Le parlement face aux lobbys
Le parlement discute des modifications à apporter à la loi relative aux prix et à la concurrence. C’est un challenge essentiel.
Depuis quelques jours, la Commission des Finances au Parlement étudie les modifications à apporter à la loi 06.99 relative à la liberté des prix et à la concurrence. Le passage des modifications semble difficile. Les intérêts en jeu sont énormes et la transformation que requiert le suivi des pratiques anticoncurrentielles ne peuvent emporter facilement l’accord des parlementaires. Le contrôle, le suivi et la sanction ne sont pas des pratiques qui seraient les bienvenues pour un marché en transition vers la modernité, mais qui s’attachent à des situations où la rente guide beaucoup de comportements et façonne des statuts sociaux difficiles à faire changer. La loi 06.99 qui a été promulguée le 5 juin 2000, et dont le décret d’application a été signée en septembre 2001 aura bientôt un âge certain sans qu’elle ne produise des effets certains sur les pratiques anticoncurrentielles. Le nouveau contexte constitutionnel a certes, changé les données et pousser à l’émergence d’une nouvelle culture de transparence dans la gestion économique et politique, mais n’a pas introduit de changements significatifs dans les comportements des agents économiques et notamment, chez ceux d’entre eux qui se trouvent, de fait, dans des situations d’oligopoles.
Les piliers de la concurrence Pour rappel et information, il est nécessaire de préciser que les deux grands piliers sur lesquels se fonde la loi 06.99 sont «la liberté d’accès aux marchés et aux secteurs sans entraves ou obstacles de quelque nature que ce soit et la liberté des prix et de leur formation par le biais de la libre concurrence entre les divers acteurs et dans la transparence la plus totale des marchés et la clarification intégrale des conditions de déroulement des affaires. » Les 103 articles de la loi portent sur les règles de la protection de la concurrence dans le but de stimuler l’efficacité économique et d’améliorer le bien être des consommateurs. La loyauté et la transparence dans les transactions commerciales sont visées également par la loi. Les principales pratiques anticoncurrentielles sont l’entente qui aboutit à nuire au jeu de la concurrence et l’exploitation de la position dominante. Des exceptions à ces pratiques sont prévues par l’article 8 de la loi.
Le titre 5 de ladite loi prévoit l’institution d’un conseil consultatif de la concurrence en tant que composante essentielle des organes de régulation de la concurrence. Ce conseil doit émettre des avis et des conseils et formuler des recommandations en matière de pratiques anticoncurrentielles et d’opérations de concentration économique. Les enquêtes et les sanctions sont des domaines qui sont réservés à des fonctionnaires assermentés. Les missions de ces derniers s’effectuent en dehors du cadre du conseil de la concurrence. Les sanctions prononcées en cas de manquement sont de nature administrative et sont fixées à 2% et 5% du chiffre d’affaires pour les entreprises. La sanction peut être prononcée sous forme de pénalités prouvant varier entre 200.000 DH et 2.000.000 DH pour les autres. Les sanctions de nature pénale ne sont prévues que pour les fraudeurs ayant agi en connaissance de cause et pour les personnes faisant entrave au travail des enquêteurs. La pratique a montré, depuis cinq ans, que ce texte est de nature essentiellement pédagogique. L’efficacité de l’action du conseil est restée en deçà des attentes et encore loin de ce qui se passe au niveau d’autres pays. Le dualisme des institutions et des structures relevant du Chef du gouvernement, à savoir le Conseil de la concurrence et de la direction des prix est un facteur de blocage qui nécessite des rythmes insoutenables en matière de coordination et des conflits de procédure et de compétences qui nuisent à l’essence même de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Les attributions de la direction des prix relevant en définitive, du Chef du gouvernement rappellent celles du Conseil de la concurrence et posent le problème de qui fait quoi ?
La question de la saisine du Conseil… un chantier déterminant
Appelé à donner des avis au Chef du gouvernement, à la Commission parlementaire permanente, aux Conseils de régions, aux organisations syndicales …et même aux tribunaux. Le rôle du conseil est, pour l’instant, strictement consultatif puisque la décision en matière de pratiques anticoncurrentielles ou d’opérations de concentration relève du Premier ministre.
Né après neuf ans de la promulgation de la loi 06.99, le Conseil s’est attelé depuis sa création, à la mise en place des bases organisationnelles et matérielles de son administration, à faire connaitre ses domaines de compétences et les spécificités de ses prérogatives. Le Conseil s’est, par ailleurs, occupé de l’étude d’un certain nombre de dossiers qui lui ont été soumis mais qui se sont révélés peu nombreux. La culture de la saisine du Conseil ne s’est pas encore développée. La concurrence au Maroc est encore considérée comme un domaine méconnaissable par les acteurs concernés par les dispositions de la loi et qui sont sensés donner des dimensions importantes à l’activité du conseil en intensifiant le rythme des saisines. Les limites imposées par cette dernière à toute action efficace du Conseil ont poussé sa présidence à mettre en relief la nécessité de réformer la loi sur la concurrence. Le débat sur les limites juridiques à l’action du conseil de la concurrence a pris une dimension publique d’une franchise éloquente. Le président de cette instance a maintes fois exprimé son mécontentement devant les limites qui bloquent et ralentissent l’avènement d’une instance qui peut réellement jouer son rôle avec efficacité et dans la transparence. Ne s’est-il par interrogé en 2011 d’une façon révoltée en posant la vraie question : «Pourquoi a-t-on peur de doter le Conseil de pouvoirs décisionnels ? Qui a peur de la lutte contre les rentes?»
Dans la plupart des pays du monde, les pratiques anticoncurrentielles sont combattues à travers des instances qui ont connu des mutations pour remplir leurs rôles. De consultatives, ces instances sont devenues de réels instruments de décision. Derrière ces évolutions, il n’y a pas qu’une simple volonté de renfoncer un arsenal anticoncurrentiel, mais une politique visant à moderniser un tissu économique que les pratiques frauduleuses et les situations de rente poussent vers la ruine. Chez nous, la puissance de certains acteurs au niveau des transactions financières et commerciales n’est plus à démontrer et touche tous les secteurs de l’économie. Le lait, l’huile, le médicament, le ciment et même le secteur des assurances présentent des dysfonctionnements qui font de la décision politique motivée une arme pour assurer le développement économique.
La constitution a clairement souligné dans son article 166 l’importance du rôle du Conseil de la concurrence. Ce poids annoncé et consacré par la Loi suprême du Royaume du Maroc est un signal fort pour que le chantier institutionnel de renfoncement des outils juridiques du travail de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, s’ouvre. La constitution a donné l’ordre de service de commencer les travaux dont l’objectif ultime est de protéger et de promouvoir les droits de l’homme.
Les principales composantes de ce chantier de modification de la loi 06.99 portent, entre autre, sur l’élargissement du domaine de la loi relative à la liberté des prix pour y inclure les personnes chargées des fonctions de gestion et de supervision des services publics, l’élargissement de la liste des personnes qui peuvent saisir le Conseil, l’institution d’une autorité unique de la concurrence et lui conférer un pouvoir discrétionnaire en matière des enquêtes et investigations, le renforcement des mécanismes de contrôle et d’investigation et la possibilité de prendre des sanctions financières.
La gouvernance face aux suspicions politiques
La problématique générale des instances de gouvernance ayant acquis depuis 2011 un caractère constitutionnel, est leur intégration dans la culture politique des décideurs. La vision n’est pas encore claire pour beaucoup de politiques. Certains perçoivent ces instances de gouvernance comme des structures de technocrates qui tentent de conquérir des espaces de la décision politique sans qu’elles n’aient les clés de la légitimité politique issue de la vox populi. Les discussions au niveau de la Commission parlementaire en charge du dossier de la concurrence ne présagent pas d’un aboutissement heureux pour la mutation attendue pour constituer un outil efficace de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Derrière les blocages, il y a des intérêts qui ont peur du pouvoir des instances autonomes. Les avis émis et les études sur la concurrenciabilité de plusieurs secteurs par le Conseil éclairent les décideurs et permettent de lever beaucoup de zones d’ombres qui enveloppent certaines pratiques baignant dans la rente et les pratiques anticoncurrentielles.
Les informations recueillies auprès de certains parlementaires accompagnant la discussion des deux projets de loi relatifs à la liberté des prix et la concurrence et au statut du Conseil de la concurrence, ne permettent pas de déceler une issue prochaine. Ne pouvant présenter lui-même ces deux projets en raison de son statut, le président du Conseil a fait un exposé lors d’une journée d’étude au parlement sur la politique de la liberté des prix et de la concurrence et du rôle que doit jouer son institution dans la «répression» des pratiques anticoncurrentielles. La Commission parlementaire compétente est semble-t-il à la recherche d’un large consensus avant l’adoption des deux textes. Atteindre un tel niveau d’accord pourrait allonger le processus d’adoption et retarder l’arrimage de notre pays au train de la modernité et de la transparence. Certaines forces peuvent voir dans le nouveau statut du conseil (projet) un danger, et notamment en matière de sanctions à travers le système des amendes. Certains responsables gouvernementaux voient d’un regard suspect le transfert d’un pouvoir coercitif à un conseil autonome fut-il d’origine constitutionnelle. La question de la désignation des membres du conseil est un point de discorde entre les membres de la commission. Les qualités devant servir de base à la désignation des membres oscillent entre la compétence et la qualité politique ou administrative. Qui a le pouvoir de designer et quelles limites peuvent être imposées à ce pouvoir ? La question de l’autonomie du Conseil pose le problème de l’évaluation de son action et de l’audit externe de ses comptes. Les deniers publics doivent être suivis et bien utilisés. Beaucoup d’observateurs relèvent le caractère excessif des missions à l’étranger de beaucoup de responsables des organismes de gouvernance. Les échanges avec les institutions similaires étrangères ne doivent pas être leur activité principale et leurs dépenses primordiales. Ces organismes qui ont donné à notre constitution son caractère novateur doivent s’ouvrir sur la société et communiquer avec un large public. Les rencontres élitaires «scientifiques» entre spécialistes les éloignent de la légitimité populaire.
Renforcer le rôle du Conseil de la concurrence est le devoir politique qui doit ancrer notre pays dans le processus de développement de l’Etat de droit et pour endiguer les situations de rente qui nuisent à la transition de nos pratiques économiques, financières et commerciales vers la modernité. Camper sur les acquis en utilisant toutes les pratiques anticoncurrentielles est un acte contre lequel toutes les forces de la Nation doivent déclarer la guerre.