L’industrie séduit à nouveau les investisseurs marocains
Les industriels marocains seraient-ils de moins en moins frileux et prendraient-ils plus de risques pour investir, notamment dans l’industrie ? Si depuis le milieu des années 2000, ils préfèrent investir dans d’autres secteurs au-delà de leur fonds de commerce originel, tel semble ne plus être le cas depuis l’année dernière. par adama sylla
L’examen des 29 projets d’investissement de conventions et d’avenants de 15,5 milliards de DH approuvés le 24 décembre dernier par la Commission interministérielle des investissements 2014, montre non seulement la prépondérance des investissements marocains à hauteur de 80 %, mais que l’industrie marocaine a représenté les trois quart du total de ces investissements. Au total, les investissements qui sont projetés dans ce secteur de l’industrie s’élèvent à 11,76 milliards de DH avec une véritable traction assurée par le groupe OCP qui engagera 9,75 milliards de DH. Le secteur industriel s’adjuge également la première place en termes de création d’emplois. Selon les projets validés par la Commission, il est prévu la création de 3.467 postes de travail permanents, soit 85% de l’ensemble des projets validés. C’est une redistribution de cartes amorcée depuis l’arrivée de Renault à Tanger et qui se confirme. Il y a une décennie, le tourisme, l’immobilier et dans une moindre mesure, les télécoms, étaient les principales tractions de l’investissement. C’est donc une nouveauté même si certains opérateurs économiques tiennent à nuancer. Un même refrain est répété : « il faut nuancer ce résultat qui est plutôt attribuable aux grands projets portés par le groupe OCP » même s’ils reconnaissent que « les hommes d’affaires marocains s’intéressent plus qu’il n’y a pas longtemps à l’industrie ». « Il peut y avoir beaucoup plus d’investissements mais il va falloir faire quelques ajustements. Le Plan d’accélération industrielle est très bien, mais pas suffisant : le code du travail et la compétitivité sont deux grands problèmes auxquels il faut trouver des solutions. Aujourd’hui, nul doute que les souhaits d’investissement existent et les opérateurs économiques marocains s’intéressent plus qu’avant à l’industrie », souligne Abdelhamid Souiri, Président de la Fédération des Industries métallurgiques, mécaniques et électromécaniques (FIMME).
Changement de cap. Rendez-vous est pris avec un banquier de la place. Le tableau qu’il brosse débouche sur un constat sans appel : « de plus en plus de demandeurs de crédit d’investissement visent actuellement l’industrie. S’il y a quelques années, très peu d’industriels le faisaient à l’exception de ceux qui cherchaient à renforcer un business déjà existant ou d’autres confortablement installés dans leurs secteurs d’activités ou encore des grandes multinationales, aujourd’hui le secteur de l’industrie intéresse à nouveau. Les investissements concernent aussi bien les nouvelles créations, que les renouvellements des équipements ou encore les extensions d’activité», confie-t-il. Et d’ajouter, que les banques ont durci leurs conditions d’octroi de crédits aux promoteurs immobiliers que l’ont choyait il n’y a pas longtemps. « Il s’agit en premier, des garanties exigées (hypothèques sur le terrain et caution) qui en deviennent beaucoup plus importantes et non sujettes à négociation comme le veut la pratique. Aussi, nous avons revu à la hausse l’apport personnel exigible qui est actuellement de 40% au moins du montant global de l’investissement. Et, quand on a des appréhensions sur le rythme d’écoulement d’un projet, on ne commence à débloquer les financements qu’au-delà de 25 à 30% du taux de commercialisation », dit-il.
Il faut dire que sur le terrain actuellement, le secteur de l’industrie est regardé autrement par les banquiers. Le cas de la PME marocaine de fonderie de métaux non ferreux, Zenith Fonderie, est éloquent pour témoigner de ce changement d’attitude des banques vis-à-vis du secteur industriel. Son PDG, Abdessamad El Bouadili est en train d’investir 33 millions de DH depuis août dernier, dans une nouvelle usine à Berrechid qui aura une superficie de 5000 m² sur un hectare de terrain. Il a eu recours au financement bancaire quasiment à 100 %. Son partenaire principal dans ce projet d’usine qui sera opérationnel dès septembre prochain, est Crédit du Maroc aidé par Maroc Leasing pour les bâtiments et Attijariwafa bank. Rappelons que l’usine de Zénith Fonderie, qui a commencé provisoirement ses activités en 2008 à Ain Sebâa à Casablanca, opère pratiquement pour l’exportation pour des clients grands donneurs d’ordre dans l’électricité ou le bâtiment comme Schneider Electric, Valéo, Saint Gobain Sevax ou encore Néopost industrie. « Les opérateurs nationaux ont recommencé à investir dans l’industrie, sauf que cela ne se voit pas pour la plupart des cas. Il s’agit des investissements non conventionnés c’est-à-dire ceux n’ayant pas atteint le plafond des 200 millions de DH permettant à l’investisseur de bénéficier de certaines mesures incitatives. C’est d’ailleurs, une bonne chose que ce seuil ait été ramené à 100 millions de DH depuis le 1er janvier dernier. Il permettra de drainer des investissements vers des secteurs peu capitalistiques dans l’industrie, notamment l’agro-industrie », souligne Hammad Kessal, économiste.
Quoi qu’il en soit, sur le terrain, les opérateurs économiques marocains confortent cette idée ces derniers mois. Parmi eux, on peut citer le groupe Holmarcom qui a acquis en janvier dernier, la société Juice & Nectar Partner (JNP), spécialisée dans la transformation industrielle de fruits (plus particulièrement les agrumes) pour la production de concentrés de jus. Avec ce rachat, dont le montant n’a pas été rendu public, le groupe marocain réalise sa première acquisition dans le secteur de la production de jus de fruits. Holmarcom, actif dans l’agro-industrie, est également présent dans les assurances, la logistique, l’immobilier et le transport aérien. Lancé en 2006, Juice & Nectar Partner était détenu par le fonds Accès Capital Atlantique Maroc (ACAMSA) de CDG Capital Private equity et par Mohammed Khallouki, son PDG. Dans l’agro-industrie, le groupe dirigé par Mohamed Hassan Bensalah est déjà actif dans les eaux minérales à travers la société Les Eaux minérales d’Oulmès, dans la production de thé avec sa filiale Somathes et dans l’exploitation de l’huile d’olive via les Huiles d’Olives de la Méditerranée, lancée seulement en 2014.
Dans ce secteur de l’agroalimentaire, c’est un autre grand opérateur marocain qui multiplie les rachats. Il s’agit de Saïd Alj, Président du Groupe Sanam Agro. Après La Monégasque en 2010, Consernor à 2012 ou encore Sodalmu qui produit les boissons gazeuses Ice, il est monté à fin décembre dernier dans le capital du groupe Unimer, franchissant ainsi le seuil des 50% dans le capital de ladite société. Et il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : il envisage de poursuivre ses achats sur la valeur Unimer avant la fin de cette année.
Mustapha Amhal, Président du holding Sofinam, n’est pas en reste. Depuis la cession de son activité Energie, il y a dix ans, il mène une offensive dans le secteur de l’agroalimentaire, notamment à travers son groupe Foodis, spécialisé dans la charcuterie et l’abattage de viande de dinde, qui s’est hissé en peu de temps au rang numéro 3 du secteur avec un chiffre d’affaires dépassant les 500 millions de DH. Mais ce n’est pas seulement l’agroalimentaire qui séduit les investisseurs marocains. Il y a l’industrie du ciment que beaucoup considèrent d’ailleurs, comme un secteur à risques vu la conjoncture, car il est en perte de vitesse. De plus, le secteur est déjà contrôlé par les majors mondiaux que sont Lafarge-Holcim et Italcementi. Malgré tout, cela n’effraie guère El Hachmi Boutgueray. Le PDG d’Anwar Invest se lance dans un vaste projet : une cimenterie à 3 milliards de DH dans la région de Settat.
Boutgueray qui est devenu en l’espace de quelques années, rachat après rachat, l’un des géants de l’industrie agroalimentaire du Royaume. Avec ses marques phares Excelo (biscuits), Mario (thon en conserve), Badaouia (beurre), King Fruit (jus) ou encore Fandy (leader national de la minoterie) voudrait vraisemblablement marcher sur les pas d’Anas Sefrioui et de ses Ciments de l’Atlas. En effet, le patron du Groupe Addoha a réussi à se faire une place dans ce secteur cimentier national, devenu concurrentiel avec la disparition de la répartition géographique des marchés.
Dans l’industrie pharmaceutique également, les hommes d’affaires marocains se signalent à travers notamment trois groupes, Cooper Pharma de Jaouad Cheikh Lahlou, l’Institut pharmaceutique (PHI) et le laboratoire pharmaceutique Laprophan fondé par la famille Bennis. Les deux premiers, viennent de conclure un accord de joint-venture (JV) de 15 millions de dollars avec le premier laboratoire indien, Cipla qui détiendra 60% des parts, alors que Cooper Pharma et PHI détiendront ensemble 40% des parts.
Quant à Laprophan, le groupe s’apprête à lancer les travaux de construction de sa nouvelle usine à Bouskoura, sur une superficie de 92 000 m² avec un investissement de 400 millions de DH.
Aujourd’hui, avec cette nouvelle donne, il y a lieu de se demander ce qui a restauré la confiance des opérateurs économiques marocains en l’industrie nationale. Autrement dit, comment en est-on arrivé à renverser la tendance ? Selon Hammad Kessal, l’économie marocaine est passée par trois grands cycles qui ont marqué l’industrie nationale. Le premier est celui de l’industrialisation qui a duré jusqu’en 1984. « Pendant cette période, les pouvoirs publics ont encouragé l’industrie locale à travers des barrières douanières. Beaucoup d’industries dans les IMME, l’agroalimentaire ou encore le textile ont vu le jour. A cette époque également, la BNDE accordait des crédits bonifiés aux industriels. Le Maroc comptait moins de 2 000 importateurs contre 32 000 exportateurs», rappelle l’économiste.
Mais au milieu des années 1980 et jusqu’en 2005, l’industrie marocaine va vivre ses moments les plus difficiles de son histoire. Une traversée du désert qui a été mortelle pour de nombreuses unités. « Ce cycle est venu après le Plan d’ajustement structurel (PAS). Ainsi cette période qui a duré 20 ans est celle de la déprotection de l’économie, la libéralisation de l’économie avec les privatisations, les accords de libre-échange… », précise Hammad Kessal. Le résultat est qu’il y a non seulement une grande pression sur les importations, mais les exportations ne suivent pas dans les mêmes proportions. Ainsi, l’industrie marocaine qui était protégée et n’avait pas besoin de se moderniser peine à faire face. La tendance se renverse : le pays passe d’un cycle d’industrialisation à un cycle de désindustrialisation. « Des pans de l’industrie comme le textile ou encore l’agroalimentaire ont payé un lourd tribut. Certains industriels se convertissent illico dans les services, le négoce ou l’immobilier. D’autres disparaissent dans la nature pour ressusciter sous une autre forme cachée dans des ghettos manufacturiers. «Ne disposant plus d’armes pour se battre face à la concurrence qui propose ses produits à des prix imbattables, certains industriels basculent dans l’informel, rejoignant l’armée d’entreprises qui squattent la périphérie casablancaise pour échapper à tout contrôle fiscal ou autres», se rappelle ce textilien. Et d’ajouter avec beaucoup d’ironie, « elles se mettaient en zones franches informelles et se transformaient en une sorte de Chinois de l’intérieur ». Drôle de comparaison pour décrire ceux qui exerçaient une concurrence rude, mais déloyale amenant davantage les industriels qui tentent de s’accrocher à abandonner l’industrie.
Face à cette situation, les pouvoirs publics décident de prendre le taureau par les cornes et un troisième cycle s’ouvre pour l’industrie nationale avec des hauts et des bas. Cette phase qui commence en 2006, est le cycle de volonté de réindustrialiser le pays. Selon Kessal, tout est parti du constat que l’économie nationale ne parvenait pas à absorber les bataillons de jeunes qui arrivaient sur le marché du travail. « C’est ainsi qu’est né le Plan Emergence qui s’articule autour de deux axes : créer de la richesse, donc de l’emploi et de la croissance et développer des activités exportatrices à haute valeur ajoutée. D’où l’idée de se positionner sur des métiers mondiaux pérennes, et dans lesquels le Maroc pourra faire valoir ses atouts : proximité, main- d’œuvre qualifiée, accès aux marchés, qualité de vie. Malheureusement, ce programme n’a pas donné les fruits escomptés. Le pays s’est retrouvé à faire de la sous-traitance (donneurs d’ordre internationaux) dans l’offshoring, l’aéronautique… C’est plutôt les groupes internationaux qui ont profité », explique-t-il.
Pour autant, un nouveau plan sera mis en branle à partir de 2009 : Emergence II. « Ce programme est malheureusement venu dans une conjoncture non favorable. Le résultat est que tous les capitaux marocains ont fui le secteur productif vers l’immobilier ou encore l’agriculture pour ses avantages fiscaux. Et même les banques ont joué le jeu. Emergence II a ainsi échoué », fait constater l’économiste qui regrette que l’accent n’a pas été mis sur la pêche, l’agroalimentaire et les phosphates. « Heureusement que nous avons l’OCP où le management a compris très tôt qu’il fallait miser sur la valeur ajoutée. Aujourd’hui, c’est cet office qui va sauver l’économie dans les prochaines années », insiste-t-il. Mais depuis l’année dernière, le Maroc a ouvert une nouvelle page pour son industrie. L’idée n’est pas de faire table rase du plan Emergence, mais de capitaliser sur les stratégies lancées et d’accélérer l’industrialisation du pays. Une accélération qui devrait se traduire dès 2020 par la création d’un demi-million d’emplois, dont la moitié proviendrait des investissements directs étrangers, ainsi que l’accroissement de la part de l’industrie dans le PIB. Celle-ci devrait prendre 9 points, passant à 23% en 2020 contre 14% aujourd’hui. Ce qui permettra au Maroc d’être au même niveau que les grandes économies émergentes. Et les mesures d’accompagnement pour les industriels ont été augmentées, notamment le financement qui est le nerf de la guerre. La nouvelle stratégie d’accélération industrielle puise son financement dans un Fonds de développement industriel (FDI) doté de 20 milliards de DH d’ici 2020. « Il faut le dire, cette carotte attire tout le monde. Elle n’est pas étrangère à ce nouvel engouement pour l’industrie », analyse Kessal.