«Mon histoire avec les médicaments», une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 5]
Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE pendant ce mois de ramadan, à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.
Quand la chance m’a royalement souri
Les semaines qui suivirent mon rendez-vous avec Lilly étaient les plus heureuses de ma carrière. Tous les pharmaciens que je rencontrais à cette époque me disaient la même chose : «Tu as vraiment de la chance ! N’est pas partenaire de Lilly qui veut ». Cette immense société américaine était connue pour détenir les brevets des meilleures traitements anticancéreux. Elle était également en avance sur l’injectable, la forme que j’affectionnais le plus. Notre contrat stipulait que, dans une première phase, Lilly m’accorderait la licence pour l’importation de certains médicaments anticancéreux, ainsi que pour la production de traitements révolutionnaires à l’époque à savoir Kéflin® et Kefzol®. Ces deux bêta-lactamines faisaient partie d’une vaste famille d’antibiotiques céphalosporines destinés au traitement des infections nécessitant une hospitalisation. Lilly m’avait également accordé la licence pour la fabrication de la Nebcin, un antibiotique injectable indiqué pour le traitement de certaines infections de la peau et des voies urinaires. Mais le plus important engagement de Lilly envers moi était celui de m’aider à édifier la première usine de Sothema avec ses blocs stériles aux standards américains. Ce soutien comprenait aussi la formation des pharmaciens, des ingénieurs et d’autres techniciens que je prévoyais de recruter. Confiant qu’il ne me restait que quelques formalités à remplir, je déposais un dossier bien ficelé au ministère de la Santé. Dirigé à l’époque par feu Abderrahmane Touhami, le ministère se contentait d’émettre son avis sur la faisabilité du projet. La décision d’autoriser un établissement pharmaceutique revenait au Secrétariat général du gouvernement (SGG) sur la base de l’avis du ministère et celui du Conseil de l’Ordre des pharmaciens. Contrairement à mon enthousiasme, Touhami s’opposa à mon dossier sans donner de justifications. Un ami bien introduit dans les arcanes du ministère de la Santé m’informa que ce ministre n’était pas convaincu qu’un pharmacien comme moi, jeune et inexpérimenté, soit capable de fabriquer des médicaments aussi sophistiqués que ceux de Lilly. Le Conseil de l’Ordre des pharmaciens avait également émis un avis défavorable. Feu Abderrahim Bennis, à l’époque président du Conseil et gérant de Laprophan, m’exprima une mise en garde que je n’oublierai jamais : «Si tu persistes à vouloir fabriquer ce genre de traitements, il vaut mieux que tu dises au revoir à ton diplôme de pharmacien car tu risques de le perdre !».
– «Tu me vois produire des dentifrices ou des comprimés toute ma vie ?».
– «Pourquoi pas, du moment que ça fera ton affaire. Fais-moi confiance Omar, cherche-toi de bonnes cartes à l’importation et ne te casses pas trop la tête avec la production locale ! ».
J’étais scandalisé. Comment les Marocains pouvaient se sous-estimer à ce point ? Face à ces portes qui se fermèrent inopinément, je décidais de saisir tous les ministres marocains pour les sensibiliser à mon dossier et les pousser à faire confiance aux jeunes ambitieux comme moi. Le gouvernement de l’époque était dirigé par Ahmed Osman, fondateur du parti du Rassemblement National des Indépendants (RNI). Il était composé de 21 ministres, secrétaires d’Etat et sous-secrétaires d’Etat. Je les avais tous rencontrés. A chaque réunion, je défendais âprement ma cause. Mon message était le suivant : «Il ne faut pas que l’industrie pharmaceutique soit une chasse gardée pour quelques multinationales. Nous autres Marocains sommes capables de délocaliser la fabrication des médicaments, de créer des emplois qualifiés, d’éviter des sorties de devises et, surtout, de garantir à notre pays une sécurité en termes d’approvisionnement». A chaque fois, ces ministres m’écoutaient attentivement et promettaient d’accorder leur meilleure attention à mon dossier. Une fois je quittais leurs bureaux, ils le rangeaient dans le tiroir qu’ils ne rouvraient plus jamais.
Les mois passèrent sans que je reçoive une réponse. A un moment donné, l’idée de l’échec traversa mon esprit, mais je la chassais immédiatement. Je voulais saisir le Cabinet royal, mais craignant une mésaventure similaire à celle vécue avec Lâafoura, j’abandonnais l’idée. J’avais des sentiments de colère. Le refus du ministre de la Santé était à la fois injuste et irresponsable. Lilly commençait à s’impatienter. Ses rappels fréquents augmentaient mon stress. Après des semaines d’attente, ce que je redoutais arriva. Ne voulant rien savoir sur la bureaucratie marocaine, mon partenaire me lança un ultimatum : Si je ne dénouais pas la situation dans un délai d’un mois, il me retirerait la licence. Pour mettre les choses au clair, je sollicitais un rendez-vous avec le manager de Lilly en Grèce. Cette fois, il me reçut seul dans son bureau. Je lui fis un topo général sur la situation et les écueils auxquels je me suis heurtés. J’insistais pour que Lilly me témoigne plus de compréhension. «Le Maroc n’est pas comme les États-Unis», lui rappelais-je. «Pour investir dans notre pays, il faut non seulement passer par les voies officielles, mais aussi avoir un réseau de relations influent, capable de débloquer toutes sortes de situations. Malheureusement, je n’ai pas ces relations». Il m’écouta religieusement. Soudain, comme s’il venait d’avoir une idée clairvoyante, l’expression de son visage changea.
– «Pourquoi ne sollicite-t-on pas le Professeur Mathé ?», parlait-il à lui-même en mettant son index sur la partie gauche de son front.
– «Pensez-vous qu’il fera quelque chose ?».
– «Il dit qu’il est l’ami de votre Roi et qu’il a ses entrées dans le palais de Rabat.
– «Eh bien, essayons cette piste !», avais-je rétorqué.
Partenaire de Lilly, le professeur Georges Mathé était une sommité en oncologie. En 1963, il accéda à la célébrité grâce à une prouesse médicale qu’il réussit en guérissant une leucémie par une greffe de la moelle osseuse précédée d’une irradiation. Dans les années 1970, Georges Mathé participa au développement de la poly-chimiothérapie, en coopérant à la mise au point de plusieurs molécules importantes dans le traitement du cancer. Quelques jours après notre réunion, Lilly contacta le Professeur Mathé et lui expliqua la situation. L’appel tomba à point nommé. Le professeur s’apprêtait à se rendre au Maroc pour assister à une cérémonie officielle au Palais Royal de Rabat. Une audience avec feu S.M. Hassan II était également programmée. Des jours passèrent et je n’eus aucune nouvelle de Lilly. L’attente était dure à supporter. Je commençais à douter. «Il n’aurait pas rencontré le Souverain, pensais-je». Je m’efforçais de chasser ces idées négatives sans grand succès.
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Un matin, je m’étais levé avec un enthousiasme inhabituel, une joie intérieure que je n’arrivais pas à expliquer. Bahia me remarqua.
– «Je te vois de bonne humeur. C’est quoi ton secret ?».
– «Rien, mais j’ai le sentiment qu’on m’annoncera une bonne nouvelle aujourd’hui».
– «Je l’espère bien. En tous cas, qu’Allah exauce mes prières pour toi !».
– «Amine ».
La sonnerie bruyante du téléphone interrompit notre conversation. «Qui peut bien nous appeler tôt ce matin ?», me demandais-je. Des centaines de pensées se bousculèrent dans ma tête alors que la sonnerie se faisait de plus en plus insistante. Ressentant du stress, je me dirigeais vers le téléphone et le décrochais.
– « Allô !».
– «Bonjour. C’est bien monsieur Omar Tazi ?».
– «Lui-même».
– «Je suis le directeur du cabinet de monsieur Abderrahmane Touhami».
– «Enchanté monsieur !».
– «Nous vous avions cherché partout monsieur Tazi !».
-«Pourquoi donc ?».
– «Je suis chargé par monsieur le ministre de vous informer que votre dossier a été accepté et que l’autorisation d’exercice ainsi que toutes les autorisations de mise sur le marché et les cadres de prix ont été signés. Il faut que vous passiez au plus vite à Rabat pour les récupérer».
– «C’est vrai ?».
– «Oui monsieur. Vous pouvez démarrer votre activité quand vous le voulez».
– «Merci ! ».
Ne croyant pas ce que mes oreilles venaient d’entendre, je raccrochais le téléphone. Bahia me couvait de ses yeux curieux. Je ne pus retenir mon sourire. Elle comprit immédiatement que, comme mon pressentiment me le suggérait, je venais de recevoir l’une des meilleures nouvelles de ma vie. Je la pris dans mes bras. C’était un moment de joie inoubliable. Quelques jours après, je rencontrais le manager de Lilly. De bonne humeur, il me fit un compte rendu de la conversation entre feu S.M. Hassan II et le professeur Mathé. Ce dernier expliqua au Souverain son étonnement du fait que les traitements oncologiques de Lilly ne soient pas vendus au Maroc alors qu’ils étaient les meilleurs à l’échelle mondiale. Surpris, feu S.M. Hassan II appela son ministre de la Santé. «Ssi Abderhmane», demanda le Souverain, «Comment se fait-il que les médicaments de Lilly ne soient pas disponibles au Maroc ?». L’esprit vivace, Touhami se rappela de mon dossier. «Majesté, ils sont disponibles. Le ministère travaille en ce moment en vue d’installer une unité de production de ces traitements dans notre pays ». Le Souverain lui ordonna de faire le nécessaire pour que ce projet voie le jour rapidement. Suite à ce coup de fil, les autorisations que j’attendais pendant des mois furent signées en quelques minutes. Le manager de Lilly me remit une copie de la lettre de remerciement que Lilly adressa à feu S.M. Hassan II pour avoir débloqué la situation. La même année, le ministre Touhami quitta son poste suite à un remaniement ministériel décidé par le défunt Souverain.