Le Maroc, terre du doing business mais pas du business en douce
Le Maroc l’aura compris et ne s’en prive pas. Devenir le hub régional sur le continent africain et sur la région MENA lui confère un statut, une stature, celle d’un pays plus qu’attractif et certainement compétitif pour capter les investissements des grands groupes internationaux, les amener à s’y installer confortablement et naturellement durablement.
Un objectif atteint et sans cesse renforcé par la valorisation de la géographie, stratégique du Royaume, par le climat des affaires, par une main d’œuvre tout autant qualifiée qu’à coût très accessible. Néanmoins on s’interroge. N’est-il pas là d’autres facteurs qui favoriseraient le choix du Royaume ? Ne l’associerait-on pas à terre de passe-droit, et disons-le sans détour, terre de pratiques tout autant interdites que courantes, terre de corruption ?
Il semble bien que les opérateurs ALSA et IBERDROLA, ces géants espagnols, familiers dans notre paysage urbain, soient soupçonnés, voire accusés, de cette impensable bassesse.
ALSA (Acronyme de AUTOMOBILE LUARCA SA) est sans conteste l’opérateur leader dans le secteur du transport de voyageurs en Espagne. Ce sont plus de 100 ans d’expérience qui auront intégré ALSA dans le groupe britannique National Express, opérateur de transport public international par autobus, autocars et chemins de fer, et qui exerce son activité au Royaume-Uni, en Europe Continentale, en Amérique du Nord, au Moyen-Orient et au Maroc. ALSA détient une flotte moderne constituée de 2596 autobus, qui transportent annuellement plus de 300 millions de voyageurs, grâce à plus de 8500 professionnels qui veillent à répondre aux besoins et attentes des clients. Au Maroc, ALSA compte bien des villes… mais le compte n’y est pas !
Si ALSA occupe bien des territoires et des segments, transport urbain, touristique, scolaire, personnel d’entreprises, dans 6 grandes villes du Royaume. Avec un parc de 1745 autobus répartis sur les 6 villes – Casablanca 700, Rabat 350, Marrakech 257, Agadir 206, Tanger 192 – Khouribga 40- l’opérateur préoccupe dans certaines villes. Un parc d’autobus vieillissant à Marrakech, de bien plus de 20 ans, un parc toujours en quête de renouvellement, et une Cour des Comptes qui épingle l’entreprise pour bien des infractions, ne font pas de l’opérateur le partenaire que l’on pensait. A Agadir, le groupe ne fait pas autrement ! Un programme d’investissements loin d’être honoré, et peine à l’être, avec moins de 50%, avec à nouveau la Cour des Comptes qui repointe du doigt l’opérateur pour de massives violations financières. Et Khouribga, plus petite agglomération que ses consœurs, fait aussi les frais des agissements du groupe espagnol. Sur 40 autobus acquis par l’autorité délégante, moins de 20 véhicules circulent dans la ville. Les autres autobus sont, eux, tout simplement loués à des tarifs symboliques aux autres filiales de l’opérateur.
Et l’envers de la médaille serait-il tout autre ?
A poser la question, s’installe le doute. On ne saurait ignorer qu’au géant sont associés bien des scandales en Espagne, lesquels forcément renvoient à évoquer le code éthique de l’institution. Un code disponible en ligne, caractérisant ALSA d’entreprise honnête, qui fonctionne selon une éthique faite de valeurs, d’engagements, et une déontologie faite de normes professionnelles. Et l’on lit que ces fondamentaux sont applicables et appliqués par la marque quel que soit le territoire, dans le monde, où elle opère et opérera. Ainsi, cette lecture nous autorise à conclure que tout acte, toute omission, susceptibles de générer, voire juste de suggérer une éventuelle transaction faite de corruption et/ou de pots-de-vin, doit être dénoncée, portée à la connaissance des gardiens du temple. A titre indicatif, sont considérés entre autres comme actes contraires au Code sacré, la corruption, le trafic d’influence, les pots-de-vin etc…ainsi que tout autre acte de nature similaire qualifié dans le code pénal.
Cela pour une lecture sensée. Mais la réalité, est-elle censée coller ‘’au papier’’ ? La logique voudrait que oui, sauf que logique du papier et logique des pratiques ne s’accordent pas toujours. Prenons l’exemple, en Espagne, où le Groupe WIN avait saisi la justice, en août 2018, à travers Tatiana Yanez-Barnuevo, porte-parole et conseillère unique du groupe municipal Ganemos Santander Si Can, accusant Monsieur Gema IGUAL, maire de Santander, pour de prétendus détournements de fonds publics, de falsifications, de trafic d’influence et d’irrégularités dans l’attribution des marchés de transport public, où…les filiales du géant des transports, ALSA, auraient bénéficié de contrats à gros millions ! Probable que l’affaire ne soit pas simple, mais, si avérée, elle est indéniablement grave.
Au Maroc, ALSA n’échappe pas au soupçon d’usage de procédures frauduleuses pour servir ses intérêts.
Selon les termes d’une plainte déposée contre l’homme d’affaires José Faya Lopez, ce dernier aurait facturé un montant de 95 580 euros, et nous citons ‘’dont Gomez de la Serna (SCARDOVI) a perçu 35% et M. Aristegui (KAMAROC) l’équivalent’’. En citant toujours, selon Infolibre, ‘’ALSA a payé ces Messieurs pour bénéficier des contrats au Maroc’’. ‘’ALSA a tenté d’annuler les contrats de ces Messieurs pour acquérir l’entreprise de transport de Rabat, payant même à une société liée à d’anciens députés du PP, près de 100 000 euros’’. Et cela ne s’arrêterait pas à cette seule tentative. D’après ces mêmes accusations, portées en justice, la compagnie se serait engagée à verser 200 000 euros si M Aristegui venait à convaincre les autorités habilitées à faciliter et flexibiliser le règlement des transports urbains, à Rabat entre autres. ALSA aurait aussi recouru aux services de lobbying mené par les anciens députés PP Gustavo de Aristegui et Pedro Gomez de la Serna pour tenter de remporter le contrat des transports publics à Rabat. Un rapport de l’unité d’aide au parquet anticorruption de l’Agence fiscale, enregistré auprès du Tribunal National, précise que la société Dial Trading, appartenant à José Faya Lopez, a perçu 95 580 euros du Groupe ALSA.
La liste des plaintes ne s’écrirait pas, au final, sur une seule page. Retenons parmi toutes, ce contrat de conseil et de prestations de services professionnels, à Madrid, daté du 1er août 2011, conclu entre la société Faya et Francisco Javier Carbajo de la Fuente, lui, vice-président de la compagnie d’autobus, et tel que l’avance le journal La Nueva Espana.
L’accord entre Faya et ALSA avait pour motif ‘’de participer à un appel d’offres à Rabat pour la gestion des transports urbains’’. Le document qui y fait référence, précise la contrepartie que la compagnie d’autobus aura à verser : ‘’ALSA versera à Dial Trading la somme de 12 500 euros… par mois !’’. Dans le cas où ALSA décide de soumettre une offre dans le cadre de l’appel d’offres dans les 1é mois suivants, à compter de l’appel des autorités compétentes ayant abouti à l’attribution de celui-ci, Dial Trading recevra d’ALSA la somme de 200 000 euros à titre de prime de réussite’’. A le répéter, la liste serait longue, mais on retiendra qu’ALSA serait accusée et poursuivie en justice en Espagne pour nombre d’affaires similaires.
Les ou… quelques groupes espagnols, seraient-ils abonnés ‘’au mode privilège’’ ?
Voilà une autre entreprise espagnole qui traînerait aussi des casseroles, IBERDROLA SA, l’entreprise espagnole spécialisée dans la production, la distribution et la commercialisation d’électricité et de gaz naturel. Des affaires sombres, douteuses, seraient devant la justice. IBERDROLA dont le siège social est situé à Bilbao, au pays basque, figure au rang des 10 plus grands producteurs mondiaux d’électricité, et est le leader mondial dans la production éolienne. Elle est aussi le plus gros producteur d’énergie nucléaire en Espagne. Elle est active sur 4 continents et compte environ 30 millions de clients, employant plus de 37 637 personnes à travers le monde. Voilà qui plante donc le décor !
Venons-en à ce qui défraie son actualité. Depuis l’été 2021, le PDG d’IBERDROLA est mis en examen dans une affaire d’espionnage ! Une très lourde accusation dans un secteur d’activité stratégique depuis toujours et encore plus dans le contexte international actuel ! Le PDG du groupe espagnol d’électricité et 3 autres cadres sont accusés de corruption présumée, de violation du droit à la vie privée et de falsification de documents commerciaux. La Haute Cour de Justice d’Espagne a mis en examen lors du mois de juin le Directeur Général d’IBERDROLA, Ignacio Sanchez Galan, dans le cadre d’une enquête sur une affaire d’espionnage présumée, remontant à la période 2004-2017, selon un document judiciaire. La justice enquête actuellement sur son rôle dans l’embauche de l’ancien chef de la police José Manuel Villa Jero, sorti de prison en mars dernier après 3 ans de détention préventive dans une affaire distincte portant sur des allégations de blanchiment d’argent et de corruption de fonctionnaires.
Tout comme l’opérateur ALSA, installé au Maroc, IBERDROLA a pris, cet été, la décision de s’y installer à son tour. L’entreprise connaît le Maroc. Elle y a effectué des opérations, telles qu’avec l’ONE en 2007, qui signait avec IBERDROLA Energies Renouvelables un accord de principe pour une étude de faisabilité portant sur la construction de 2 parcs éoliens d’une puissance de 100 MW chacun, à Taza et Laâyoune. Les 2 parcs devaient être exploités sur une période de 20 ans par un consortium à créer autour d’IBERDROLA dans le cadre de l’initiative Energie Pro, comme le rapportait la presse.
Le Maroc, terre du doing business mais pas du business en douce
A renforcer légitimement sa place en tant qu’hub régional, en place privilégiée pour les affaires, le Maroc est également conscient que le climat des affaires est essentiel. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. Bien des entreprises associent l’attraction du Maroc à un manque de transparence, à la pratique courante de la corruption, et y viennent pour ces raisons. Si la plupart des investisseurs étrangers, petits, moyens ou gros, sont droit dans leurs bottes, attachés aux fondamentaux éthiques et déontologiques, exerçant dans loyauté et vérité, il s’agit aujourd’hui comme demain, de faire preuve de vigilance et d’exigence à l’encontre des opérateurs qui seraient sous le coup d’actions en justice dans leurs pays d’origine, voire autres où ils sont en activité.
L’image du Royaume n’est pas négociable, lui qui, chaque jour, imprime une nouvelle et belle page de son histoire économique, lui, toujours fier de son Histoire, ne la mêlera pas aux sombres histoires de capitaines d’industries, mais il devra agir pour que les investisseurs ne viennent pas uniquement pour un jour repartir en ne lui laissant que les murs. Notre pays devra agir pour que les investisseurs, qu’il accueille et accueillera toujours dans les meilleures conditions -on sait la compétition bien rude sur ce registre- il devra amener les investisseurs à participer à la recherche & développement, et là sera partagée une véritable valeur ajoutée, des plus profitables à tous. Si le prix d’un capital marque, d’une image est abstrait, difficilement calculable, ce qui la fait est, lui, concret…très concret !
Nous vous renvoyons à ce geste de Ronaldo, écartant les bouteilles de Coca-Cola pendant la conférence de presse à l’Euro 2021. 4 milliards de dollars de perdus en une séance boursière pour la marque mastodonte mondial !
Cela invite à des changements de paradigmes. Qu’il s’agisse de la ‘’junk food’’ ou des investissements dans les industries, les services, la technologie etc…, la frontière entre réussir ou se crasher est très très poreuse. Aussi disons-le, levons donc le doute sur le Maroc terre d’investissements, donnons la certitude qu’il fait bon s’y installer dans un deal win-win.
Casablanca et ALSA , un contrat qui interroge !
En avril 2019, l’ECI AL BAIDA lançait un nouvel appel d’offres après avoir annulé celui de juin 2018.
Une première au Maroc pour ce nouvel appel d’offres en matière de gestion déléguée : il se décline en 2 phases, l’une dite de ‘’présélection’’, l’autre dite de ‘’dialogue compétitif’’. On s’interrogerait à l’époque quant aux motifs de l’annulation du 1er appel d’offres et à cette nouvelle approche, en 2 temps, et à raison. Voilà que l’on constate que la phase de présélection n’était qu’un dispositif pour exclure de fait les opérateurs nationaux ! Les critères retenus sont là pour y veiller :
-justifier d’au moins 7 années d’exercice dans l’activité de transport public urbain, et non d’autant d’années d’expérience, ce qui est l’usage !
-justifier de 3 ans d’expérience sur les 5 dernières années dans l’exploitation d’un réseau de transport public urbain par bus dans une ville d’au moins 800 000 habitants
-et cerise sur le gâteau, avoir un effectif au moins égal à 2000 personnes !
Quel opérateur national remplirait donc ces critères ? Clairement aucun ! Voilà qui règle ce volet présélection, voilà qui défavorise les opérateurs nationaux et voilà qui ouvre le champ aux groupes étrangers ! L’association des transporteurs urbains a rué dans les brancards, saisissant l’autorité délégante en juin 2019, puis en juillet de la même année le Wali de Casablanca, soulignant la partialité, l’injustice. C’est resté lettre morte, laissant les transporteurs nationaux se contenter de ce silence assourdissant !
Et quid de la phase 2, dite ‘’de dialogue compétitif’’?
Ni plus ni moins qu’une étape ouvrant le champ à un contrat hors normes, et contraire à la loi 54-05 régissant la gestion déléguée des services publics. Les nationaux exclus, les opérateurs étrangers avaient la voie libre. Une voie qui a consacré l’opérateur ALSA, lui attribuant un contrat de gestion déléguée sur 10 ans, renouvelable pour une période de 5 ans ! Une forme inédite de méthode disions-nous. Inédite aussi dans sa violation totale de la loi 54-05. Un contrat qualifié de léonin…. Expliquons : un contrat qui attribue tous les avantages et la part du lion au groupe espagnol ! Et entendons bien, avec transfert de la totalité des risques à l’Autorité délégante, donc à la ville et aux communes !
Au final un contrat au détriment des finances publiques, un financement direct par la ville, et un système de forfait de charges qui assurent à l’exploitant de ne prendre aucun risque industriel, car ne finançant rien mais lui assurant une marge de près de 100 millions de DH annuellement !
Pour ALSA c’est tout bénéfice, pour la ville, plutôt pour ses contribuables ils n’ont que leurs yeux pour pleurer !
Et à pleurer, autant verser toutes les larmes de son corps, ALSA ayant présenté un avenant à la ville au bout de 8 mois d’exploitation demandant une révision du contrat, avec des demandes impérieuses, et inutile de les énoncer ici, soit parce que compliquées techniquement à comprendre, soit parce que difficile à comprendre philosophiquement. Retenons juste que cet avenant aurait été signé en octobre 2020 !
Par Salim Brahimi, professeur universitaire