Le pharmacien aux pieds verts
Le débat actuel sur les plantes médicinales, après le franc succès du naturopathe Jamal Skalli n’est pas nouveau au Maroc. Un autre Jamal, Bellakhdar de son nom l’a lancé dès le début des années 70. Cet ethnopharmacologue et botaniste est considéré par tous les spécialistes comme le précurseur en ce domaine. Il plaide pour une pharmacopée marocaine à base de plantes disponibles comme réponse à la dépendance vis-à-vis des laboratoires occidentaux, mais pas seulement. Jamal Bellakhdar, est convaincu que la médecine qu’il propose est tout à fait apte à « appréhender » la maladie, au moindre coût, en facilitant l’accès aux soins à toutes les couches de la population.
Il subit la répression des années de plomb, est jugé et condamné lors du premier procès d’Ila Al Amam avec Herzenni, Balafrej, Jaouad Skalli et d’autres. A la prison centrale de Kénitra, il continue ses recherches. En 1998, le premier prix du livre scientifique lui est attribué pour son ouvrage encyclopédique «La pharmacopée marocaine traditionnelle ». A cette occasion, nos confrères du quotidien français «Libération» lui avaient réservé un portrait qui, quinze ans après, garde toute sa pertinence. Nous le reproduisons in extenso en plaidoyer pour une cause défendue par de brillants scientifiques et à laquelle nous croyons dur comme fer.
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On m’a qualifié de chercheur aux pieds nus. Tant pis pour sa connotation tiers-mondiste. J’accepte bien volontiers le compliment.» Jamal Bellakhdar, 51 ans, vient de se voir attribuer le premier prix du livre scientifique marocain pour son ouvrage savant sur la pharmacopée marocaine traditionnelle (1). C’est à Metz qu’il a provisoirement posé son sac, hébergé par la Société française d’ethnopharmacologie (SFE), sise dans un superbe cloître franciscain du XIVe siècle. Là, poussent des plantes médicinales ¬ dont Jamal peut égrener les noms pour le visiteur curieux ¬ et naît son prochain livre: un «guide d’utilisation des plantes médicinales au Maghreb».
Pendant plus de vingt ans, cet ethnopharmacologue et botaniste marocain a sillonné l’intégralité de son pays, afin de recenser et valoriser son patrimoine végétal, animal et minéral. Son ambition: sauvegarder des connaissances qui se sont transmises et enrichies de génération en génération. Il a parcouru des milliers de kilomètres en 4×4, à dos de mulet ou à pied, dans les provinces du Draa, de Jbel Bani ou du Tafilalet, à travers le Rif ou le Haut-Atlas. Il y a rencontré les médecins traditionnels et les herboristes; aussi les bergers, les villageois, femmes ou personnes âgées qui, eux aussi, récoltent des plantes. Point d’orgue à ce voyage: son livre qui recense plus de mille espèces utilisées en pharmacopée marocaine (lire encadré). Les descriptions de plantes sont complétées, le cas échéant, par des références à des textes arabes anciens, et par la présentation des usages mentionnés dans ces écrits.
Textes anciens. L’Espagne du XIIe et du XIIIe siècle, puis le Maghreb, ont vu fleurir la botanique arabe. Des savants de cet âge d’or, il reste de précieux manuscrits, où ont largement puisé les Occidentaux. Comme celui du «botaniste anonyme de Séville», aujourd’hui attribué au savant de l’Andalousie musulmane Abu-l-Kheir Al-Ichbili. «Sa grande innovation est d’avoir, le premier, inventé de toutes pièces une classification botanique digne d’un grand esprit scientifique», souligne Jamal Bellakhdar. Reste que l’ethnopharmacologie est d’abord une science de terrain. Et le virus du voyage, Jamal Bellakhdar l’a contracté très jeune. «Mon père adorait voyager et m’emmenait souvent avec lui, se rappelle le lauréat du prix du livre scientifique marocain. Il me faisait même manquer l’école, convaincu que j’apprendrais plus ainsi que dans n’importe quel cours de grammaire.» Son père était magistrat. Jamal, né à Rabat ¬ la capitale marocaine ¬ a été attiré par la nature. Ses études de pharmacie à l’université de Toulouse lui ont offert la possibilité d’assouvir ses deux passions: le voyage et la botanique. De retour à Rabat, il prend la direction du laboratoire national de toxicologie en 1970. «Des plantes toxiques aux plantes médicinales, il n’y a qu’un pas.» Le voilà, pour commencer, sur les routes du Sud-Ouest marocain, à la découverte des traditions médicales. Les nomades du Sahara, rencontrés dans les souks aux chameaux, lui apprennent les traditions des bédouins arabes remontant au XIIe siècle. En naîtra son premier livre, écrit dans un isolement forcé, auquel l’avait condamné sa lutte pour la démocratie et les droits de l’homme.
En 1979, il obtient le prix Maroc des sciences exactes et des mathématiques, plus haute distinction du pays en matière d’édition scientifique. Grande audience auprès du public. Pas des chercheurs. Quand Jamal Bellakhdar propose à ces derniers d’entreprendre des études cliniques sur les principes actifs de certaines plantes, ils font la sourde oreille. Alors, à la fin des années 70, il se lance. Tout seul. A la tête d’une pharmacie de Rabat, il poursuit parallèlement son recensement, et le finance personnellement. Seule une petite subvention de l’Unicef l’aide à publier, à partir de 1985, une revue d’ethnobotanique et d’ethnopharmacologie: Al-Biruniya (2). Elle vit aujourd’hui sa treizième année. Propriété des peuples. Jamal Bellakhdar, qui ne verse pas spécialement dans la nostalgie, est convaincu que les médecines traditionnelles peuvent permettre de mieux appréhender la maladie. Parmi ses auteurs fétiches, l’anthropologue et ethnopsychiatre Georges Devereux. «Comme lui, j’adhère au principe d’universalité du savoir. Mais comme lui, je crois en la diversité de son expression.»
Sans douter du caractère universel de la science, il ne veut pas ignorer la spécificité des cultures dans laquelle elle s’est épanouie. Et ce, sans verser dans l’exotisme. Pour preuve: son refus de publier son manuscrit réduit de moitié, comme le lui demandaient la plupart des éditeurs français, de peur de le voir dépouillé de l’essentiel des informations à caractère scientifique. Finalement, la publication du texte intégral, il la doit à sa rencontre il y a une dizaine d’années avec Bernard Césari, aujourd’hui éditeur. C’est que l’homme est devenu méfiant. «La recherche ethnopharmacologique doit respecter les droits historiques des peuples sur leur culture. Or, les laboratoires pharmaceutiques ont tous monté des sections d’ethnopharmacologie, affirme l’auteur. Leur objectif est de découvrir des molécules nouvelles, sur lesquelles ils pourront prendre un brevet, source de profits juteux.» Ce qui, selon lui, pose une question de fond: «Quelle contrepartie donner à un peuple qui a certaines connaissances, et dont la propriété intellectuelle profite à des personnes ou sociétés étrangères?».
(1) Jamal Bellakhdar, la Pharmacopée marocaine traditionnelle, Ibis Press (8, rue des Lyonnais, 75005 Paris), diffusion Vigot-Maloine, 1997 (2) Al-Biruniya, revue marocaine de pharmacognosie, d’études ethnomédicales et de botanique appliquée, BP 6 303, Rabat, Maroc