Les soirées jeux se développent
Les jeux d’argent ne sont pas les seuls à attirer les marocains. De plus en plus, les rencontres sociales s’ouvrent à un nouveau type de divertissement: les jeux de société. Dans le contexte actuel, on est passé des traditionnels Monopoly, à des jeux plus compliqués ou plus rapides, sans argent, et pour se découvrir sans pour autant parler politique.
Jeudi soir dans le quartier Gauthier de Casablanca. C’est une soirée particulière, qui depuis près d’une année s’est imposée comme “la” soirée de loisirs qui diffère des sorties aux restaurants ou dans les pubs bondés de la ville. Le thème? Les jeux de société, mais pas de jeu de poker ou de loto, pas même de rami. Mais des jeux en carton qui se jouent à plusieurs, en équipes ou individuellement. C’est que depuis une année, toute une génération est sortie des cercles de discussions politiques ou économiques pour se tourner vers des jeux conviviaux et amusants qui permettent à la fois de discuter, d’échanger et de rire en société, sans pour autant parler des sujets qui fâchent et des actualités qui sapent le moral des marocains. La soirée commence doucement, certains fument une cigarette devant le pas de la porte du magasin Magic Pearl.net qui abrite ces rencontres informelles, qui restent presque confidentielles. Petit à petit les participants arrivent et les tables de jeux se forment. Il y a ceux qui veulent passer plusieurs heures sur un jeux de “plateaux” compliqué, s’affrontant dans des stratégies et anticipant sur les coups des autres joueurs dans une ambiance de franche camaraderie. Il y en a d’autres qui préfèrent s’essayer à des jeux plus faciles d’accès.Mais très clairement, on est loin des classiques jeux de dames, d’échecs et de cartes encore en vogue au Maroc.
“On distingue différents types de joueurs. Il y a ceux qui ont déjà été initiés au jeu pendant leur enfance avec le Monopoly ou encore le Scrabble”, explique Anas Kettani, gérant du magasin Magic Pearl.net. Pour lui, ce sont ces profils qui seront plus aisément initiés au jeu que des profils réfractaires au concept même de jouer en société. Il faut dire que pour certains, les jeux de société restent limités à des occasions familiales et sont destinés aux enfants. Pour ceux-là, la culture du “kriegspiel” (jeux de guerre en allemand) ne fait pas partie du paysage culturel. Pourtant, pour une classe aisée, les jeux de société font de plus en plus partie du programme de la soirée, après le dîner et avant de rentrer se coucher. C’est peut-être que la vie de famille, surtout après la naissance du premier enfant, qui limite les occasions de sorties et le temps de loisirs disponibles. On devient alors plus casanier et l’on doit s’adapter à un nouveau mode de vie. Les opinions politiques divergent parfois, et on évite de “parler boutique” pendant son temps libre. C’est sans doute un virage générationnel.
“Les jeux de société sont nés au XVIIIe siècle pour ces mêmes raisons. On voulait se distraire et éviter les discussions qui fâchent tout en ayant des rapports cordiaux et sociaux. Mais l’homme s’est de tout temps adonné aux jeux. C’est à la fois un vecteur de socialisation qui permet de connaître l’autre à travers son approche du jeu, mais aussi de se connaître soi-même à travers des expériences au cours desquelles les seules règles sont celles qui permettent de jouer”, explique Jean-Marc Aubert, consultant de 45 ans et organisateur de la soirée Table Top, de jeux de société au B-Rock dimanche 30 mars. Pour lui, les marocains ont toujours été des joueurs, le jeu de société n’est qu’un prolongement des parties de Touti auxquelles les anciennes générations jouaient déjà par le passé. Selon lui, tout le monde joue pendant le mois de Ramadan. Mais en dehors de cette période, cela est assez rare. Cependant, pour les interrogés, c’est une bonne alternative aux sorties alcoolisées, qu’on remplace par des occasions de se retrouver entre amis, pour s’amuser sans pour autant risquer les lendemains de veille difficiles. Cependant, la génération actuelle est moins encline à jouer. Il s’agit de gens éduqués dans le sérieux, pour s’assurer des conditions matérielles suffisantes.
Des profils différents
Mais de même que les joueurs, tous les jeux ne se ressemblent pas, et les intérêts sont divers. “Généralement, les nouveaux joueurs seront plus attirés par des jeux de convivialité. Des jeux simples d’accès et qui ne durent pas longtemps. C’est plus rare de voir des joueurs débutants se passionner pour des jeux qui durent quatre heures,” explique Fabienne Le Fur, sage femme et joueuse. Analyse que partage Anas Kettani : “Les règles des jeux doivent être simples et accessibles à tous. Les joueurs marocains apprécient une initiation rapide qui permet de se lancer dans le jeu sans plus attendre. Mais il y a des jeux pour célibataires qui attirent certains joueurs et qui leur permettent de se découvrir, comme French Kiss Party. D’autres comme Pickomino ont remporté un franc succès.” Pour Jean-Marc Aubert, les choses sont plus simples : “je n’ai jamais rencontré de problème pour faire jouer des marocains, et globalement beaucoup moins qu’en France. Mais ce n’est vrai qu’en ce qui concerne les hommes. Les femmes, sont moins enclines à jouer. Leurs intérêts se situent ailleurs”, analyse-t-il.
Changement de décors : cette fois-ci, nous sommes dans un salon d’une maison particulière.
Là, une “table” s’est formée et on joue chaque week end, pour le plaisir. On trouve des banquiers, des professionnels de la communication, de l’éducation et du bâtiment. Ils viennent donc d’horizons différents, sont de nationalités diverses et se réunissent chaque samedi pour partager, l’espace de quelques heures, un moment de détente. Là encore, on préfère rester entre personnes de même bord, dans un cadre protégé et jouer dans un cadre privé. On préfère se faire livrer ses repas plutôt que de sortir manger dans un restaurant. L’ambiance est conviviale, et ouverte. Mais on change de registre. Ce sont là des joueurs habitués à des jeux de plateaux qui demandent parfois cinq heures pour déterminer un gagnant. Pour ce groupe, jouer est la bouffée d’oxygène de la semaine qui permet d’oublier les tracas du quotidien, sainement sans se noyer dans l’alcool. Mais pour Jean-Marc Aubert, le jeu reste un loisir : “en France, les grand-mères jouaient à la belote, entre elles, un jour de la semaine. C’est également une activité ancrée dans la société. Mais depuis le XVIIIe siècle, sont apparus des jeux éducatifs qui apprennent des choses aux enfants. C’est généralement ces jeux que privilégieront les parents et les amis. A titre d’exemple, au Monopoly, on apprend à gérer un besoin en fonds de roulement et à calculer des probabilités. On apprend toujours en jouant, sur soi et les autres, il suffit de s’en donner la peine”, conclut-il. Le jeu en vaut peut-être la chandelle.