Maroc : la gestion du Covid ou le dilemme de la décennie
Alors que la crise économique qui y sévit, explose la dette publique, détruit des dizaines de milliers d’emplois par mois et que beaucoup de Marocains risquent de basculer dans la pauvreté, le Maroc continue d’appliquer des mesures économicides pour tenter de limiter la casse sanitaire. Est-ce le bon choix face à une telle tragédie ? Quelle économie plombée par la dette – qu’il faut bien rembourser un jour ! – et quel avenir va-t-on léguer à nos jeunes que le Covid-19 épargne dans une grande mesure pour sauver la vie de quelques milliers de leurs aïeux ?
Il y a encore quelques semaines, la Commission Européenne saluait ouvertement la « gestion exemplaire de la crise sanitaire» par le Maroc en reprenant presque mot à mot l’appréciation d’une partie de la presse mondiale qui avait, au début du printemps de cette année, fait la couverture de la gestion de la pandémie du Covid-19 par notre pays. Aujourd’hui, près de sept mois après l’instauration de l’Etat d’urgence, peut-on dire autant de notre gestion du cataclysme économique suscité par cette crise sanitaire sans précédent ? Rien n’est moins sûr ! Surtout si on essaie de répondre à cette question à l’aune des priorités retenues par le gouvernement marocain dans son rapport au fameux triptyque Santé, Economie et Libertés individuelles.
En effet, si on laisse de côté l’évaluation du bouquet de mesures économiques et sociales déployé par le Maroc pour atténuer les méfaits de la crise économique inédite que traverse le pays, pour analyser l’hésitation décisionnelle et le cafouillage communicationnel dont a fait montre au cours des dernières semaines le gouvernement, on se rend compte que notre pays avec toutes ses composantes est devenu l’otage d’un système de santé dont les insuffisances et les dysfonctionnements ont été mis à nu par la crise actuelle qui donne, par ailleurs, au corps public médical, enfin l’occasion de se faire enfin entendre après des décennies d’indignation dans la quasi-indifférence des gouvernants.
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Pris en tenaille entre la priorisation de la santé des citoyens et la volonté de ne pas sacrifier l’économie du pays, la décision d’un confinement quasi-généralisé qui a duré près de trois mois avait été, dans un premier temps, acceptée stoïquement par la quasi-totalité de la population y compris des franges les plus fragiles et les plus à même de souffrir économiquement et psychiquement malgré les aides publiques louables mises en place. Et tout le monde s’accordait ou presque à dire que la restriction des libertés individuelles qu’une telle situation exceptionnelle impliquait était des plus justifiées. Mais au fur et à mesure que les semaines s’écoulaient et que l’ampleur du cataclysme économique se laissait poindre à l’horizon de ceux qui ont le privilège de le « contempler » d’une terrasse et se faisait, hélas, sentir dans la chair et le quotidien de ceux qui n’ont d’autre échappatoire que de le subir de plein fouet, de plus en plus de voix s’élevaient pour dénoncer le cap adopté par le gouvernement et que le philosophe André Comte Sponville qualifie de panmédicalisme pour désigner une nouvelle idéologie qui attribue tout le pouvoir à la médecine en faisant une valeur suprême à l’échelle individuelle et collective. Un cap qui fait la part trop belle à la santé de quelques milliers au détriment du bien-être, de la dignité et des droits économiques de millions d’autres concitoyens. Certes, avec le début de dé-confinement progressif à partir de fin mai et la reprise graduelle d’une partie de l’activité économique qui s’ensuivit, les priorités ne sont plus tout aussi radicales ni monolithiques en étant subordonnées à la seule volonté d’enrayer la vague épidémique. Mais force est de constater que les restrictions toujours en vigueur et touchant des pans non négligeables de l’économie (tourisme, restauration, enseignement privé, événementiel…..) sans compter les reculades ici et là souvent adoptées de façon poussives et inopinées (fermetures d’unités industrielles complètes, mise en quarantaine de quartiers ou villes, limitations des heures d’ouverture des commerces et des déplacements inter-villes…) attestent que nous sommes toujours dans la posture sacrificielle de l’économie….et que nous avons délégué à la médecine et à l’ordre sanitaire la gestion de notre avenir.
Est-ce raisonnable alors que nous sommes vraisemblablement partis pour cohabiter pendant des trimestres voire des années avec le nouveau coronavirus? Un tel parti pris est-il soutenable dans la durée ? Combien coûtera-t-il, in fine, à la collectivité en destruction d’emplois, faillite d’entreprises et détérioration des comptes de la nation ? Comment en assumerions-nous collectivement le coût ? Avons-nous une idée sur les conséquences d’une telle politique sur le développement psychique et didactique de nos enfants et sur l’état de santé physique et mentale des franges de la population les plus fragiles et les plus démunies face à cette crise ? La santé est-elle une valeur morale – si tant qu’elle le soit – plus importante que la justice (notamment intergénérationnelle), la générosité, la compassion et l’amour ? Le Maroc est-il réellement plus durement touché, toutes proportions gardées, que les autres pays à travers le monde ?
Avant de tenter de répondre à ces questions complexes et pour partir des plus passionnelles, il est de bon aloi que rappeler à ceux (et ils sont plusieurs) pour qui il est obscène de parler d’économie lorsque la santé et la vie de concitoyens sont en jeu, qu’ils ont tout simplement tort. Car il n’y a pas de bonne médecine sans financement pour la simple raison que si la santé n’a pas de prix (individuellement voire même au niveau de l’individualité dilatée à l’échelle de la famille), elle a indubitablement un coût. Et pas de financement du coup sans choix économiques et politiques lesquels ne peuvent être, hélas, que déchirant. Mais le tragique de la situation, au sens grec du terme qu’Aristote résumait dans la rencontre entre la crainte et la pitié, ne s’arrête point à cette opposition entre deux points de vue et deux ordres (Ordre sanitaire Vs Ordre économique) qui incarnent chacun de son côté une légitimité défendable (rappelons-nous l’antagonisme Justice de Créon Vs Justice d’Antigone). Il se déploie également au sein même de l’ordre sanitaire qui semble prendre les commandes de la société par ces temps de panmédicalisme. En effet, si la mort en sept mois de plus de 2.000 Marocains à ce jour à cause du Covid-19 est-elle des plus tristes et déplorables, en quoi ces pertes humaines sont-elles plus tragiques que les autres décès enregistrés concomitamment mais sans tapage médiatique ni affolement ? Les 20, 30 ou 40 vies perdues quotidiennement sous nos cieux, depuis peu, à cause du Covid-19 mériteraient elles plus de compassion que les 65 qui y sont fauchées par le cancer chaque jour que Dieu fait ?
Certes, toutes les vies sont précieuses et il n’est pas question de faire dans la surenchère macabre. Mais ce n’est par ce que les médias ne donnent pas – Dieu merci d’ailleurs – de bilan quotidien des autres causes de décès au Maroc où il meurt chaque jour près de 500 citoyens dont plus de 40 enfants de moins de 5 ans pour différentes raisons dont certaines sont honteuses au 21ème siècle dans un Etat de droit (pensons aux milliers de « bébés poubelles » abandonnés sauvagement dans nos rues chaque année sans que cela n’émeuve personne ou presque !), que seule la mortalité due au nouveau coronavirus mériterait une mobilisation avec autant de panache, détermination et esprit sacrificiel ? Pourquoi ne pas dès lors, tant qu’à faire, limiter la vitesse sur les autoroutes et les nationales à 80 ou 60 km / heure pour tenter de sauver ne serait-ce que la moitié des 12 personnes qui rendent l’âme par jour sur nos routes ou encore pourquoi ne serait-il pas judicieux d’interdire la circulation des voitures de plus 10 ans d’âge dans un élan de réduction de la pollution atmosphérique qui tue quotidiennement près de 50 marocains ?
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Quant à l’épouvantail lui-même, reconnaissons tout de même que ce SARS-Cov2 est nettement moins ravageur que les autres pandémies que l’humanité a connues au cours des derniers siècles de son aventure. Aussi, avec un taux de létalité moyen de 3% au niveau mondial et d’«à peine» 1,8% au Maroc, il fait office de fléau mineur comparativement à la peste noire qui a ravagé l’Europe et l’Afrique du Nord au XIV siècle de notre ère en tuant 25 millions d’êtres humains avec un taux de létalité de de 99,9% (sans presque aucune échappatoire à la mort pour les malheureux infectés). Le virus parti de la province du Hubei en Chine à l’aube de cette année est également sans commune mesure en virulence par rapport à la grippe espagnole qui, avec un taux de létalité moyen de près de 10% (plus de 25% chez les jeunes de 20 et 30 ans sans qu’on ait pu savoir pourquoi !), fut derrière le trépas de 50 à 100 millions de personnes au sortir de la première guerre mondiale. En outre, la moyenne d’âge des victimes de ce nouveau coronavirus est supérieure à 65 ans chez tous les pays qui communiquent avec un tel détail leurs statistiques funestes du Covid-19 (en France elle est même au-delà de 80 ans) et tout laisse à croire que le Maroc serait à l’avenant en la matière (selon le témoignage du corps médical au front). Ce qui est en soi une forme de soulagement….non pas que la mort des personnes âgées compte pour des prunes mais là-encore il est indéniable que la disparition d’un enfant, d’un adolescent ou même d’un jeune de 20 ou 30 ans est beaucoup plus triste et tragique que celle d’un septuagénaire ou octogénaire. Tous les parents et les grands parents qui ont connu la tragédie de perdre un enfant ou un petit enfant en savent quelque chose et auraient préféré, pour leur majorité, mourir à la place de leur progéniture.
Et si l’économie se brise le coccyx à cause de cette crise que d’éminents économistes en prédisent des méfaits et des conséquences pire que ceux causés par la Grande Dépression de 1929, que va-t-on léger à nos jeunes ? Ne nous racontons pas des histoires. La dette publique qui explose (et ce n’est qu’un début) et qui va certainement dépasser la barre de 90% du PIB en 2020 (soit une hausse de 10 points en une année, soit du jamais vu), il va bien falloir la rembourser un jour. Et ce sont les jeunes qui vont devoir en porter le fardeau et non pas les vieux et les retraités qui ont leur vie active (et une bonne partie de leur vie tout court) derrière eux. Idem pour le corollaire du déficit budgétaire qui s’envole vers le pic historique de 8% du PIB. Tout gouvernement raisonnable qui sortira des urnes en 2021 n’aura d’autre choix que de s’atteler d’urgence à le résorber pour ne pas inhiber l’investissement privé ni provoquer une spirale inflationniste dévastatrice (création monétaire pour rembourser la dette). Aussi, si on souhaite réduire un tant soit peu le Supplice du Pal qui en résulterait (lequel commence bien généralement mais s’achève très mal !), il faut s’aviser à redémarrer énergiquement et au plus vite le moteur économique (que les mesures d’ordre sanitaire sont entrain plutôt d’inhiber) afin d’éviter de tirer davantage sur la corde de la dette publique au-delà de 2020.
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Avons-nous oublié ce chiffre désarçonnant de la Banque Mondiale dans son dernier rapport de suivi de la situation économique de notre pays ? L’Institution de Bretton Woods y annonçait il y a encore moins d’un an que « près de 9 millions de Marocains peuvent être considérés comme pauvres ou menacés de pauvreté ». La crise actuelle est en passe malheureusement de transformer la menace en état de fait. Déjà au sortir du sinistre été qui nous quitte, la population active occupée en situation de sous-emploi (au regard du nombre d’heures travaillées) a quasiment triplé en quelques mois, passant de 343.000 à 957.000 personnes. Quant au taux de chômage, il devra dépasser en rythme annuel les 15% contre moins de 10% un an auparavant. Cela correspond à une destruction potentielle de près de 1,25 million d’emplois rien que pour l’année 2020. D’ailleurs, le Ministre de l’Economie et des Finances vient de reconnaitre il y a quelques jours que le Maroc a perdu 10.000 emplois par jour de confinement. Pire encore. A cause de la malnutrition (notamment infantile), le manque de soins (la couverture universelle de santé est encore un vœu pieu au Maroc), la délinquance, le suicide et bien d’autres maux corrélatifs à cette crise, la misère qui s’esquisse déjà à l’horizon risque de provoquer bien plus de morts que les quelques milliers de décès qu’on cherche obstinément à éviter par des mesures « économicides »…mais inefficaces somme toute. Au lieu de cela, ne serait-il pas plus judicieux de veiller d’abord à l’application des gestes barrières et du port du masque dans les espaces publics ? Certes, le citoyen marocain n’a pas, hélas, le même civisme du suédois qui, lui, n’a jamais été confiné mais a-t-on réellement mis les moyens (au-delà du zèle des premières semaines) pour sévir contre le non-respect par exemple du port du masque en public ? Combien de personnes sont-elles verbalisées par jour pour non-respect de cette mesure, pourtant obligatoire depuis plus de cinq mois, qui est transgressée à pied à cheval par des citoyens s’ingéniant à porter le masque sous différentes coutures sauf celle qui les protègent et protègent réellement les autres ?
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Au demeurant, il ne s’agit pas d’opposer les cris d’orfraie du corps médical aux appels de détresse de la classe économique, lesquels sont tous des plus légitimes, ni de faire de la santé une valeur suprême alors qu’elle n’est manifestement qu’un moyen, certes des plus précieux, au service du seul véritable but suprême de toute existence (du moins ici-bas), à savoir le bonheur (auquel d’autres dimensions non sanitaires mais tout aussi salutaires y contribuent). Ni les médecins qui ont assez tenu le crachoir ces derniers mois ni les économistes qui ont leur mot à dire également car la misère et la pauvreté tuent probablement davantage que le Covid-19, ne doivent s’accaparer un rôle exorbitant dans les choix décisifs que le Maroc doit prendre (et certains de façon urgente) pour sortir le moins affaibli que possible de cette crise et ne pas hypothéquer l’avenir déjà assez compromis. Car si l’expertise des uns et des autres est aussi indispensable que précieuse, elle est à la démocratie (à laquelle elle ne peut tenir lieu d’ailleurs) ce que la nature est à l’Homme selon Rousseau. Quand vient le moment où cette expertise se tait (car elle aura livré sa sapience), le courage et la responsabilité des gouvernants (ou la volonté chez le philosophe du contrat social) continuent de parler.