Le Trône Aux origines d’une institution
L
a fête du Trône célèbre le règne d’un Roi et d’une dynastie. Mais son contenu et son sens profond sont la plupart du temps voilés par la perception courante du vocabulaire en usage, et notamment du trône lui-même, qui est perçu comme le siège du Roi. Un retour aux sources, particulièrement grâce à l’étymologie, révèle mieux que toute autre approche, les fondements réels de la célébration en question. Que signifie le vocable trône ? Que recèle ce mot et, avec lui, l’institution en question concernant le contenu du rapport entre le roi et ses sujets, lorsqu’on s’attache à l’observer dans sa genèse ? Le trône est en premier lieu le symbole de la puissance indiscutée que conforte l’adhésion convaincue d’une population. Il est l’attribut central de la Majesté que rien ne remet en cause.
Le Coran nous apprend que « Dieu est celui qui a créé les cieux, la terre, et ce qui se trouve entre les deux ; puis il s’est assis en majesté sur le Trône ». Rien ne rend mieux l’autorité qui distingue le maître des autres chefs et prétendants de toutes sortes que cette accession au trône. N’oublions pas que l’usage de cette imagerie royale pour Dieu, à l’avènement de l’Islam, s’explique d’abord par la volonté de condamnation des divinités arabes anciennes qu’une communauté acquise au monothéisme rejette avec force. Allah est alors tout-Puissant, il est le détenteur de tous les pouvoirs contrairement à celles-ci qui ne pouvaient plus s’en prévaloir. Le Trône est ainsi l’emblème du pouvoir là où il a la suprématie. Le Jour du Jugement dernier, dont Dieu est l’unique Roi, est rendu aussi par le recours à cette image du Seigneur sur son Trône porté par les anges.
Le recours à ce vocable pour la divinité se justifie ainsi par le souci didactique d’en rendre au mieux la suprématie. Le trône est en effet la maîtrise. Y prendre place pour un chef veut dire que son autorité est à son apogée, qu’elle est sans conteste au-dessus de toute autre. Rien d’autre ne rend mieux l’autorité du Roi que cette référence. Les envoyés de Sulaymân (Salomon), éblouis par le faste de la cour et la puissance de la reine de Saba, parlent de celle-ci comme possédant « un trône immense ». Descendante de quarante rois, ainsi que le rapporte la chronique, cette reine de légende est à la tête d’un fabuleux royaume et son trône est « de quatre-vingts coudées sur quatre-vingt en longueur, largeur et hauteur. Il est d’or et d’argent et serti de toutes sortes de joyaux… »
Selon le grand jurisconsulte Zamakhchari, « le trône est ce qui exprime le mieux la royauté. On dit : le roi s’est assis sur le trône du royaume de telle contrée même s’il ne s’y est jamais rendu en personne.» Loin d’être donc un simple objet, le trône est essentiellement le symbole du règne. Sa dimension et son luxe n’ont d’autre but que de rendre concrètement, pour le peuple, le degré de puissance. C’est ainsi qu’on doit comprendre la description du trône de la reine de Saba. La référence à l’immensité du Trône divin le montre clairement : « Son Trône s’étend sur les cieux et sur la terre ». L’image de la chaise royale n’est ainsi qu’une métaphore de l’autorité et de la royauté. Les Arabes appellent par ailleurs l’origine de chaque chose al-kurssi.
Le vocable peut désigner la personne même du roi, dont la place a ainsi fini par le désigner lui-même. En fait, l’intelligence du concept du trône suppose de passer outre sa représentation matérielle. Le trône divin se projette ainsi dans l’infini et est, dans la langue arabe, le synonyme parfait du ‘arch, les hommes n’ont en connaissance de ce fait que par le nom.
Le trône royal, quant à lui, trouve toute sa majesté, toujours dans cette même perspective, dans le concept, loin de toute matérialité. Celle-ci le réduit en effet à un simple objet, un sarîr qui est la représentation la plus usitée du trône. Le trône royal, qui est idéalement immatériel, souffre dès lors du fait même de sa métamorphose. Et c’est précisément pour cette raison qu’il convient de s’interroger sur cette difficulté inhérente à cette chosification qui occulte le véritable sens du vocable « trône » et réduit en conséquence considérablement la portée de sa célébration quand on en ignore les fondements.
La genèse du trône royal éclaire cet état de fait. Le trône est un élément qui repose dans les hauteurs et non sur la terre ferme comme le laisserait supposer un simple fauteuil, même très luxueux. Il est incontestablement, de par son origine même, au-dessus des humains. Il les couvre de sa bénédiction, en les protégeant de la chaleur torride des déserts inhospitaliers de la péninsule arabique. Il assure la survie là où le soleil est implacable pour l’individu isolé – sans protection – autant de traits attribués à la personne royale et qui lui viennent de loin.
L’étymologie conforte cette hypothèse. Le ‘arch ou trône en arabe est bien le toit – al-‘arîch englobant tout ce qui peut ombrager -, ce qui protège. Au moment de la cueillette des dattes, les membres de la famille se mettaient à l’abri du soleil dans des cabanes, ‘arch, faites de rameaux et de feuilles de palmier. On parle aussi des ‘urûch ou maisons de la Mecque – par métonymie, le mot ‘arch s’applique à la cité elle-même.
Al-‘arch en est venu à désigner le chef. Comme il a servi à nommer la tente bédouine, sinon le palais, il est très probable que le mot a d’abord été appliqué aux chefferies puissantes qui dominaient les oasis et octroyaient aux populations en difficulté boisson et nourriture. Pourvoyeuses d’ombre, c’est-à-dire de protection et de provende, elles accédèrent ainsi à la chefferie. L’origine de leur autorité que fut cette fonction redistributive leur a valu le qualificatif de ‘arch, qui allait finir par désigner l’autorité tout court, et plus particulièrement l’autorité suprême, celle des rois puis celle de Dieu. Aussi al-’arch, le toit, le trône, doit-il préserver son allure aérienne et son immensité qui hantent depuis ses origines les représentations. On ne dit pas pour rien que le Roi descend de son trône, signifiant par la même occasion le haut lieu où il siège. Loin de désigner un simple fauteuil, le trône se révèle, à l’examen de sa généalogie, un lien social puissant consolidé par l’échange entre le chef et ses sujets. Al-‘arch est la maison, il exprime à ce titre l’unité du groupe, son refuge. Il condense ainsi ses spécificités, sa marque, ses caractéristiques culturelles mais aussi par extension son territoire. Mais la maison n’est pas seulement le symbole d’une frontière culturelle et spatiale, elle rend compte aussi de la nature du lien à la monarchie et au roi. La maison est le siège de la famille et donc un espace où prédominent des liens de parenté et de très grande proximité que vient corroborer le wala’. Ce sens se retrouve aujourd’hui encore évident dans une expression telle que Dâr al-‘aliya billah.
Al-‘arch ou trône contient donc, à ses origines, ce sens qui s’est étiolé dans les représentations face à l’éclat grandissant des maisons royales et à l’élargissement des groupes. C’est que le trône était tout simplement cette grande maison qui ouvrait ses portes aux suivants c’est-à-dire au départ d’abord aux pauvres, qui distribuait sans compter les jours de grande famine et ne laissait pas l’indigent dans le besoin.
C’est ce toit offert, cette protection, cette vocation distributive que désignait initialement le ‘arch lors même de la genèse de la monarchie. L’observateur qui réduit le trône dès lors à un fauteuil, quel que soit son luxe, passe à côté de son sens véritable qui constitue en fait son véritable fondement.
Mohammed EnnajI