Manager, philosophe, enseignant
Sa place serait dans un salon littéraire, à signer son pamphlet contre le système. Hasard du destin, Mokhliss Habti Idrissi est un directeur de la haute finance qui cantonne ses ambitions littéraires aux salles de classes de la business school HEM, où il dispense ses cours.
Il est des parcours qui forgent une personne, une personnalité, un caractère. Celui de Mokhliss Habti Idrissi a été marqué par son enfance en province. Ce natif de Rabat, fils unique d’un fonctionnaire des PTT et d’une directrice de crèche, est né dans une famille recomposée, au milieu de 10 demi-frères et soeurs. «Je suis né dans une famille nombreuse. Mais même en étant le 11e, j’étais fils unique», révèle-t-il au cours de la discussion. Grand, élancé, il garde de cette enfance un goût pour les lettres, lui qui ponctue chaque phrase d’une citation, d’une référence, une mélancolie d’adolescent romantique en prime.
Il est né en 1974, à Rabat, quand la capitale est encore une grande ville administrative. Une cité endormie, mais «studieuse». Un calme qui sied à Mokhliss qui dévore les livres, et se prend de passion pour les lettres: «à cette époque, mon père me donnait 3 DH pour prendre le bus et aller à l’école. Je faisais le chemin à pied et avec cet argent, j’achetais des romans, et autres bandes dessinées, à un bouquiniste sur mon chemin», confie-t-il, un brin nostalgique. Dans ses manières, Mokhliss est empreint de ces gestes lents, de ces postures de «sphinx» d’un homme habitué à plonger dans les «méandres de sa pensée», à «s’écouter réfléchir», dans les abysses de l’âme.
La mélancolie atlantique
Il a 13 ans lorsque la famille déménage pour Larache. Son père est nouvellement affecté dans la ville, et c’est là que Mokhliss découvre une autre réalité, celle du Maroc profond. «Les rapports entre les gens y sont plus «vrais» que dans les grandes villes. Je passais mon temps à faire de longues balades, à passer des heures devant l’océan à réfléchir. Je lisais bien sûr, mais depuis j’ai gardé ce lien avec la mer, et je ne me sens bien que lorsque j’en suis proche», analyse-t-il. Parfois, son visage s’illumine à une réflexion qui le mène d’une citation philosophique à un concept, comme si sa pensée s’articulait en mémoires liées à une lecture.
Mokhliss suit un parcours classique à l’école. Même s’il aime profondément les lettres, c’est vers les mathématiques qu’il s’oriente. «Lorsqu’on vient de la classe moyenne, les exemples de réussite sont généralement des gens qui ont eu un parcours technique, d’ingénieurs. On estimait que les lettres ne menaient pas à grand chose. Donc je me suis orienté vers les Sciences Mathématiques, dans la seule classe de 12 élèves du seul Lycée de la ville. Nous étions l’élite de l’époque», se remémore-t-il. Il décroche son bac en 1992, et le diplôme en poche, retourne à Rabat, poursuivre ses études en mathématiques et physique.
De Rabat au Canada
Comme le naturel revient au galop lorsqu’on le chasse, Mokhliss se réoriente vers des études de gestion, après deux années de Fac. Ce sera à l’ESIG, un cursus plus en accord avec ses intérêts annexes. A la fac, c’est encore la grande époque du syndicalisme étudiant, les joutes verbales entre les marxistes déjà minoritaires contre les islamistes qui prennent déjà l’Université en main. Mokhliss sera marqué par ces évènements, et découvre l’envers du décor. Premières expériences avec le monde des affaires: un été, alors qu’il est en vacances, il fonde une entreprise de distribution de fruits. L’affaire est un échec, mais l’expérience est profitable: «j’ai découvert qu’il ne suffit pas de bien concevoir une stratégie, il faut également l’exécuter parfaitement». Ce dont il se souviendra.
Nous sommes en 1998, lorsqu’il termine ses études de gestion. Mokhliss s’envole alors pour le Canada préparer un Master en finances. Quelques temps plus tard, avec le décès de feu-Hassan II et l’accession au Trône de Mohammed VI, un vent de changement souffle sur le Maroc, avec des promesses de «lendemains qui chantent». Comme beaucoup de Marocains à l’étranger, il décide de rentrer au bercail, le diplôme en poche. «J’avais plusieurs motivations. D’abord, mes parents étaient vieux, et je voulais leur rendre un peu de cet amour qu’ils m’ont donné, en étant proche d’eux. Ensuite, au Canada, un enseignant m’avait expliqué que je serais toujours un étranger, même dans une société multiculturelle, et qu’un jour on me le ferait sentir», se rappelle-t-il.
Un parcours dans la haute finance
Premières expériences avec la presse. Mokhliss écrit quelques tribunes pour la presse nationale, en parallèle de sa recherche d’emploi. Il débute d’abord à Eqdom, puis très rapidement rejoint la BMCE, où Othman Benjelloun est l’image d’un capitalisme «triomphant» à la marocaine. Entre la tradition marocaine et la modernité occidentale, Mokhliss grimpe rapidement les échelons, pour devenir en 2005 le plus jeune Directeur au Siège de l’entreprise, succédant à Saad Bendidi. Mais son «ascension fulgurante» ne lui vaut pas que des «amitiés». «Je n’ai pas une âme de courtisan, et je n’hésite pas à dire ce que j’ai sur le coeur», commente-t-il sobrement, sans jamais se départir d’un certain humour.
Arrive 2012, quand Mokhliss quitte la banque, pour entrer dans le monde de la gestion de Fonds d’Investissements: «je suis passé du monde de la haute finance où l’on gère des affaires en milliards de dirhams, à celui de la PME. C’est réellement un changement, puisqu’on découvre des rapports plus «humains» et que l’on a une approche «missionnaire». C’est-à-dire que l’on aide un entrepreneur à réaliser son rêve», explique-t-il. La consécration arrive en 2014, lorsque l’institut de géoéconomie Choiseul le nomine parmi les 100 leaders africains. Mokhliss sera présent l’année suivante dans le classement. Depuis, il poursuit sa passion pour les lettres en enseignant à HEM depuis 5 années. Il y dispense un cours en éthique et management. Et dans le Maroc moderne, Dieu sait qu’un peu de morale, à défaut d’éthique, ne ferait pas de mal au business.
BIO EXPRES
1974: naissance à Rabat
1992: Bac Sc Maths à Larache
1998: diplôme de l’ESIG
2000: Master en finances au Canada
2001: entrée à la BMCE Bank
2005: Directeur des participations et synergies au siège de la BMCE
2012: Directeur des investissements à Afric Invest
La face cachée
Une devise?
« Nous nous devons en partie à la société mais en la meilleure à nous mêmes ». Je fais de cet aphorisme de Montaigne, une boussole existentielle pour résister à la tentation de dissoudre sa responsabilité dans le terreau des déterminismes de tout genre (historiques, sociaux, culturels, inconscients, génétiques…) qui, malgré nous, nous façonnent de l’extérieur. Une résistance qu’il faut accompagner par notre aptitude positive à exercer grâce à notre puissance subjective, le peu de libre-arbitre dont nous soyons capables.
Etant parfois de nature mélancolique ou pour paraphraser Gramsci, faisant l’équilibriste entre un pessimisme de raison et un optimiste de volonté.
La musique?
Je n’ai longtemps apprécié dans la musique classique, que les impromptus de Schubert et cru avec Freud, qu’il n’était pas dans le plan de la création que nous soyons heureux ici-bas ! Cela a totalement changé depuis que j’ai rencontré un être exceptionnel, Sara ma femme, qui m’a permis enfin de comprendre que le bonheur était davantage une vocation qui se cultive dans l’amour de la vie (là encore Montaigne est indépassable : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer »), la sculpture de soi et un certain lâcher prise (que les bouddhistes appellent détachement).
Les voyages?
J’aime les destinations européennes, ces lieux chargés d’histoire et dans lesquels on trouve une certaine douceur de vivre. Je vais bientôt me rendre à Budapest, mais j’aime également Lisbonne, le Luxembourg et l’Europe en général.
Le sport?
Je fais beaucoup de natation.
La littérature?
J’ai découvert la philosophie au Canada et elle a réellement changé ma manière de voir le monde. Les deux auteurs que j’aimerais rencontrer sont Michel Onfray et André Comte-Sponville. Je lis plus des essais que des romans, je n’ai pas de temps pour les «histoires». Un de mes romans préférés est l’Etranger de Camus.