Les dangers du gris
L
a fatwa du Conseil des Oulémas condamnant à mort l’apostasie est très grave et devrait interpeller tous les démocrates. Il ne s’agit pas ici de jouer les exégètes et de discuter la validité de la fatwa par rapport au dogme, au texte, mais de la placer dans le contexte de la construction démocratique. Hassan Tariq, constitutionnaliste, a mis en exergue la contradiction avec l’esprit et le texte de la Constitution. Celle-ci protège la liberté de conscience. Surtout, elle énonce clairement que le Maroc consacre la suprématie des conventions internationales sur les législations domestiques, or, nous sommes signataires de conventions sur la liberté de conscience. En outre, la peine de mort pour apostasie n’a jamais figuré sur le code pénal. S’il ne s’agissait que d’un énième imam, on aurait pu la passer sous silence, mais cette fatwa provient d’une institution constitutionnelle.
Parce qu’ils ont évité le débat à fond, lors de la préparation du texte de la Constitution, les démocrates se rendent compte qu’ils sont piégés. Le débat sur la place de la religion dans la sphère publique a été escamoté. Il a suffi que le PJD et Moatassim récusent « Addaoula Al Madania », pour que l’Etat Islamique soit imposé. La question n’est pas simple du tout. L’institution monarchique a de tout temps eu une légitimité religieuse. Pour d’aucuns, la commanderie des croyants est une digue contre les rigoristes. La prépondérance de l’Islam dans la société n’est pas discutable. Mais le débat s’imposait tout de même. D’abord, parce que la monarchie a une légitimité populaire et démocratique qui en fait le pilier de la construction, et ensuite parce qu’on ne peut construire une démocratie en s’appuyant à la fois sur les conventions internationales, l’universel, et un texte sacré. C’est cette contradiction qui émerge aujourd’hui, celle du champ référentiel de la construction démocratique en devenir. La sécularisation de la religion n’est pas un luxe intellectuel. Elle est inhérente à toute démocratisation qui suppose que les citoyens ne sont assujettis qu’au droit positif aux législations sur lesquelles ils peuvent intervenir. La religion, même quand elle concerne l’écrasante majorité, ce qui est le cas, relève de l’espace privé. En retardant ce débat, nous avons maintenu la négation de l’Etat de droit, ces espaces gris où on parle de tolérance. On peut s’imbiber d’alcool partout au Maroc, la sexualité débridée s’étale, s’affiche, mais il ne faut pas se faire prendre, au risque de subir les rigueurs de la loi. Nous avons même le nec le plus ultra, une organisation qui est «interdite mais tolérée» Al Adl Wal Ihsane. Ces espaces gris ne sont pas des espaces de liberté, même s’ils sont vécus comme tels par ceux qui les utilisent. Dans un état de droit, les libertés sont consacrées par la loi dont le respect est le premier critère de la citoyenneté. Le gris peut se transformer en noir à n’importe quel moment, tout simplement en appliquant la loi, ce qui est la règle dans un Etat de droit. La fatwa sur l’apostasie nous révèle d’abord cette fragilité-là.