Le monde arabe en 2033 [Analyse]
En ces temps de pandémie du Coronavirus, Adil Mesbahi, entre autres auteur d’ouvrages de géopolitique nous propose une prospective à horizon 2033. Cette semaine, l’auteur se penche sur le monde arabe. A chaque lecture, un éclairage macroscopique sera apporté, tout en faisant ressortir les plus significatifs des scenarii.
La géopolitique des crises
2011, le «printemps arabe», large mouvement transfrontalier d’une jeunesse arabe, portant des aspirations économiques, sociales et politiques. Plus qu’une crise, une démonstration de la géopolitique de l’humiliation, de la colère et de l’espoir. Et indépendamment de ses instigateurs et ses sponsors idéologiques, connus des services de renseignement de par le monde, le fait est : les populations de nombreuses nations arabes sont passées à l’action. 2020, les 429 millions d’arabes sont à nouveau soumis à une crise. Certes, mondiale, certes, avant tout sanitaire, toutefois, à leur échelle, les aspirations sont identiquement les mêmes : économiques, sociales et politiques, et les issues géopolitiques sont également les mêmes : la colère ou l’espoir. Pour exemple, le Liban qui fait face à de sévères secousses internes depuis le mois de mai. La banqueroute économique et l’implosion sociale sont à craindre. Signes inquiétants, en un temps record, l’inflation et la dette du pays ont explosé, et la livre libanaise a chuté de manière vertigineuse face au dollar. Dans ce contexte d’urgence absolue, ni le FMI ni les riches voisins arabes ne se précipitent pour aider. En cause la proximité du Liban avec l’Iran, incarnée par la grandissante mainmise du Hezbollah. Hier, plusieurs crises ont précipité de nombreux pays arabes vers l’instabilité. Instabilité propice à la prédation et au chaos. Aujourd’hui, le Liban au Machrek. Demain, l’Algérie au Maghreb ?
La géopolitique des intérêts
Notre époque rompt avec les formes passées de confrontation. Aujourd‘hui, elles sont moins loyales et plus inamicales, dans un monde ouvert, complexe et dont la seule constante est le changement. De nouvelles formes de guerre sont devenues incontournables, en vue de la préservation ou de l’accroissement des intérêts des nations. Course à la domination par la puissance ou par l’influence, la réalité est que les confrontations directes et indirectes, visibles et invisibles concourent à un seul et même objectif : défendre, voire accroître ses intérêts. Pour exemple, le Qatar qui fait face depuis juin 2017 à un isolement imposé par une coalition de pays arabes voisins. A l’origine, une guerre de l’information dont le Qatar a été victime. Une désinformation au plus haut niveau étatique, véritable guerre invisible ayant préparé le terrain à une guerre économique illustrant la volonté de fragiliser l’influent petit Émirat gazier, par le biais d’un blocus qui dure à ce jour.
Un Machrek moins attrayant ?
Le Moyen-Orient est la région de toutes les convoitises et de tous les conflits. Les rivalités s’y expriment sur tous les terrains; notamment ethnique, religieux, social, économique et politique. Parfois, elles sont dirigées vers des « ennemis » extérieurs, alors qu’elles sont instrumentalisées à des fins intérieures. Elles prennent racine dans un terreau fertile aux confrontations, puis grandissent et prennent la forme de tensions, jusqu’à celle de guerres. S’agissant du terrorisme islamiste, certes, il est né dans la région, et certes, il se nourrit des divisions de l’Islam, mais pas uniquement. Le fait est que l’Islam est pris en otage, et le terrorisme islamiste est instrumentalisé à des fins politiques. Dans la région, il importe d’identifier les deux niveaux de rivalité: celui entre les deux principales puissances mondiales en place, et celui entre les deux principales puissances régionales. Russes et Américains, comme Saoudiens et Iraniens, de manière visible et cachée livrent bataille par conflits interposés. Leurs stratégies diffèrent, leurs moyens ne sont pas comparables, néanmoins, leurs intentions sont identiques ; préserver leurs intérêts et affirmer leur suprématie, en renforçant leurs positions au détriment du concurrent. Aussi, l’interventionnisme sous couvert de lutte contre le terrorisme est en réalité un interventionnisme pour des intérêts géo-économiques. Les retombées économiques escomptées sont les contrats à plusieurs milliards de dollars, en matière d’armement et de reconstruction des pays détruits. La démonstration ayant été faite à plusieurs reprises, toutefois, les puissances étrangères continuent de justifier leurs ingérences avalisées ou pas par le droit international, tantôt par le cadeau démocratique offert aux populations, tantôt par la nécessité de contrer le danger terroriste ou nucléaire. Et expliquer l’attrait du Machrek revient à parler de la géopolitique des ressources énergétiques. Les matières premières fossiles dont disposent de nombreux pays arabes, convoitées depuis des décennies, le seront de moins en moins, à cause des nouvelles sources énergétiques. Cette mutation est de nature à limiter l’interventionnisme intéressé des puissances étrangères, concomitamment, elle entamera la santé économique des pays arabes exportateurs d’hydrocarbures, contraints de diversifier leurs économies.
Un Maghreb plus unifié ?
Prenons l’Algérie, son économie fortement dépendante des revenus des hydrocarbures est au plus mal avec la baisse des prix consécutive à la pandémie du Coronavirus. Signe avant-coureur d’un effondrement annoncé, l’avertissement dès 2017 du FMI quant à la baisse continue des réserves de change algériennes. « Le pire est à venir », prévoyaient les analystes de tout bord, entre la grande difficulté du pays à lever de la dette souveraine, la forte aversion au risque des investisseurs étrangers, et l’incapacité du pays à imaginer des stratégies alternatives, synonymes de revenus nouveaux en substitution de ceux des hydrocarbures qui vont se tarir en l’espace d’une décennie. Ajouté à cela le risque majeur d’une guerre civile, conséquence de difficultés économiques, d’un taux de chômage record, d’une inflation préoccupante, et d’une gouvernance étatique contestée par la rue. « Le cocktail est explosif ! », tel était le diagnostic de trois instituts américains de renommée mondiale (The Global Risk Insights, The Washington Institute for Near East Policy et l’American Entreprise Institute). Résumé en cette alarmante prévision : « L’Algérie est mûre pour l’effondrement, la question n’est pas si, mais quand ? »
Dans ce contexte de difficultés conjoncturelles consécutives à l’actuelle crise, et de difficultés structurelles auxquelles les dirigeants peinent à faire face, la question d’une plus grande Union du Maghreb Arabe fait sens, pour ne pas dire devient un impératif urgent. Car en plus des bénéfices économiques et sociaux escomptés, il en va de la stabilité du Maghreb, surtout lorsqu’on examine de près les préoccupantes ingérences étrangères en Libye.
2033 : un monde arabe plus apaisé ?
« Le monde sera fragmenté et conflictuel », il s’agit de la prospective de la CIA, sur la base des tendances actuelles. Dans son dernier rapport, l’agence américaine prédit une diminution de la menace des guerres symétriques et une augmentation de celle des guerres asymétriques. Pour l’agence de renseignement la mieux informée au monde, il est également peu probable que le terrorisme disparaisse. Le terroriste, privé essentiellement de ses droits politiques et sociaux verra son humiliation, son désespoir et sa colère le précipiter vers la radicalisation.
Sur la base des tendances observées, en 2033, le monde sera vraisemblablement désorganisé. Et dans ce contexte mondial d’instabilité chronique, le monde arabe, moins attrayant pour les grandes puissances mondiales, devra faire face à des défis de plus en plus grands, entre nations, et entre gouvernants et leurs populations. Est-ce une bonne chose pour son apaisement ? Nul ne saurait le dire. L’hypothèse que les nations arabes se focaliseront sur l’essentiel est aussi probable que celle qu’elles s’égareront dans des confrontations directes et indirectes, et des troubles avec leurs populations. Trois décennies plus tôt, qui aurait pronostiqué l’état actuel du monde arabe ? Prédire son devenir obéit à la même incertitude. Le pessimiste observera la tendance et pronostiquera un avenir plus chaotique. L’optimiste pariera sur la vertu des alliances de raison et l’intelligence des dirigeants, et prédira un monde arabe plus apaisé. Enfin, le réaliste vous dira que les pays arabes qui sauront privilégier un mindset offensif seront promis ainsi que leurs populations à un avenir meilleur, les autres, défensifs, continueront de subir les convoitises étrangères, les troubles internes et les crises.