Hicham Menjour : « Les secteurs de la santé devraient bénéficier de la prise de conscience par les pouvoirs publics »
L’économie marocaine est impactée par la crise du Coronavirus. Hicham Menjour , directeur des services financiers de PwC Advisory Morocco , analyse les grandes tendances sectorielles induites par cette crise.
Challenge : Beaucoup de gens disent que la crise actuelle rebattra les cartes de l’économie mondiale entre secteurs gagnants et secteurs perdants. Que pensez-vous de cette conjecture ?
Hicham Menjour : Avant de distinguer les secteurs gagnants des secteurs perdants, il faut absolument appréhender l’ampleur de cette crise, et qui, à aujourd’hui n’en est qu’à ses prémices. Cette crise est inédite dans l’histoire récente de l’économie mondiale, par les raisons de sa survenance et le processus de son déclenchement. Elle est aussi d’une très grande brutalité par la magnitude des impacts sur l’économie, et des dérèglements majeurs qu’elle provoque dans le fonctionnement de nos sociétés au sens large.
Et au-delà de l’ampleur du choc, que nous mesurons à peine, elle met à rude épreuve l’endurance et la résilience de l’ensemble des agents économiques, par la très grande incertitude qui ronge leur confiance, que fait peser la connaissance insuffisante du virus, des modes de contamination des personnes et plus globalement, de la possible persistance sur la durée de cette pandémie et de notre capacité à nous en protéger définitivement.
L’économie mondiale est entrée en profonde récession, quasi simultanément dans toutes les zones géographiques, avec des prévisions de recul du PIB de l’ordre de 3% pour l’ensemble du Monde, de 6% à 8% pour les pays développés (OCDE), de 2% à 5% pour les pays émergents et en voie de développement. Les prévisions de l’OMC préfigurent pour cette année une chute du commerce mondial, de 20% à 30%.
Nous ne sommes qu’aux premières phases de déroulement de la crise. Pour l’instant, les baisses de consommation et d’activité ont eu, grâce aux diverses aides de l’Etat et aux facilités accordées par le secteur bancaire, assez peu de répercussions économiques réelles, en faillites d’entreprises et en destruction d’emplois.
Mais une chute du PIB de 5% à 10%, c’est globalement et en moyenne, une contraction du même ordre des revenus des entreprises et des ménages, avec d’un côté pour la sphère économique des effets multiplicateurs sur la baisse de la consommation et des investissements, et de l’autre côté pour la sphère financière (banques et marchés financiers), et avec un laps de temps de retardement, un effet ciseau entre la baisse des revenus financiers (PNB) et la dégradation du risque (impayés et créances en souffrance).
Dans un environnement économique aussi fortement récessif, à la longue, le recul de la demande est général, bien que différencié par secteur.
Les ménages avec des revenus amoindris, se préoccupent quasi exclusivement de leurs besoins essentiels ou de premières nécessités et les entreprises se concentrent à assurer leur survie et la pérennité de leur core-business.
A court et moyen termes, c’est-à-dire pour 2020 et 2021, et tant que ne sera pas levé le brouillard de la crise, et à de rares exceptions, il y a surtout des secteurs perdants, dans lesquels les entreprises luttent pour leur survie, pour préserver leurs expertises, leur appareil de production et l’emploi. Et la liste est longue: construction automobile, aéronautique, navale, machine outils, textile et habillement, immobilier, BTP, cimentiers, transport aérien, hôtellerie, restauration, commerces spécialisés, médias, professions libérales…
Beaucoup de gens anticipent une réorganisation des chaines d’approvisionnement des secteurs de l’industrie (automobile, aéronautique, électronique…) et du commerce spécialisé (textile et habillement, électro-ménager…) des pays développés, pour réduire la dépendance à l’Asie du Sud Est, et de la Chine plus particulièrement et une relocalisation de la production industrielle soit aux USA ou en Europe, ou vers des pays plus proches (near shore).
La relocalisation industrielle aux USA et en Europe ne pourra pas intervenir dans un environnement de baisse générale de la demande et de pression encore plus accrue sur les prix, sauf à imposer une baisse des salaires. La relocalisation near shore, suppose des investissements et ne pourra pas non plus intervenir, en temps de crise, et évidemment pas tant que les grands groupes industriels ou les grandes enseignes commerciales n’ont réalisé la restructuration de leurs activités, et qui passent par des fermetures d’usines et de magasins. Il y a en définitive, très peu de secteurs dont on peut dire qu’ils bénéficient matériellement et à court terme de cette crise, par l’évolution de leur chiffre d’affaires ou de leur rentabilité.
Les acteurs du e-commerce et de la grande distribution, et dans une moindre mesure de l’industrie agro-alimentaire en font partie. Néanmoins, cette crise accélère les profondes mutations de l’économie qu’induit le digital dans les modes de commercialisation, de paiement, de consommation, avec l’élargissement de la vente à distance, qu’à favorisé le confinement, à des produits de plus forte valeur ajoutée et de prix de vente plus élevés (notamment pour l’habillement, l’électroménager et l’électronique) et à une adoption par des populations jusque-là réfractaires.
Cette crise aura accéléré l’adoption du digital pour le travail en entreprise (généralisation du télétravail) et la consommation. Elle aura permis, dans un raccourcissement incroyable du cycle de marché, la validation de nouveaux modèles opérationnels et économiques. En ce sens, elle est une opportunité pour l’ensemble des acteurs des écosystèmes du digital (télécom, opérateur de paiement, société de services informatiques, éditeur de solution, accélérateur, incubateur, start-up…), mais qui ne pourront s’extraire de l’environnement globalement récessif de l’économie mondiale.
Enfin, les secteurs de la santé devraient bénéficier de la prise de conscience par les pouvoirs publics, partout dans le monde, de la vulnérabilité des populations, de l’impréparation et de la faiblesse de nos systèmes sanitaires, et de la nécessité de les renforcer et moderniser, pour faire à face à ce nouvel aléa systémique.
Challenge : L’après Covid-19 ressemblera-t-il à une course effrénée de retour vers la «normalité» des modes de consommation sur fond de globalisation triomphante au fur et mesure que le spectre de la pandémie s’éloignera, ou bien sera-t-il marqué à jamais par un véritable changement de paradigme économique ?
La Crise du Covid 19, comme par ailleurs celle de 2008 /2009, et encore plus pour notre pays, consacre le retour en force de l’Etat, au cœur de nos économies et sociétés, en tant qu’architecte et stratège de la réponse nationale à la crise sanitaire, économique et sociale, mobilisant l’ensemble des acteurs (de la santé, des industriels du textile, des banques, du secteur agro-alimentaire, et de la grande distribution) pour faire face au danger sanitaire immédiat, tout en garantissant l’ordre civil et la cohésion sociale, et en faisant enfin figure de « protecteur de dernier recours » des entreprises et de l’emploi.
Dans le débat récurrent sur le rôle de l’Etat, cette crise l’aura relégitimé, au-delà de ses fonctions régaliennes traditionnelles, et mis en évidences les fragilités des systèmes économiques modernes ( hyper segmentation de la chaine de valeur, hyper spécialisation des acteurs, complexités des chaînes d’approvisionnement exposées à des ruptures brusques) et les inégalités sociales de revenus et de protection que crée la globalisation.
On voit une prise de conscience des populations et des consommateurs, qui sont affectés par cette crise, sur les conséquences de leur comportement, avec une inclinaison à des choix motivés par des valeurs immatérielles et moins par un réflexe consumériste, et un souhait de consommation « locale, citoyenne et nationale ».
Les périodes de crise sont souvent des catalyseurs pour des changements intellectuels, économiques et sociaux profonds, les limites de l’économie globalisée qu’a révélées la crise du Covid-19, et la prise de conscience des consommateurs auront une influence sur l’après crise, et amèneront à une modification des choix des acteurs (consommateurs et opérateurs),
Néanmoins, et de manière antagoniste, les ressorts du modèle actuel de la globalisation demeurent très puissants.
Les répartitions dans le monde, de la technologie, des savoir-faire et des capacités industrielles, les différences d’échelle de revenus et de salaires entre les pays développés et le reste du monde, auront tendance à pousser au maintien du paradigme économique mondial actuel, de spécialisation des économies et de division internationale des tâches.
D’un côté, dans les pays riches, la volonté de préserver à tout prix, les acquis de qualité de vie et de pouvoir d’achat, pour une population vieillissante et dans des environnements à faible croissance, et de l’autre côté, dans les pays émergents et en voie de développement, les aspirations de centaines de millions de personnes, le plus souvent jeunes, à sortir de la pauvreté, à trouver des emplois qualifiés et à bénéficier du confort matériel du monde moderne, seront autant de facteurs du maintient du paradigme actuel.
Challenge : Dans le magma hétéroclite des entreprises globalement toujours sous le choc (pour celles qui auront survécu !), quels sont les tropismes et les réflexes de gestion que risquent d’adopter les dirigeants au sortir de cette crise ?
Les crises sont parfois des rappels très durs au principe de réalité et de faillibilité des dirigeants d’entreprise. La succession des succès obtenus, l’évolution courante et attendue des activités, finissent, à la longue, par déconnecter du réel les dirigeants et à leur faire sous-estimer les risques réellement encourus par l’entreprise.
Les stratégies «construites » et les business plan ne sont plus alors que des outils de confirmation de leurs intuitions, de reproduction des succès passés ou tout au plus, de planification financière à long terme de la gestion de l’entreprise.
La crise actuelle par son effet traumatique, car imprévue, va remettre au cœur de la réflexion stratégique des dirigeants, la prospective et la gestion des contingences, avec la nécessité de la scénarisation des ruptures que connaîtront immanquablement les environnements des entreprises.
Les dirigeants des entreprises qui auront survécu (et nous espérons que cela soit le plus grand nombre), et parce qu’ils auront vécu et ressenti jours après jours les dangers mortels de cette crise, auront tendance à favoriser dans leurs processus de décisions et ce, pour toutes les dimensions stratégiques, les critères de diversification (des activités, des marchés, des clients, des fournisseurs, des partenaires…) , de résilience et de résistance, au détriment des objectifs de rythme de croissance, de performance pure, et de rentabilité financière.
Dans ce contexte, les dirigeants auront certainement redécouvert la force mobilisatrice du récit collectif et les capacités souvent insoupçonnées de leurs collaborateurs, face à la menace de disparition de l’entreprise, lorsque ses valeurs sont partagées et incarnées.
Enfin, cette crise aura un effet durable sur l’organisation des entreprises et le management de leurs collaborateurs. Au-delà de la généralisation du télétravail, la plupart des entreprises ont compris que pour atteindre les degrés de résilience et d’agilité dont elles doivent faire preuve pour faire face à de pareille crise, il leur faut avant tout investir dans leurs ressources humaines, par le décloisonnement des organisations, l’autonomisation accrue de tous les collaborateurs et leur up-skilling, et la simplification des procédures et des systèmes, pour libérer les initiatives et accroitre les capacités d’adaptation et de réactivité à tous les échelons.
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