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«Mon histoire avec les médicaments», une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 11]

Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.

L’insuline, ma fierté…
On m’avait toujours prêté plusieurs qualités, dont celle d’être visionnaire. Sans fausse modestie, je peux dire que c’est un don de Dieu. La fabrication de l’insuline par Sothema en est la preuve. Moins d’un an après le démarrage de la nouvelle usine, je songeais déjà à ce projet. Je me disais qu’en produisant l’insuline, non seulement le Maroc sera l’un des rares pays à le faire, mais aussi et surtout, il se mettra à l’abri des crises pouvant naître des problèmes d’approvisionnement sur le marché international. En décembre 2018, The Lancet publia une étude [1] qui confirma ma vision. D’après la revue britannique, une grave pénurie de l’insuline se profile à l’horizon 2030 en raison du nombre limité des fabricants. 40 millions de diabétiques risquent d’être privés de leur traitement. Les pays qui feront les frais de cette insuffisance sont ceux qui dépendent de l’importation. Malheureusement, ils sont majoritairement africains.

En 1982, je demandais à Lilly de me transférer la technologie pour produire l’insuline. Il accepta sans objection. Je savais que j’étais chanceux car le secret de fabrication de ce traitement miracle était jalousement gardé par Novo Nordisk, le principal concurrent de Lilly qui devint plus tard mon pire rival. Lors d’une réunion à Bouskoura, le représentant de mon partenaire m’expliquait pourquoi l’insuline n’était plus une priorité pour son laboratoire. Cet américain de grande taille, aux yeux bleus clairs et à l’allure sportive était chargé de promouvoir le business de Lilly dans la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient). Il était encore jeune, probablement fraîchement diplômé d’une des prestigieuses universités américaines. Malgré son français approximatif, il parvint à me transmettre son enthousiasme pour l’histoire de son entreprise.
– « Savez-vous que notre fondateur était un colonel de l’armée pendant la guerre civile américaine ? ».
– « Non », répondis-je.
– « Voulez-vous que je vous raconte son histoire ? ».
– « Bien volontiers ».
– « Eh bien, après avoir obtenu son diplôme en chimie, colonel Eli Lilly ouvrit en 1860 une pharmacie à Indianapolis. Deux ans plus tard, la guerre de sécession éclata et notre fondateur fut appelé au service militaire. Il devint rapidement un chef d’artillerie puis colonel de cavalerie et participa à plusieurs batailles historiques pour les États-Unis d’Amérique».

– « C’est impressionnant ! ».
– « A la fin de la guerre civile, Lilly créa en 1876 sa compagnie pharmaceutique qui prit son nom. Il eut au départ seulement trois employés, dont son fils âgé de 14 ans, et 1400 dollars de fonds de roulement. Ses premiers produits étaient des pilules et des capsules de gélatine ».

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L’ampoule de l’Iletin, la première insuline fabriquée en 1923 par Lilly, exposée au Science Musuem Group (SMG) au Royaume-Uni.

L’histoire du colonel Lilly me marqua. Les similitudes de nos parcours respectifs sont, c’est le moins que l’on puisse dire, impressionnantes. Moi aussi j’exerçais la pharmacie pendant deux ans et je reçus un appel pour le service militaire. La création de Lilly en 1876 ne manquait pas de me surprendre. Sothema fut fondée 100 ans après, c’est-à-dire en 1976. Enfin, tout comme Lilly, Sothema n’avait que trois salariés lors de sa création y compris moi-même. Sans trop croire à la théorie de la synchronicité [2] ni à la loi des séries, je me disais que nos destins se croisèrent pour une bonne raison : celle de soulager des millions de malades grâce aux médicaments inventés par Lilly et fabriqués par Sothema.

Mon interlocuteur poursuivit son récit passionnant. Il m’apprit qu’en 1923, le géant américain démarra la commercialisation de la première insuline extraite de pancréas porcins pour le traitement du diabète, maladie jusqu’alors mortelle. Elle fut nommée Iletin. A l’époque, c’était une véritable révolution. Pour la mettre au point, Lilly collabora avec deux canadiens, à savoir Frederick Banting et Charles Best, les premiers chercheurs au monde ayant réussi à isoler l’insuline. Banting et Best avaient découvert que l’insuline du porc était semblable à celle humaine.

Les pancréas du porc furent donc broyés en grand nombre pour extraire l’insuline. Lilly investit massivement dans la production de ce traitement miracle afin de servir les besoins de la population nord-américaine. En 1982, Lilly développa la première insuline humaine obtenue par génie génétique, mais elle n’en fit pas une priorité. « Suivant la volonté des héritiers du colonel Lilly, notre firme s’intéressa plus au cancer qui lui coûta la vie », expliquait mon interlocuteur. « C’est ainsi qu’elle devint le leader mondial des traitements oncologiques ». Il ajouta que Lilly est le premier laboratoire ayant développé la quinidine, un traitement antipaludéen révolutionnaire. L’intérêt pour le paludisme est également une réponse à la volonté du colonel Lilly qui voulait se venger de la maladie ayant prématurément emporté sa jeune épouse.

Quelques semaines après cette réunion, Lilly m’informa du déplacement au Maroc de son meilleur pharmacien industriel. Ce dernier avait une double mission : qualifier les blocs stériles nouvellement inaugurés par Sothema et former nos pharmaciens. Lors de la première séance, ces derniers comprirent pourquoi la production de l’insuline était infiniment plus compliquée que celle d’un traitement ordinaire. Le processus se compose d’une série d’étapes qui devaient respecter un ordre précis. Des prélèvements devaient se faire toutes les 10 minutes afin de s’assurer de l’absence d’impuretés. Des échantillons devaient ensuite être acheminés sous froid au siège de Lilly en France pour effectuer une panoplie de contrôles avant de libérer ou non les lots.

Sans l’approbation de Lilly, les insulines fabriquées par Sothema ne pouvaient pas être mises sur le marché même si les autorités marocaines accordaient leur visa. Une fois les formations terminées, le pharmacien de Lilly m’aida à compléter l’investissement en équipant les nouveaux blocs stériles par des machines et des équipements supplémentaires. Il fallait également construire des salles froides aussi bien dans les blocs stériles que dans les magasins afin de procéder aux stockages primaire et secondaire des insulines en produits finis. Cette opération dura plusieurs semaines. Une fois prêts, les blocs stériles accueillirent les Sothemiens pour des simulations.

Excités par la perspective d’un défi majeur que représentait la production de l’insuline, ils démontrèrent une remarquable opérationnalité qui étonna leur formateur. Avant la fin de sa mission, le pharmacien de Lilly m’apporta une précieuse aide dans la préparation du dossier réglementaire devant servir pour l’obtention de l’Autorisation de Mise sur le Marché. Vers la fin de 1982, le ministère de la Santé nous accorda l’AMM et Sothema fabriqua la première insuline d’origine animale en Afrique. L’information fit la une des journaux. 


[1] L’étude est consultable via le lien suivant : https://www.thelancet.com/journals/landia/article/PIIS2213-8587(18)30303-6/fulltext
[2] Développée par Carl Gustave Jung, un psychiatre suisse du 20ème siècle, la théorie de la synchronicité signifie l’occurrence simultanée d’au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit.

 
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