«Mon histoire avec les médicaments», une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 12]
Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.
La mouche contre le… taureau
L’annonce de la production de l’insuline par Sothema engendra les hostilités de Novo Nordisk. Profitant du manque d’intérêt de Lilly pour l’insuline, ce géant danois de l’industrie pharmaceutique devint le leader mondial des traitements antidiabétiques avec une part de marché de 50%.
Installé confortablement au Maroc depuis 1972 grâce à une autorisation d’importation accordée à Laprophan, son représentant local, Novo Nordisk avait immédiatement réagi à l’annonce de Sothema par une campagne de dénigrement du genre qui ne laisse pas de traces. Pendant des semaines, il tenta de convaincre les endocrinologues marocains que notre insuline était de moindre qualité comparée à la sienne. Les médecins n’étaient pas dupes. Le fait que notre insuline était contrôlée en France par Lilly les rassurait sur sa qualité irréprochable. Quand Sothema commençait à soumissionner aux appels d’offres du ministère de la Santé pour l’achat de l’insuline, Novo Nordisk nous livrait une féroce bataille tarifaire.
Ses prix de soumission chutèrent, passant de 30 dirhams par flacon à seulement 9 dirhams. Le ministère n’accorda aucune préférence à Sothema. Qu’elle soit importée ou fabriquée localement, pour quelle fasse l’objet d’une commande publique, l’insuline devait être la moins chère. N’ayant pas gagné suffisamment de marchés publics au Maroc, je tentais l’exportation vers les pays magrébins. Sothema remporta un premier appel d’offres publié par la pharmacie centrale tunisienne. Novo Nordisk réagit par une offre imbattable. Il offrit gratuitement les quantités d’insuline dont la Tunisie avait besoin pour trois ans. L’insuline de Sothema quitta le pays du jasmin.
Lire aussi | Marhaba 2021 : l’Espagne de nouveau exclue des points de transit
Deux ans après cette déconfiture, je reçus à Bouskoura une délégation de la société nationale d’investissement de Libye. Leur visite était consécutive au traité d’union entre Rabat et Tripoli ratifié à Oujda le 13 août 1984. Les investisseurs libyens me proposèrent d’acheter 15% du capital de Sothema contre une somme intéressante. Je leur posais une condition. S’ils voulaient être actionnaires, ils devaient me garantir un chiffre d’affaires annuel de 3 millions de dollars en médicaments achetés par appels d’offres publics. Ils acceptèrent. Un accord fut signé et la société libyenne d’investissement devint le premier actionnaire institutionnel de Sothema. Fort de ce partenariat, Sothema participait à plusieurs appels d’offres lancés par le secrétariat de la Santé libyen. Elle remporta certains et perdit d’autres. Le chiffre d’affaires n’était même pas à la moitié des 3 millions de dollars sur lesquels mes associés s’étaient engagés.
Parmi les appels d’offres gagnés, figure celui de l’insuline. Novo Nordisk qui livrait la totalité du marché libyen jura de se venger de notre petite victoire. Une rumeur courut à Tripoli qu’une libyenne serait décédée à cause d’une dose mortelle de l’insuline importée du Maroc. L’information fut largement relayée par la presse libyenne. J’étais persuadé que c’est mon concurrent qui était derrière l’intox. Je demandais une audience à Baghdadi Al Mahmoudi, secrétaire libyen de la Santé, et pris le premier vol pour Tripoli. Il me reçut le lendemain de mon arrivée en Libye. Contrairement à ce que je redoutais, l’homme était courtois et chaleureux. Gynécologue de spécialité, Baghdadi me parut rationnel. Sa capacité d’écoute me surprit. Dans un monologue qui dura plus d’une heure, je déroulais tous les arguments qui me passaient par la tête dans le but d’innocenter notre insuline. Je ressassais deux en particulier qui me paraissaient les plus logiquement acceptables. Le premier est que c’est Lilly qui libérait les insulines fabriquées au Maroc et non pas Sothema. Le deuxième est que notre insuline a déjà été utilisée au Maroc comme en Tunisie et jamais on ne nous a signalé des cas de non-conformité. « Monsieur Tazi », me dit-il, « vos arguments sont convaincants. Mais dans pareils cas, je dois suivre les procédures.
J’ai ordonné à une commission d’enquête de visiter votre laboratoire cette même semaine. Tout ce que je peux vous promettre, c’est que si votre insuline n’est pas incriminée, nous le dirons à tout le monde ». Quelques jours après, des inspecteurs libyens arrivèrent à Sothema pour un audit. Impressionnés par notre unité d’insuline, ils conclurent que notre production est conforme aux normes américaines. Ils consignèrent leurs observations dans un rapport qu’ils remirent à Baghdadi. Ce dernier leur ordonna d’approfondir l’enquête en s’intéressant, celle fois, à l’hôpital où est décédée la pauvre femme. Les circonstances de sa mort furent reconstituées dans les moindres détails par une équipe de médecins légistes. Conclusion : le décès n’était pas dû à l’insuline mais plutôt à une forte dose d’anesthésiant.
Le dénouement de l’affaire me soulagea. Comme il me l’avait promis, Baghdadi publia un communiqué officiel innocentant l’insuline de Sothema. Et comme le dit l’adage, à quelque chose malheur est bon, notre réputation fut renforcée grâce à cette épreuve. Depuis lors, les autorités libyennes voyaient en Sothema un laboratoire respectueux des normes pharmaceutiques les plus rigoureuses. Pour ma part, j’eus beaucoup de respect pour ces autorités qui accordèrent tellement d’intérêt à une simple citoyenne. Les enquêtes ouvertes au lendemain de sa mort étaient motivées par le devoir de vérité à l’égard de la famille de la victime et de l’opinion publique libyenne.
Après cet incident, mes relations avec Baghdadi Al Mahmoudi se développèrent au point où nous étions devenus amis. A chaque voyage en Libye, je passais obligatoirement lui rendre visite, ce qui l’enchantait. Nous nous rencontrions également au Maroc, souvent dans des occasions officielles. Comme tous les libyens que j’ai connus dans ma vie, Baghdadi aimait le Maroc. Sa détermination à développer les relations avec notre pays était sincère. Pour moi, Baghdadi était un homme respectable et honnête, un vrai serviteur de la Libye. Je suivais avec intérêt son ascension et le félicitais à chaque nouvelle nomination. En 2011, il devint secrétaire du comité populaire général, un titre qui équivaut à celui de chef du gouvernement. Malheureusement, il ne passa que peu temps dans ce poste avant que Kaddafi soit renversé. J’avais eu de la peine en apprenant sa condamnation à la peine capitale.