progresser dans le social, en matière de taxation des riches individus et des grandes entreprises, et notamment des paradis fiscaux abritant des dizaines de milliers de milliards de dollars et qui coûteraient annuellement environ 350 milliards de dollars de pertes fiscales aux Etats. Enfin, parlons environnement, le seul gagnant, du moins, le temps de cette crise. Admettons une bonne fois pour toutes, que l’homme est la principale menace pour lui-même, et la principale clé pour sa survie.
Challenge: Quelles sont les principales incertitudes et les principaux risques inhérents à cette crise ?
M.H: Par essence, lors de la survenance d’une crise, il n’est pas aisé de pronostiquer avec précision sa durée et ses conséquences. La pandémie du Coronavirus ne fait pas exception, tant on ne peut répondre à de nombreuses interrogations. S’agissant des principaux risques, ils sont au nombre de quatre : sanitaire, économique, social et sécuritaire. Notons que la pandémie du Coronavirus nous rappelle collectivement et individuellement à assurer les deux premiers niveaux de la pyramide de Maslow : nos besoins de base et nos besoins de sécurité.
Challenge: Quels sont les leviers dont les pays ont eu recours pour faire face aux risques inhérents à cette crise ?
M.H.: Tout observateur peut dire quels leviers ont été privilégiés dans le traitement de cette crise. Sans surprise, la Chine a usé principalement du levier sécuritaire, et la France du levier social. Quant à l’Iran, son isolement géopolitique l’a contraint à activer le levier économique, en sacrifiant le sanitaire. Plus généralement, face à cette menace multiforme, nouvelle et immédiate, l’usage de l’Intelligence Economique et Stratégique peut être décisif, notamment en mobilisant quelques unes de ses « armes », aussi bien défensives, qu’offensives. Cela étant dit, le challenge est de taille, et tous les leviers possibles et imaginables sont les bienvenus, du moment qu’ils s’inscrivent dans une stratégie. D’abord sanitaire, cette crise provoque une crise économique, puis une crise sociale, un cocktail explosif sur le plan sécuritaire. Arrêtons-nous, sur ce risque. Les services secrets français ont déjà alerté sur les risques sociaux, et malgré tous les moyens déjà mobilisés, la France est exposée aux risques d’émeutes de la faim et leurs conséquences en matière de troubles civils. L’effet cocotte-minute est à craindre chez la population la plus modeste, soumise à de multiples pres-sions, sans espoir d’un meilleur lendemain.
A.M.: Après la crise du Coronavirus, le monde ne sera plus le même. Plus que l’effet papillon, désormais, nous parlerons de l’effet Coronavirus. Avec un retour en force de l’Etat. De l’Etat stratège et de l’Etat résilient. Moins de vide et de dépendance stratégiques, et plus de protection de la population et des ressources essentielles à la continuité d’une nation.
Challenge: Difficile de savoir quand est-ce que cette crise va se terminer. selon vous, quelles sont globalement les phases par lesquelles devraient passer les gouvernants et les populations ?
M.H: Les gouvernants passeront par 4 phases. D’abord, le déni. C’est l’étape pendant laquelle de nombreux gouvernants ont minimisé la nouvelle qui semblait tellement énorme qu’elle en devenait incroyable. Ensuite, l’improvisation. L’absence de prévision a laissé la place à l’improvisation. Face à l’urgence de la situation, nombreux gouvernants ont été contraints de faire face uniquement au risque sanitaire. Or la stratégie du confinement prolonge la crise, tout en ne mettant pas fin à la propagation du virus. Seule l’immunité collective permet de stopper la propagation du virus, en l’absence de traitement et de vaccin. Puis, vient le temps de la gestion, après le déni et l’improvisation. La pensée tactique, voire stratégique remplit progressivement le vide stratégique initial. Certains pays envisagent le temps long, à horizon de plus ou moins 3 ans, lorsque d’autres se focalisent sur les urgences du moment. Et certains gouvernants appréhendent tous les aspects de la crise, lorsque d’autres se focalisent sur l’urgence sanitaire. Enfin, viendra le temps du bilan, où les vérités d’aujourd’hui ne seront pas celles de demain. Les stratégies et tactiques décidées et suivies en pleine crise seront peut-être appréciées différemment. Le rapport coût-bénéfice des mesures prises et les conséquences sanitaires, économiques et sociales seront lus rétrospectivement plus sévèrement par les populations. Dans certains pays, la colère succédera à la peur, et la protestation à l’adhésion. A l’heure du bilan, les gouvernants gestionnaires seront malmenés, et les stratèges encensés.
A.M: Les populations passeront également par 4 phases. D’abord, la sidération face à la crise et à la réaction des gouvernants. Ensuite, la peur. Psychose collective et angoisse individuelle, où l’on a peur de la mort, de l’inconnu et des difficultés à venir.
La population mondiale est aujourd’hui confinée à plus de 4 milliards d’individus sur 7. La peur est généralisée face aux nombreuses incertitudes sanitaires, économiques, sociales et sécuritaires. Peur accentuée par le confinement qui dure et dont on ne voit pas l’issue, en l’absence de traitement et dans l’attente d’un hypothétique vaccin. Peur amplifiée par notre société de l’information et par une communication anxiogène des politiques, des experts scientifiques et du corps médiatique. Les médias faisant la course quotidienne à l’audimat, il est difficile de résister à leur matraquage aussi incessant qu’intense. Sans oublier la désinformation, entre faux espoirs et autres déceptions. Puis, viendra l’espoir. Espoir d’un déconfinement, d’un traitement, et d’un vaccin, synonymes de la victoire de la vie. Enfin, sonnera l’heure du bilan. Le moment où les gouvernants devront rendre compte à leurs populations, et où ces populations exprimeront leur gratitude ou leur mécontentement.
Challenge: Quelle appréciation faites-vous de la gestion de cette crise au Maroc ?
M.H: Sa Majesté le Roi Mohammed VI a eu deux initiatives remarquables pour lutter contre cette épidémie : la création du Fonds spécial, et la coopération africaine. A date, la création du Fonds spécial est le meilleur exemple de l’usage de l’Intelligence Economique et Stratégique dans la crise du Coronavirus. Plus qu’un levier, il s’agit là d’une « arme de guerre » contre les conséquences socio-économiques actuelles et à venir. Pour les observateurs attentifs que nous sommes, le Royaume a manifestement sa propre stratégie de gestion de cette crise. D’abord, en prenant en compte les priorités et les orientations stratégiques de nos décideurs. Ensuite, en observant les stratégies et les bonnes pratiques des pays confrontés à la même situation. Enfin, en prenant en considération les spécificités de notre pays. Ce faisant, le Maroc est cité en exemple dans sa gestion de la crise, et certaines de ses initiatives sont reprises. Parmi les réussites du Royaume, citons également les nombreuses actions de solidarité sociale et d’innovation conjoncturelle, sans oublier l’excellente protection sécuritaire, grâce notamment au pôle DGSN, DGST.
Challenge: Que proposez-vous en matière de communication de crise ?
A.M.: Avant de vous répondre, je souhaite faire référence au psychologue et économiste Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002 pour ses recherches sur les biais cognitifs. Ses travaux en neurosciences et en sciences comportementales, distinguent la pensée automatique, de la pensée rationnelle. Il a démontré que notre cerveau fonctionne selon ces deux modes de pensée. Le premier est un mécanisme de pensée automatique et incontrôlable. Le second est un mécanisme de pensée rationnel et analytique. Et il se trouve que le mécanisme de pensée automatique est à l’origine de 80% de nos actions et réactions. Or, ces biais cognitifs de la pensée diminuent l’efficacité de la communication officielle, car pour obtenir l’engagement dans un comportement, la communication doit surtout s’adresser à l’émotion. De ce fait, en ce temps de crise où l’information est anxiogène pour la population, la communication doit motiver plus que convaincre, et tous les communicants doivent (ré)apprendre à communiquer moins et mieux.
Challenge: Vos propositions en matière de gestion de crise ?
A.M.: En termes de stratégie globale de gestion de la crise du Coronavirus, le Maroc gagnerait à adopter une « stratégie des fins » plutôt qu’une « stratégie des moyens ». La stratégie des fins consiste à se projeter dans l’après crise, et faire en sorte de limiter l’ensemble des impacts, une fois sorti de crise. Car face aux inconnues, telles : la durée de la crise, la survenance de vagues successives, la disponibilité d’un traitement, et d’un hypothétique vaccin sous plus ou moins 2 ans, il importe grandement de ne pas subir les événements. Concrètement, cela plaide pour un confinement systématique et indifférencié limité dans le temps. Un confinement ciblé devra se substituer au confinement généralisé. Cela revient à réserver le confinement uniquement aux populations à risque devant ce virus. A leurs domiciles, ou dans des lieux mis à disposition par les autorités, ces personnes seraient protégées, le temps que l’épidémie s’éteigne ou qu’un traitement ou un vaccin deviennent disponibles.
M.H.: Notre principale proposition en matière de gestion de cette crise est la mise en place d’une Task Force, composée d’experts marocains. Une équipe resserrée, et des profils répondant à quatre exigences : la confiance, l’indépendance, l’expertise, et la faculté de penser en dehors du cadre. Cette équipe aurait pour objectif de mettre à la disposition de la cellule de gestion de crise pilotée par notre Souverain, la meilleure lecture de la situation, et une prospective pertinente de son évolution, et ce, à tout instant. Enfin, les travaux de cette Task Force en matière de veille stratégique, de coordination et de suivi lui permettront d’identifier les meilleures options pour les arbitrages et les prises de décision.
Challenge: un dernier mot ?
A.M: Cette crise rebattra les cartes à l’échelle mondiale. Lorsque les pays gestionnaires sont la tête dans le guidon, les stratèges préparent déjà l’après crise. Alors, pour ma part, ça sera deux mots : Mindset et Stratégie. Mindset, car face à une situation exceptionnelle, il importe d’avoir le « bon logiciel ». Et le fait est, très peu sont « armés » du « bon ». Stratégie, car dès aujourd’hui, il importe de prendre de la hauteur par rapport à la crise et de voir loin. Les éminents stratèges militaires savent qu’il faut privilégier une « stratégie des fins » en pareille situation, et esquisser des scénarii à l’horizon 2022.
M.H: La gestion de l’épidémie du Coronavirus sera vraisemblablement le défi du Maroc de SM le Roi Mohammed VI. Initiée par notre Roi depuis une décennie, l’Intelligence Economique et Stratégique a fait ses preuves. En pleine guerre contre le Coronavirus, notre Souverain en a fait usage, montrant ainsi le chemin.
Bio express :
Mehdi Hijaouy Expert en Intelligence Economique et Stratégique, Mehdi Hijaouy est titulaire de deux Executive MBA de l’Ecole de Guerre Economique de Paris. Mehdi Hijaouy est expert international en affaires sensibles, et dispose d’une grande expérience dans la sécurité étatique.
Adil Mesbahi Expert en Intelligence Economique et Stratégique, Adil Mesbahi est ingénieur d’une grande école française, formation complétée par un MSc et quatre MBA.
Après une riche expérience dans le conseil et la banque, Adil Mesbahi est professeur, auteur, analyste et conseiller auprès de Décideurs économiques et étatiques.