Tribune

Lorsque le marché de l’art et le droit se rencontrent à Marrakech [Par Daoud Salmouni-Zerhouni]

La vente aux enchères à Marrakech des œuvres de deux grandes figures de l’art contemporain marocain alimente un débat passionné assez inhabituel pour le microcosme feutré du marché de l’art au Maroc. L’occasion de le confronter au droit des biens, à la législation sur la préservation du patrimoine et, surtout, au droit moral des auteurs.

« Hommes ! Il est une piété que j’aime et recherche, c’est la piété de la mémoire » [1].

La vente aux enchères « Un printemps marocain », qui sera tenue le 30 mai prochain à la Mamounia par la prestigieuse maison de ventes volontaires Artcurial [2], ne finit pas de nourrir un débat passionné où il est beaucoup question de la mémoire de Mohammed Melehi et Mohamed Chabâa, immenses figures de l’art contemporain marocain. Les organisateurs de la vente y voient un hommage appuyé quand les héritiers Melehi et Chabâa, eux, dénoncent une « oblitér[ation] [de] la mémoire de l’art moderne marocain », une « défiguration », une « spoliation » et en définitive une violation des droits moraux de leurs auteurs [3]. Les médias, marocains et étrangers, ainsi que des intellectuels, artistes, spécialistes de l’histoire et du marché de l’art se sont emparés du sujet, faisant ainsi sortir le ministre marocain de la Culture de sa réserve pour tenter d’apaiser une colère où se mêlent patriotisme culturel, droit des auteurs, sentiment d’injustice, rejet de la cupidité des uns et condamnation de l’aveuglement des autres. Mais quelles sont ces œuvres qui suscitent un tel intérêt, il est vrai, assez inhabituel pour le marché de l’art au Maroc ?

Dans les années 60, Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa, déjà reconnus dans leur Art, s’associent aux célèbres architectes Patrice de Mazières et Abdesslem Faraou pour, notamment, la construction et l’aménagement d’un hôtel « Roses du Dadès » à Kelaat M’gouna dans la Vallée des Roses, construit au début des années 70. De l’avis de tous, cet hôtel, qui intègre les œuvres de Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa spécialement créées pour lui, est le fruit d’un « dialogue pertinent » et du « mariage réussi » de ce quatuor. Parmi les œuvres intégrées aux « Roses du Dadès », des plafonds peints, moucharabiehs et claustras (parois ajourées). Ce sont précisément ces œuvres « enlevées » à leur écrin d’origine qui seront mises en vente à La Mamounia le 30 mai prochain par Artcurial et dont certaines pourraient battre des records d’enchères au Maroc. Examinée à la lumière du droit des biens, des exigences de la préservation du patrimoine et des droits moraux des auteurs, cette vente, « Un printemps marocain », comporte certaines ombres.

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Des œuvres intimement et spécialement incorporées aux « Roses du Dadès » formant un tout indivisible ?
Sans insister sur la surprenante indication du catalogue de la vente « Commissaire-Priseur en duplex à Paris » et non physiquement aux côtés des œuvres, notamment pour assurer la police de la vente qui se déroulera, elle, bien physiquement à Marrakech, il est un fait, régulièrement déploré, que les ventes volontaires de meubles sont assez peu (ou mal) réglementées au Maroc [4] Il n’en demeure pas moins qu’une vente volontaire de meubles ne peut pas, à l’évidence, porter sur un immeuble. Or, la qualification juridique des plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa intégrés aux « Roses du Dadès » interroge au regard de la summa divisio entre meubles et immeubles. Il ne se trouve personne pour contester l’évidente intégration de ces œuvres à l’hôtel « Roses du Dadès », laquelle ressort au demeurant du catalogue de la vente. De cette intégration, peut être déduite leur qualification d’immeuble. En effet, la loi n° 39-08 portant Code des droits réels, prévoit respectivement à ses articles 5, 6 et 7 :


– que « Les biens sont immeubles par leur nature ou par leur destination »,
– que « Sont immeubles par leur nature les biens immobiles qui sont stables et fixes dans leur espace et qui ne peuvent ni se déplacer ni être déplacés sans en être affectés ou subir un changement dans leur aspect »,
– et que « Sont immeubles par destination tous objets mobiliers que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds ou qu’il y a attachés à perpétuelle demeure ».


La qualification d’immeuble par destination ne fait, dans l’affaire « Roses du Dadès », que très peu de doute.Les termes « perpétuelle demeure » pouvant être trompeurs, une telle qualification d’immeuble par destination serait toutefois impuissante à perturber le « Printemps marocain » d’Artcurial sur le terrain du droit des biens. De fait, rien n’interdit au propriétaire d’une œuvre devenue immeuble par destination de lui rendre, par un fait juridique -le détachement de l’œuvre de l’immeuble-, sa qualification originelle de meuble. Si les œuvres de Melehi et Chabâa sont considérées comme ayant été des immeubles par destination, leur détachement des murs de l’hôtel leur a rendu leur qualification de meuble et il n’y aurait alors, au regard du code des droits réels, rien à redire à la vente du 30 mai prochain. On le sait, « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité » [5]. Bien différentes seraient les conséquences de la qualification d’immeuble, cette fois-ci, par nature. A s’en tenir à la définition précitée du Code des droits réels, il est loin d’être extravagant de considérer comme des immeubles par nature les plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa, ceux-ci ne pouvant « ni se déplacer ni être déplacés sans en être affectés ou subir un changement dans leur aspect ».

Le droit marocain des biens étant indéniablement (du moins pour ce qui nous occupe ici) de tradition civiliste, il n’est pas inintéressant de se tourner vers la jurisprudence d’autres pays civilistes ayant eu à connaître de problématiques similaires. Et la parenté entre le code marocain des droits réels et le code civil français invite naturellement à consulter la jurisprudence française sur cette question apparemment inédite en droit marocain. Or, par un arrêt remarqué du 11 juillet 1997, la cour administrative d’appel de Paris a retenu que des bas-reliefs, spécialement destinés à être intégrés au salon d’un château, sont des immeubles par nature : « Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, d’une part, les bas-reliefs en cause, œuvre du sculpteur Lecomte, ont été réalisés en 1769 pour être intégrés dans le décor du grand salon du château de la Roche-Guyon dont l’aménagement a été terminé à cette date ; que, d’autre part, il ressort de ces mêmes pièces que la partie des murs située au-dessus des portes d’accès à ce grand salon a été spécialement aménagée pour que les deux bas-reliefs y soient encastrés ; que ces bas-reliefs forment ainsi avec l’ensemble du grand salon, auquel ils ont été dès l’origine, intimement et spécialement incorporés, un tout indivisible ; qu’ils ont dès lors le caractère d’immeubles par nature » [6]. Ainsi, si l’œuvre est dès l’origine « intimement et spécialement incorporé[e] » à l’immeuble et forme avec lui « un tout indivisible », la qualification d’immeuble par nature semble s’imposer. Il est à noter que la mention de cet arrêt aux tables du recueil Lebon souligne la portée doctrinale donnée en France à cette décision, « très précieuse » pour François Duret-Robert, éminent spécialise du droit du marché de l’art [7].

Cette importante décision de la cour administrative d’appel de Paris s’inscrit au demeurant dans la droite ligne de l’arrêt de la première Chambre civile de la Cour de cassation française qui avait déjà, le 19 mars 1963, approuvé une cour d’appel d’avoir retenu que des boiseries avaient le caractère d’immeuble par nature dès lors qu’elles avaient été intimement et spécialement incorporées à l’immeuble et qu’elle formaient avec lui un tout indivisible [8]. Ici encore, la publication de cette décision au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation dit beaucoup de la valeur qu’a voulu lui donner la plus haute juridiction judiciaire française. Pour en revenir aux plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa, imagine-t-on un juge marocain, s’il était saisi, considérer qu’ils ne sont que de simples meubles et non des immeubles par nature au regard du code des droits réels ? Que dirait-il de la validité d’une vente volontaire de meubles où sont mis aux enchères des immeubles par nature ? On le voit, le « Printemps marocain » proposé par Artcurial n’est pas à l’abri d’être assombri par le droit des biens. Les acquéreurs ne seraient pas non plus certains d’échapper à ses foudres. Mais à supposer même que les œuvres en cause soient seulement considérées comme des objets mobiliers, ce « Printemps marocain » pourrait encore davantage être rafraîchi par la législation marocaine sur la préservation du patrimoine.

Des objets d’art présentant pour le Maroc un intérêt historique ?
Le Ministre de la culture a réagi à la polémique entourant la vente aux enchères prévue le 30 mai prochain en « twittant » le 13 avril dernier qu’une procédure de classement de certaines des œuvres de Melehi et Chabâa avait été lancée, sans toutefois les identifier. Il a également rappelé qu’« Il est interdit de détruire ou de dénaturer ou d’exporter tout objet d’art et d’antiquité mobilier qui présente pour le Maroc un intérêt historique, archéologique, anthropologique ou intéresse les sciences du passé et les sciences humaines en général » [9]. Dont acte.

Artcurial se veut elle aussi rassurante en déclarant à la presse que les œuvres en cause ne seront pas exportées [10]. Un classement avant le 30 mai prochain étant assez illusoire et les promesses n’engageant que ceux qui les reçoivent en l’absence d’une décision juridiquement contraignante (un post du ministre sur « twitter » n’étant pas encore en droit marocain une décision administrative), de telles déclarations suffiront-elles à calmer les esprits ? Le ministre de la Culture et Artcurial font référence à la loi n° 22-80 du 25 décembre 1980, modifiée en 2006, « relative à la conservation des monuments historiques et des sites, des inscriptions, des objets d’art et d’antiquité » qui prévoit respectivement à ses articles 42 et 44 :
– qu’ « En vue d’assurer la conservation de tous objets d’art et d’antiquité mobiliers qui présentent pour le Maroc, un intérêt historique, archéologique, anthropologique ou intéressant les sciences du passé et les sciences humaines en général, il est interdit de détruire ou de dénaturer ces objets »,
- et que « Les objets mobiliers visés à l’article 42 ne peuvent être exportés. Toutefois, des autorisations d’exportation temporaire peuvent être accordées, notamment à l’occasion des expositions ou aux fins d’examen et d’étude ».

L’application de ces dispositions à la vente du 30 mai prochain appelle trois observations. Leur champ d’application n’est, tout d’abord, pas limité aux seuls plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa. Parmi les lots n° 21 à 45 de la vente, figurent de magnifiques lithographies. Celles-ci présentant tout autant un intérêt historique pour le Maroc ou intéressant à tout le moins « les sciences humaines en général », elles devraient logiquement, elles aussi, être interdites de sortie du territoire. A cet égard, il peut être noté que si elles rappellent les prévisions concernant le droit de préemption de l’Etat marocain -inapplicables pour les œuvres de Melehi et Chabâa comme n’ayant apparemment pas encore été classées-, les conditions générales d’achat de la vente n’informent pas les acheteurs de cette possible interdiction de sortie du territoire des œuvres. Une omission qui interroge et qui ne serait peut être pas sans conséquences pour Artcurial si les œuvres étaient finalement acquises par un acheteur mécontent de ne pouvoir les sortir du Maroc. Ensuite, si les décisions du ministre sont évidemment les supports privilégiés des articles 42 et 44 précités, ces dispositions pourraient également être invoquées devant le juge, notamment des référés, qui en ferait alors application. Un moyen peut être de ne pas être tributaire du rythme de l’administration, qui n’est pas toujours celui de l’urgence.

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Enfin, et comme l’a exactement rappelé le ministre de la culture le 13 avril 2021, il est interdit non seulement d’exporter mais également de « détruire ou de dénaturer » des œuvres présentant un intérêt historique pour le Maroc. Certes les plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa n’ont, par hypothèse même, pas été détruits pour être présentés à la vente du 30 mai prochain mais il est cependant permis de s’interroger sur leur dénaturation subséquente à leur « enlèvement » des « Roses du Dadès ». La « défiguration » dénoncée par les héritiers n’est-elle pas la dénaturation de l’article 42 de la loi n° 22-80 du 25 décembre 1980 ? Un juge admettrait-il, le cas échéant, d’avaliser une vente aux enchères d’ « objets d’art (…) présentant pour le Maroc, un intérêt historique, archéologique, anthropologique ou intéressant les sciences du passé et les sciences humaines en général » qui ont été dénaturé ? Le « Printemps marocain » d’Arcurial est loin d’être sans nuages au regard des exigences de la préservation du patrimoine marocain. Son horizon s’obscurcit encore lorsque le droit d’auteur s’invite dans cette valse juridique.

Des œuvres déformées, mutilées ou modifiées ?
Alors que les ayant-droits de Melehi et Chabâa convoquent dans ce débat le droit moral des auteurs, pour Artcurial, ils « font fausse route » et confondent « le débat dans le cadre duquel un architecte a un droit de regard selon le contrat signé avec le promoteur et le droit artistique ». Et de s’offusquer : « C’est comme si vous aviez chez vous un Basquiat et que demain l’artiste vous disait que vous ne pouvez pas le vendre » [11]. Alors, est-il pertinent d’opposer le droit d’auteur à l’un des fleurons des maisons de ventes volontaires ? La naïveté (feinte ?) n’est pas nécessairement là où on l’imagine. La qualification d’œuvres de l’esprit des plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa n’étant contestée par personne (qui le pourrait ?), il convient de s’intéresser aux conséquences de cette protection par le droit d’auteur, et spécialement par le droit moral. L’article 25 de la loi n° 2-00 relative aux droits d’auteur et droits voisins affirme avec force que « les droits moraux sont illimités dans le temps ; ils sont imprescriptibles, inaliénables et transmissibles à cause de mort aux ayants droit ». A ce titre déjà, les héritiers Melehi et Chabâa sont légitimes à invoquer le droit moral de leurs auteurs. Mais qu’en est-il de la « défiguration » dénoncée par eux ? Ici encore, ils peuvent s’appuyer sur l’article 9 de la loi n° 2-00 qui dispose qu’« Indépendamment de ses droits patrimoniaux et même après la cession desdits droits, l’auteur d’une œuvre a le droit :
(…)
c. de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de son œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre qui seraient préjudiciables à son honneur ou à sa réputation ».


Le nœud du problème est de savoir si les plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa, spécialement pensés et intégrés aux « Roses du Dadès », pouvaient être retirés des murs sans violer le droit au respect des œuvres prévu par l’article 9 précité. Sans minorer l’existence d’une forme de droit moral avant même le protectorat français [12], il n’est pas sans intérêt de consulter les décisions françaises rendues sur le droit au respect de l’œuvre alors que la question posée par le « Printemps marocain » d’Artcurial semble inédite en droit marocain et que la loi marocaine sur le droit d’auteur a, elle aussi, une parenté certaine avec celle de la France, patrie de la propriété littéraire et artistique s’il en est. Cet intérêt est d’autant plus fort qu’il peut être légitimement attendu d’une maison de vente volontaire française aussi prestigieuse qu’Artcurial qu’elle se montre à Marrakech tout aussi sourcilleuse du respect des droits des auteurs qu’à Paris. Et le droit au respect de l’œuvre est une affaire très sérieuse de l’autre côté de la Méditerranée où « l’inaliénabilité du droit au respect de l’œuvre » est un « principe d’ordre public » [13] et où « aucune atteinte ne peut être portée à l’intégrité d’une œuvre littéraire ou artistique, quel que soit l’Etat sur le territoire duquel cette œuvre a été divulguée pour la première fois », ces règles étant « des lois d’application impérative » [14].

La jurisprudence française a ainsi retenu et sanctionné l’atteinte portée au droit au respect de l’œuvre dans une affaire célèbre où lors d’une vente aux enchères de bienfaisance, une personne avait acquis un réfrigérateur dont les panneaux étaient peints par le célèbre expressionniste Bernard Buffet pour ensuite découper lesdits panneaux afin de les vendre séparément et dégager un certain profit. La Cour de cassation a saisi l’occasion pour rappeler que « le droit moral qui appartient à l’auteur d’une œuvre artistique donne à celui-ci la faculté de veiller, après sa divulgation au public, à ce que son œuvre ne soit pas dénaturée ou mutilée » et a jugé que « par le découpage des panneaux du réfrigérateur, l’acquéreur l’avait mutilée » [15]. Et c’est encore sur le fondement du droit au respect de l’œuvre que les magistrats du Quai de l’Horloge ont censuré une cour d’appel qui avait refusé d’interdire la diffusion en couleur du film « Asphalt Jungle » (« Quand la ville dort » en français) alors qu’il avait été créé en noir et blanc et que les héritiers du réalisateur John Huston s’y opposaient [16]. Il a également été jugé « que l’auteur jouit du droit au respect de son œuvre » et qu’en conséquence portaient atteinte au droit au respect d’une œuvre photographique (un couple à bicyclette) l’inversion de la photographie et le décalage du fond de verdure [17]. S’agissant des œuvres dites monumentales, l’exigence de respecter l’intégrité de l’œuvre s’applique tout autant. A ainsi méconnu le droit moral de l’architecte, la ville de Lille qui avait fait réaliser des « travaux de gros œuvre exécutés sans l’accord de l’architecte [qui] avaient “dénaturé“ son œuvre en détruisant l’harmonie de l’ensemble original qu’il avait conçu » [18]. Dans le même sens, le Conseil d’Etat français a condamné la ville de Nantes pour avoir procédé à la transformation du fameux stade de la Beaujoire sans l’autorisation de l’architecte [19]. L’orgue de la cathédrale de Strasbourg a également été l’occasion pour les juges du Palais Royal de rappeler qu’une telle œuvre ne pouvait être modifiée sans l’accord de son auteur sauf à violer son droit moral [20]. Dans une espèce plus proche des plafonds peints, moucharabiehs et claustras de Melehi et Chabâa, la cour d’appel de Versailles a condamné pour atteinte au droit moral de l’auteur, une société qui avait séparé les 30 panneaux qu’elle lui avait commandé et qui ornaient initialement la salle à manger de la direction de son siège social, la cour y voyant un « ensemble indissociable » [21].

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Par ailleurs, certains spécialistes de la matière estiment, non sans raison, que l’ « œuvre d’art est inévitablement intégrée dans un espace, en sorte qu’il y aurait violation du droit moral en cas de déplacement ou d’exposition dans des lieux non agréés par l’auteur » [22]. Cette thèse peut utilement s’appuyer sur l’arrêt rendu dans l’affaire Jean Ferrat par lequel la Cour de cassation a jugé qu’ « une exploitation sous forme de compilations avec des œuvres d’autres interprètes étant de nature à en altérer le sens, ne pouvait relever de l’appréciation exclusive du cessionnaire et requérait une autorisation spéciale de l’artiste » [23]. Certes, cette décision a été rendue en matière de droits voisins. Elle n’en demeure pas moins intéressante alors qu’elle vise le principe selon lequel « le respect dû à l’interprétation de l’artiste en interdit toute altération ou dénaturation », qui n’est pas sans rappeler le droit au respect de l’œuvre de l’auteur. Et comme le souligne Agnès Maffre-Baugé, le fond du problème relatif au changement de contexte, physique pour une œuvre d’art et intellectuel s’agissant d’une interprétation musicale, n’est-il pas le même dans les deux cas ? Si, évidemment, l’absolutisme d’une telle thèse peut faire craindre certains abus, ce risque semble moindre pour des œuvres spécialement créées et intimement incorporées à un lieu telles les œuvres de Melehi et Chabâa qui épousent à ce point l’architecture des « Roses du Dadès » pour ne former plus qu’un avec elle. Ainsi, il est, semble-t-il, loin d’être déraisonnable de soutenir, comme le font les héritiers Melehi et Chabâa, que séparer de leur écrin originel les œuvres intimement intégrées à l’hôtel, porte atteinte au droit moral des auteurs, cette opération, dans ces circonstances particulières, conduisant nécessairement à une dénaturation et à une modification des œuvres. De plus, ces œuvres étant indissociables les unes des autres comme ayant étant visiblement pensées comme un tout indivisible, outre leur enlèvement aux « Roses du Dadès », il ne peut non plus être exclu que cette première violation du droit moral se double d’une seconde en ce qu’elles ont été séparées et qu’elles vont être disséminées en étant vendues à l’unité.

Bien sûr, le droit moral de l’auteur n’est pas sans limite et doit se conjuguer intelligemment avec les droits du titulaire du support matériel de l’œuvre. Mais ici encore, la jurisprudence est riche d’enseignements et ne tolère les atteintes au droit au respect de l’œuvre que pour d’impérieuses exigences, notamment de sécurité. Dans l’affaire étudiée ici, on peine à déceler l’impératif du propriétaire des murs de l’hôtel à enlever les œuvres de Melehi et Chabâa, si ce n’est, peut-être, un goût plus prononcé pour le lucre que pour l’Art. Quant aux protagonistes susceptibles d’être regardés comme ayant méconnu les droits moraux de Melehi et Chabâa, il y a certainement celui qui a procédé à l’ « enlèvement » des œuvres, mais pas seulement. En effet, celui qui diffuse une œuvre ainsi dénaturée, modifiée ou mutilée se rend lui aussi coupable d’une violation du droit au respect de l’œuvre.


Cela peut poser la question des éventuelles responsabilités de ceux qui reproduisent, éditent et publient de telles œuvres dans un catalogue ou de ceux qui les exposent au public, notamment en vue de la vente aux enchères. Pire, il n’est pas inenvisageable que l’acquéreur soit inquiété s’il les exposait à son tour. Et si, malgré les promesses du ministre de la Culture et de Artcurial de conserver les œuvres au Maroc, celles-ci venaient à voyager en France pour y être exposées, les juridictions françaises, si elles étaient saisies, sauraient certainement appliquer le droit d’auteur avec la rigueur qu’on leur connaît. Bien fragile semble ainsi être la ligne de défense de Artcurial consistant à affirmer que « C’est comme si vous aviez chez vous un Basquiat et que demain l’artiste vous disait que vous ne pouvez pas le vendre » [24]. C’est méconnaître non seulement la distinction élémentaire entre l’œuvre et son support, « summa divisio du droit d’auteur » par laquelle « tous les enseignants spécialistes commencent leurs cours » [25], mais aussi faire fi de l’importante intimité, intellectuelle et physique, entre les œuvres de Melehi et Chabâa et l’architecture des « Roses du Dadès ». Il n’est dans cette affaire pas question d’empêcher, par principe, la vente d’une toile, comme veut le faire croire Artcurial, mais de dénoncer la dénaturation et la modification d’œuvres en violation du droit moral. Il s’agit là de deux choses différentes qui ne peuvent être confondues, et encore moins par des spécialistes du marché de l’art.

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Pour conclure, le débat autour du « Printemps marocain » d’Artcurial aura, de l’avis de tous, au moins eu pour mérite d’aborder la question de la conservation du riche patrimoine artistique marocain. Il est également l’occasion d’aborder, au sein du marché de l’art marocain, la place du droit d’auteur, si souvent négligé au Maroc et pourtant doté d’un potentiel encore trop mal mesuré. Finalement, c’est peut être parce que la « piété de la mémoire » est tant chérie de ce côté-ci de la Méditerranée que cette affaire a, au Maroc, pris une telle ampleur. Les choses n’auraient-elles pas été différentes si les héritiers Melehi et Chabâa avaient reçu certains égards et avaient été préalablement consultés sur ce « Printemps marocain », qui est aussi, il est vrai, un hommage ? N’y avait-il pas un dialogue à avoir pour emprunter un chemin où mémoire, honneur, conservation du patrimoine et marché de l’art pouvaient se conjuguer ? Car, après tout, cette histoire ne se résume-t-elle pas, ni plus ni moins, à une banale absence d’autorisation ?

Par Daoud Salmouni-Zerhouni, consultant en propriété intellectuelle-Cabinet de Conseiller en Propriété Industrielle Mehdi Salmouni-Zerhouni . Ancien secrétaire de la Conférence du Stage des Avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation (France).

Notes :
[1] Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, éditions du Seuil, septembre 1985, p. 156.
[2] [https://www.artcurial.com/sitesdefault/files/2021-05/A3907.pdf]
[3] Lettre ouverte pour la préservation du patrimoine moderne au Maroc, https://secure.avaaz.org/community_petitions/fr/ministere_de_culture_fondation_nationale_des_musee_lettre_ouverte_pour_la_preservation_du_patrimoine_moderne_au_maroc/
[4] Voir déjà : Libération, Entretien avec Abderrahman Saaidi, 10 août 2009.
[5] Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu.
[6] CAA de Paris, 11 juillet 1997, n° 96PA03055, mentionné aux tables du recueil Lebon.
[7] François Duret-Robert, Chronique désinvolte du marché de l’art, L’objet d’art, janvier 2016.
[8] Cass. Civ. 1ère, 19 mars 1963, Bull. III n° 171.
[9] https://twitter.com/oef75/status/1382007838868914178
[10] Zineb Ibnouzahir, Vente des œuvres de Melehi et Chabaâ extraites d’un hôtel : une polémique salutaire ?, 360.ma, 28 avril 2021, https://fr.le360.ma/culture/vente-des-oeuvres-de-melehi-et-de-chabaa-extraites-dun-hotel-une-polemique-salutaire-237654
[11] Zineb Ibnouzahir, Vente des œuvres de Melehi et Chabaâ extraites d’un hôtel : une polémique salutaire ?, 360.ma, 28 avril 2021, https://fr.le360.ma/culture/vente-des-oeuvres-de-melehi-et-de-chabaa-extraites-dun-hotel-une-polemique-salutaire-237654
[12] B. Awad, Le droit moral de l’auteur dans le monde arabo-musulman – Analyse juridique des règles de la Charia, Les Cahiers de Propriété Intellectuelle, 2013, Vol. 25, n° 1, p. 59
[13] Cass. Civ. 1ère, 28 janvier 2003, p. 00-20.014, Bull. I n° 28
[14] Cass. Civ. 1ère, 28 mai 1991, p. 89-19.522 et 89-19.725, Bull. I n° 172
[15] Cass. Civ. 1ère, 6 juillet 1965, Bull. I n° 454
[16] Cass. Civ. 1ère, 28 mai 1991, p. 89-19.522 et 89-19.725, Bull. I n° 172, préc.
[17] Cass. Civ. 1ère, 12 juillet 2006, p. 05-15.472, Bull. I n° 399.
[18] Cass. Civ. 1ère, 1er décembre 1987, p. 86-12.983, Bull. I n° 319
[19] CE, 11 septembre 2006, n° 265175, mentionné dans les tables du recueil Lebon.
[20] CE, 14 juin 1999, n° 181023, publié au recueil Lebon.
[21] CA Versailles, 28 janvier 1999, RG n° 1996-3895
[22] Agnès Maffre-Baugé, Quel droit moral pour l’œuvre d’art ?, Légicom n° 36, 2006/2, p. 99
[23] Cass. Soc., 8 février 2006, p. 04-45203, Bull. V n° 64
[24] Zineb Ibnouzahir, Vente des œuvres de Melehi et Chabaâ extraites d’un hôtel : une polémique salutaire ?, 360.ma, 28 avril 2021
[25] P.-Y. Gautier cité par Agnès Maffre-Baugé, Quel droit moral pour l’œuvre d’art ?, Légicom n° 36, 2006/2, p. 94

 
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