Mihoub Mezouaghi, directeur Maroc de l’AFD : « La sortie de crise Covid reposera sur une relance durable »
La reprise économique un peu partout dans le monde, ouvre le débat sur les leviers d’une relance durable. Mihoub Mezouaghi, directeur de l’Agence française de développement (AFD) au Maroc revient pour Challenge sur les perspectives de reprise de l’économie marocaine grâce à l’investissement, la mise en place de filets sociaux et enfin celle du potentiel d’entrainement du marché domestique.
Challenge : La crise sanitaire du coronavirus impacte l’économie mondiale. Quel est l’impact de cette crise sur la demande extérieure adressée au Maroc ?
Mihoub Mezouaghi : Je crois qu’il faut rappeler les sous-jacents de la crise Covid. D’abord, la crise sanitaire a précipité une crise économique à travers un décrochage brutal de la demande extérieure et domestique. Et au cours des prochains mois, on peut craindre que la crise économique provoque une crise sociale induite par une destruction massive d’emplois et par conséquent, une forte baisse du revenu des ménages. Et à l’origine de ces crises enchevêtrées, une crise écologique profonde qui découle d’une pression devenue insoutenable sur les ressources naturelles.
Sous cet angle, il n’a échappé à personne que la demande extérieure adressée au Maroc sera marquée cette année par un fort ajustement à la baisse, et celle-ci restera probablement atone au cours des 2 ou 3 prochaines années. Pour ma part, je ne crois pas à un scénario en V qui verrait une reprise soutenue de l’économie mondiale en 2021, succédant à une forte récession en 2020. Les dernières estimations du FMI, de nouveau dégradées en juin, prévoient désormais une baisse du PIB mondial de 4,9% et la perte de 300 millions d’emplois en 2020. Selon ces mêmes estimations, les économies européennes, principaux partenaires du Maroc, connaitront probablement une baisse du PIB de plus de 10%. Cela a été dit, le tourisme, les secteurs industriels (notamment les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique), les transferts des MRE seront particulièrement affectés.
Ensuite, et c’est sans doute moins bien cerné, la nature même de la demande extérieure va progressivement évoluer et possiblement assez vite. Si l’on n’évoque que le principal partenaire commercial du Maroc, le choix affirmé d’une transition accélérée vers une économie décarbonée se traduira par des barrières environnementales bien plus élevées à l’entrée du marché européen, qui exigeront une reconversion bas carbone de l’offre d’exportation. Ce n’est d’ailleurs que sous cette contrainte, que la proximité géographique constituera une opportunité de relocalisation industrielle ou de sourcing au Maroc, de nombreuses entreprises internationales seront tentées de raccourcir leur chaînes de valeur.
Challenge : Le Maroc à travers le Comité de Veille Economique (CVE), a apporté un important soutien aux entreprises depuis le début de la crise économique. Aujourd’hui, quelles sont les actions à prioriser pour relancer l’économie nationale ?
M.M : Le CVE a été, me semble-t-il, sage et proactif dès les premiers signes de crise économique. Les premières mesures prises sont avant tout des mesures de stabilisation économique et sociale, et elles ont eu le mérite à court terme de préserver au mieux les emplois et le tissu économique. Par exemple, la création du fonds Covid relève en ce sens d’une « smart policy ». Plus particulièrement, le soutien aux entreprises a reposé sur un moratoire de dettes fiscales et sociales, un accès préférentiel au crédit et une prise en charge partielle des salaires. Mais, objectivement, ces mesures ne sont pas de nature à produire un contre-choc, si parallèlement la demande domestique, la seule pouvant l’être de manière autonome, n’est pas plus que stimulée. Une réponse par le sursis, le crédit ou la compensation est sans doute salutaire à titre conservatoire, mais ne constitue pas une politique de relance de l’investissement. Si les entreprises les plus résilientes, celles qui évoluent dans des secteurs moins affectés par la crise économique ou celles qui bénéficient de fonds propres suffisants, ont pu préserver des capacités d’investissement, nombreuses sont celles qui restent structurellement sous-capitalisées et auront des difficultés à dégager des capacités d’investissement. Il est même probable qu’elles soient contraintes au cours des prochains mois, d’ajuster leur capacité de production pour réduire drastiquement leur charge d’exploitation. Il n’est d’ailleurs pas évident que les dispositifs mis en œuvre soient adaptés aux TPME dont l’espérance de vie s’effondre en période de crise. L’écueil serait une vulnérabilité plus forte, voire une décomposition irréversible de certains pans du tissu économique au profit des entreprises qui, soit ont bénéficié d’un effet d’aubaine induit par la crise Covid, ou soit restent protégées par des situations de rente. Une forte hausse du chômage pourrait en découler.
Au Maroc, comme ailleurs, l’équation de la relance est complexe et peut se résumer à 3 inconnues : celle des leviers de l’investissement, celle de la mise en place de filets sociaux et enfin celle du potentiel d’entrainement du marché domestique.
Challenge : Pour de nombreux économistes, justement, cette relance doit reposer sur l’investissement et la consommation qui sont les moteurs de la croissance. Qu’en pensez-vous ?
M.M : En effet, par construction. Au-delà, le débat est plutôt celui des choix stratégiques et de la méthode. Dans de nombreux pays, le consensus est aujourd’hui celui d’une relance volontariste de la demande par la dépense publique. Il est clairement inapproprié, dans le contexte actuel, d’accroître la pression fiscale au risque d’asphyxier les entreprises et les ménages. Prenez de nouveau l’exemple de l’Europe, qui semble vouloir rompre avec une certaine orthodoxie budgétaire après avoir, depuis la crise de 2008, pris des distances à l’orthodoxie monétaire en pratiquant un quantitative easing continu ( Quantitative easing (QE) est un terme anglais qui signifie « assouplissement quantitatif » et désigne un instrument particulier de politique monétaire dont disposent les Banques centrales pour influencer le coût du crédit et agir ainsi sur l’inflation et la croissance, NDLR ). Le plan de relance prévoit d’injecter près de 750 milliards d’euros dans les économies européennes et principalement à travers deux leviers budgétaires inédits : d’abord, celui d’un transfert budgétaire aux Etats membres et celui d’une mutualisation de la dette publique.
Au Maroc, comme dans de nombreux pays à revenus intermédiaires, ces mécanismes de financement de l’économie ne sont pas disponibles. Et plus encore, les marges budgétaires pourraient être très vite entamées. Les prévisions du déficit budgétaire s’établissent à 7,6% du PIB en 2020 et la baisse attendue des recettes fiscales en 2021 – en partie basées sur l’année précédente qui devrait se conclure par une récession de 6% selon les prévisions les plus optimistes – freineront mécaniquement les dépenses publiques. Le choix est cornélien, laisser filer davantage le déficit budgétaire pour accroître les dépenses publiques et prendre le risque de détériorer une confiance, durement acquise, des marchés financiers internationaux. On le voit depuis quelques mois, la dégradation du risque souverain rétroagit sur le risque non souverain, conduisant à un resserrement des conditions de refinancement des entreprises publiques, privées et des ménages. La capacité de rebond de l’économie nationale en serait alors altérée.
Challenge:A votre avis, comment alors le Maroc devrait assurer concrètement cette relance de l’investissement et du pouvoir d’achat des ménages ?
M.M : Si de nouvelles marges budgétaires sont dégagées, elles pourraient davantage être lissées sur 2 ou 3 ans, car ce sera sans doute l’horizon de cette crise. Et, je crois, la priorité devrait être celle de la restauration du pouvoir d’achat des ménages pour élever le potentiel de relance par la demande domestique. Il semble être admis par le plus grand nombre que les transferts monétaires aux ménages les plus vulnérables opérés ces derniers mois ont été économiquement et socialement vertueux. Une première piste pourrait donc être d’institutionnaliser le Fonds Covid, afin de permettre notamment la mise en place de filets sociaux immédiats pour amortir la vague inexorable de perte d’emplois. Ce dispositif ne pourra pas se substituer à moyen terme à une réforme structurelle du système de protection sociale pour renforcer la résilience sociale du pays. Une seconde piste pourrait consister à introduire des contreparties non coercitives à certaines dépenses publiques en faveur des entreprises (préservation des emplois, contribution à la prise en charge de formations de reconversion ou accompagnement à la création d’entreprise en cas de perte d’emploi). La qualité de la dépense publique (par exemple, par une substitution des mécanismes de compensation par des transferts monétaires directs aux ménages les plus vulnérables ou encore par une ouverture plus large de la commande publique aux TPME) est aussi une source d’optimisation budgétaire.
A mon sens, concernant la relance de l’investissement, la piste la plus intéressante est celle de l’innovation financière. Les banques sont certes incitées à injecter des liquidités à moindre coût sur le marché, les garanties de l’Etat mises en place en faveur des entreprises privées et publiques apporteront des incitations supplémentaires à l’investissement, l’approfondissement en cours des mécanismes de PPP proposera des solutions pour le financement de projets structurants, mais il manque dans le paysage des outils spécifiques de financement de long terme. On peut en citer deux sans épuiser le débat. Si l’enjeu est celui de renforcer la capitalisation des TPME, d’accompagner leur montée en gamme et leur internationalisation, une BPI marocaine pourrait permettre d’ajouter des solutions de financement, par des prêts concessionnels ou des prises de participation, pour amplifier l’effet de levier de l’investissement public sur l’investissement privé. De même, l’épargne domestique (y compris celle des MRE) pourrait être davantage orientée vers l’investissement productif privé à travers des Fonds publics ou privés de participation.
Challenge :Cela pose plus globalement la question des enjeux économiques du post-Covid, qu’en pensez-vous ?
M.M : Vous avez raison. Ce débat sur la relance ne peut être mené que sur une base conjoncturelle ou à court terme. Il doit être articulé à une vision stratégique cohérente, adossée à des politiques de long terme. En fait, le débat de fond est bien celui de l’accélération de la transformation de l’économie pour s’adapter aux nouveaux enjeux sociétaux et à la probable recomposition de l’économie mondiale. On peut supposer que la sortie de crise Covid désignera les gagnants et les perdants de la prochaine décennie. Les seconds auront au mieux opté pour une relance défensive pour maintenir le statu quo. Et les premiers, seront peut-être ceux qui auront fait preuve au cours des toutes prochaines années de davantage d’audace, d’innovation et d’ouverture économique. Beaucoup pensent que nous vivons un moment keynésien, c’est une évidence. Mais nous vivons en même temps un moment schumpétérien, qui suppose que la relance soit à la fois transformationnelle.
Chaque pays empruntera sa propre trajectoire, mais on voit se dessiner un triptyque d’une relance durable. D’abord, la demande de protection sociale et de préservation des ressources naturelles fera émerger une économie de la vie (qui reposera notamment sur des politiques volontaristes dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’eau, de l’alimentation ou encore de la préservation de la biodiversité). Ensuite, l’intensité numérique des activités économiques devrait s’accroître grandement et pourrait ouvrir aux entrepreneurs des opportunités de court-circuitage par des innovations sociales. Enfin, le choix d’une économie décarbonée et la rationalité économique devraient accélérer la transition vers des sources d’énergie renouvelable et une reconversion bas carbone des modes de production et de consommation (et très vite dans les industries, les transports et le logement).
Challenge : Comment l’AFD entend accompagner le Maroc dans la relance de son économie ?
M.M : Nous avions communiqué sur ce point et notre démarche a été d’articuler des actions de court terme à des actions de plus long terme. Nous avons d’abord mobilisé de manière anticipée des financements en réponse à la crise, puisque nous devrions décaisser plus de 300 millions d’euros d’ici la fin de l’année, à travers des financements budgétaires, bancaires (précisément en faveur des TPME) ou directement auprès d’opérateurs publics. Et nous instruisons en ce moment de nouveaux financements, qui pourraient être octroyés au cours des prochains mois, en faveur des politiques publiques de long terme définies par nos partenaires, notamment dans les secteurs de la santé et de la protection sociale, de l’agriculture, de l’adaptation au changement climatique ou encore du financement des collectivités locales. Nous nous appuierons davantage, en ce sens, sur Expertise France, opérateur d’assistance technique, en cours d’intégration au sein du Groupe AFD. Par ailleurs, notre filiale Proparco est mobilisée dans le financement direct des entreprises et particulièrement cette année dans le secteur de la santé.
Mais au-delà des financements, nous croyons à l’impact de l’action partenariale. Et plus encore dans le contexte actuel où nous avons tous besoin de confronter nos compréhensions et nos expériences, d’apprendre de nos partenaires et de partager notre expertise. Nos financements sont le plus souvent inscrits dans un dialogue stratégique et opérationnel avec nos partenaires marocains. C’est aussi l’esprit de la première conférence internationale des banques publiques de développement que le Groupe AFD accueillera en novembre prochain à Paris, afin de converger davantage vers un agenda commun de relance durable. Nous y associerons nos partenaires marocains, aux côtés de quelques centaines de banques publiques en provenance de toutes les régions du monde.