L’isomorphisme mimétique, cette maladie chronique des dirigeants marocains [Tribune]
Alors que plusieurs personnes se demandent pourquoi n’est-on toujours pas à même de nous hisser au niveau des locomotives économiques mondiales et déployer la tant attendue relance économique, un homme d’État, pas comme les autres, élucide lors de sa réunion avec les parlementaires cette ligne de crête que l’on sait, mais s’acharne à l’enterrer dans sa posture de secret de polichinelle, à savoir : la qualité des dirigeants.
Malheureusement, il fallait attendre l’intervention d’un officiel comme le Wali de Bank Al-Maghrib pour tirer au clair pourquoi le Maroc n’arrive toujours pas à décoller et ce, malgré les efforts déployés et les capacités et richesses du pays . Pourtant, S.M. le Roi Mohammed VI a beau souligner la nécessité d’un vrai capital humain. La double casquette que je porte, celle d’un chercheur et d’un homme de terrain, m’a permis de conclure que l’une des principales causes auxquelles nous devons faire face pour que nous ayons demain des dirigeants de qualité, c’est ce que l’on dénomme dans un jargon plus académique : l’isomorphisme mimétique.
Pour les chercheurs en la matière, quand on parle d’isomorphisme mimétique, nous faisons référence ipso-facto à la théorie néo-institutionnelle selon laquelle un comportement s’adopte au sein d’un champ organisationnel si l’une des trois pressions institutionnelles lui sont exercées, à savoir :
–L’isomorphisme coercitif, qui s’explique par des pressions formelles exercées par les pouvoirs publics. Par le biais de son arsenal juridique et réglementaire, l’État peut pousser un groupe d’individus à adopter un certain comportement (les émissions en CO2 par exemple) ;
–L’isomorphisme normatif, qui s’explique par la professionnalisation des pratiques. Par exemple, certains pratiquants de quelques métiers précis se voient obligés d’adhérer à certains comportements vu la professionnalisation de ce métier (les architectes, les experts-comptables …etc.) ;
–Finalement, l’isomorphisme mimétique qui s’explique par l’adoption d’un comportement en se comparant avec les autres acteurs qui l’ont fait auparavant, dans l’unique but de rechercher une légitimité aux décisions prises.
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Sur le plan théorique et même pratique (à travers plusieurs tests), c’est un phénomène qui ne se manifeste qu’en situation de crise (incertitude informationnelle) et apparaît donc comme une action conjoncturelle appelée à faire face à un besoin décisionnel prompt et limité dans le temps. Or, dans le contexte des dirigeants marocains, il s’agit d’une habitude décisionnelle et d’une action qui fait partie de notre train-train organisationnel. Elle fait partie intégrante de nos fondements structurels. Il s’agit, en d’autres termes plus simplistes, d’un effet de « copier-coller » appliqué systématiquement et à grande échelle, sauf exception, par nos dirigeants ; ce que l’on dénomme souvent comme herding effect (effet moutonnier) et qui ne cesse d’engendrer par voie de conséquence des retombées plus que néfastes sur les décisions prises.
Les symptômes de cette maladie managériale chronique se manifestent au travers d’une incapacité des dirigeants marocains à prendre des décisions à la fois indépendantes et pertinentes. Ce que l’on fait souvent, c’est des « copier-coller » sur des modèles dont le contexte est tout à fait différent du Maroc, de l’institution ou de l’entreprise dans laquelle ce dirigeant est responsable. Je ne peux passer sans citer à titre illustratif, l’engouement de moult organisations marocaines à décrocher des certifications internationales uniquement par effet de mode et non pas pour l’essence même de la certification. On se fait certifier ISO 9001:2015 juste pour dire que nos process sont de qualité, alors qu’en réalité la qualité est loin d’être atteignable, ou encore parce que d’autres entreprises du secteur l’ont fait. Cet exemple est particulièrement très présent dans les Établissements et Entreprises Publics (EEP), qui ne cessent de grignoter, jour après jour, des postes budgétaires de plus en plus importants.
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Ce comportement trouve sa justification principalement, et malheureusement, dans un manque exorbitant de courage managérial multilatéral. Et oui ! Au Maroc, le courage managérial est sui generis. À l’image de plusieurs secteurs dans lesquels notre pays fait toujours et encore une exception inouïe, les dirigeants marocains n’ont pas épargné même les pratiques managériales. Pour tout initié en Management, l’on connaît tous que la majeure partie des dirigeants sont des middlemen, des personnes qui sont à la fois des managers et des managés. La recherche en sciences de gestion a démontré depuis plus d’un demi-siècle, que l’une des solutions qu’il faudrait implémenter dans la culture managériale d’une organisation, quelle qu’elle soit, pour permettre à cette dernière de mieux répondre à sa mission, c’est ce que l’on baptise le courage managérial. Il s’agit d’une pratique, et non seulement un concept théorique, qui se fait à double sens, c’est-à-dire à la fois avec les supérieurs et les subordonnés (un terme aujourd’hui obsolète).
Or, dans le contexte marocain, on fait toujours l’exception. Le courage managérial est unilatéral, c’est-à-dire les dirigeants marocains, faute d’un manque de courage managérial, se vantent de l’application de ce dernier, toujours par effet de mode, qu’avec leurs subordonnés et non pas avec leurs supérieurs. Ces middlemen marocains manquent d’audace pour dire non à leurs supérieurs, même lorsqu’ils sont sûrs que la décision à prendre est tout à fait à l’encontre de la bonne marche de cette organisation. Pourquoi ? L’une des raisons qui peuvent être avancées, c’est avant tout un autre symptôme de cette maladie chronique tendant à lier, d’une manière inéquitablement prépondérante, la performance organisationnelle aux personnes et non pas à l’organisation elle-même. Autrement dit, une organisation peut être parfaitement performante sur le plan exécutif si le responsable maîtrise bien ce qu’il fait, sinon cette organisation vouera à l’échec parce que sa performance n’a pas été encadrée par des procédures claires.
Ce qui fait d’une organisation une organisation, c’est sa capacité organisationnelle et non pas la performance de ses dirigeants sur le plan exécutif. Un vrai dirigeant, dans un contexte d’incapacité organisationnelle, est celui qui met en place des politiques long-termistes, met au clair des priorités bien définies et des procédures pour l’actionnabilité de ses décisions. Ainsi, même s’il quitte cette organisation, ses politiques continueront à être appliquées. Or, dans le cas marocain, les politiques managériales ne portent qu’une seule casquette : celle du pompier.
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Une deuxième raison réside, malheureusement, dans le fait que ces middlemen marocains n’ont dans leur pipeline de priorités qu’un seul mot d’ordre et qui appliquent bellement à tort et à travers : Oui chef !
Par Issam Benhayoun, professeur assistant à l’ENCG Meknès