«Mon histoire avec les médicaments», une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 9]
Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE, à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.
Inspiration en GRH
Après avoir payé mes fournisseurs et voyant que le chantier approchait de sa fin, je démarrais le recrutement de mes futurs Sothémiens. J’avais un double défi : d’une part, embaucher des cadres formés en pharmacie industrielle, d’autre part, engager des opérateurs ayant un minimum d’instruction pour comprendre les procédures compliquées d’un établissement pharmaceutique. Lilly me donna des conseils. Toutefois, mon inspiration dans ce domaine me vint d’un prêche auquel j’ai assisté lors d’une fête religieuse sur la vie d’Omar Ibn Abdelaziz, cinquième calife bien guidé de l’islam. Dans son récit passionnant, le jeune imam qui animait la soirée s’attardait sur trois qualités du célèbre souverain omeyyade réputé pour son dédain du luxe. Celles-ci sont la justice, la sagesse et la piété. Ce soir, je ressentis une étrange proximité avec cette figure de l’Islam, non pas parce que je partage avec elle le même prénom, mais surtout parce que certaines de ses valeurs me semblèrent être proches des miennes. Par exemple, son aversion de l’aspect corruptible de l’argent. Moi aussi, je le déteste. J’ai toujours pensé que l’argent pouvait être un excellent moyen pour nous procurer une vie heureuse, mais dès qu’il se transforme en une fin en soi, il devient le mal absolu, responsable de conflits familiaux, de divorces, voire de guerres et de génocides. Le jeune imam commença sa narration par un épisode inspirant sur la naissance d’Omar Ibn Abdelaziz. En effet, lors du règne d’Omar Ibn Al Khattab, deuxième calife de l’islam et compagnon du prophète Sidna Mohammed (paix et bénédiction soient sur lui), pendant une de ses sorties nocturnes afin d’enquêter sur l’état de son peuple, une conversation émanant d’une maison le fit arrêter. Il entendit une jeune fille refusant d’obéir à sa mère qui lui suggérait de mélanger le lait avec de l’eau avant de le vendre le lendemain dans le marché. « Fais ce que je te dis ! », ordonna la maman à sa fille. « L’Emir des croyants [1] ne nous voit pas ». « Si l’Emir des croyants ne nous voit pas, répondit la fille, son Dieu nous voit en ce moment même ». Le lendemain, Omar Ibn Al Khattab envoya un officier acheter du lait de la jeune fille. Ce dernier le goûta et le trouva pur. Le calife la convoqua ainsi que sa mère et leur fit savoir ce qu’il entendit la veille. En récompense, il offrit à la demoiselle d’épouser son fils aîné ce qu’elle accepta. De cette union naquit Laila, mère d’Omar Ibn Abdelaziz. L’imam enchaînait ensuite les histoires sur l’honnêteté, la droiture, l’équité et la générosité de ce calife et petit-fils de calife. Celle qui me donna ma première leçon de GRH était sa décision d’octroyer les rémunérations les plus élevées aux juges, aux chercheurs scientifiques et aux gouverneurs afin d’éviter qu’ils soient dans le besoin et aussi pour les protéger de la tentation de l’argent facile. Dans le choix de ses conseillers, Omar Ibn Abdelaziz privilégiait ses professeurs ou ses camarades d’étude avec lesquels il partageait des valeurs communes. Son but était de réunir autour de lui un maximum d’adhérents convaincus de ses projets de réforme. Cette approche s’appelle de nos jours la théorie des Masterminds [2] popularisée par Napoleon Hill, le célèbre auteur américain.
Les premiers préparateurs de Sothema étaient mes étudiants à la pharmacie centrale de Casablanca. Après mon retour au Maroc au début des années 1970, je reçus une convocation pour effectuer mon service militaire. Je ne pouvais pas l’accomplir en raison de ma polyarthrite rhumatoïde dont les premiers symptômes commençaient à apparaître. Après un examen à l’hôpital militaire de Rabat, les médecins me signèrent une attestation confirmant mon inaptitude aux entraînements. Je n’étais pas totalement réformé puisque je devais accomplir, à la place du service militaire, un service civil de 18 mois au ministère de la Santé. Le directeur du laboratoire national de contrôle des médicaments, un ressortissant français du nom de docteur Levêque, décida de m’affecter à son laboratoire. Pour être proche de mon nouveau lieu de travail, je déménageais à Rabat et louais un petit studio situé au quartier Agdal. Après quelques semaines, Levêque m’affecta à la pharmacie centrale de Casablanca en tant qu’enseignant. Apprenant que je venais de déménager et pour ne pas me perturber, il mit à ma disposition une voiture avec chauffeur qui me conduisit chaque matin à Casablanca et me ramenait le soir à Rabat. Je fis connaissance avec une vingtaine de jeunes étudiants qui avaient presque le même âge que moi. Je leur dispensais une formation pratique sur la pharmacie industrielle, notamment les méthodes de préparation pharmaceutique, de pesée, des mélanges, du contrôle qualité et des règles d’hygiène. L’intelligence de mes étudiants et la vitesse à laquelle ils acquéraient les concepts enseignés me firent penser à les engager une fois le laboratoire dont je rêvais devenu une réalité. Ma volonté se concrétisa quelques années plus tard. La plupart de mes étudiants rejoignirent Sothema 6 mois avant son démarrage. J’avais également recruté une cinquantaine d’employés, tous originaires de Bouskoura. C’était la condition posée par le gouverneur de Nouaceur en contrepartie du raccordement au réseau électrique.
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Les six mois qui précédèrent l’inauguration de Sothema étaient entièrement consacrés à la formation de mes nouvelles recrues. Lilly dépêcha ses pharmaciens pour animer des séminaires théoriques sur la fabrication de diverses formes pharmaceutiques dont l’injectable. Ils réalisèrent également des simulations sur les différentes étapes de production, à savoir la filtration, le mélange, le remplissage, le contrôle qualité, le conditionnement et la logistique. Les formateurs de Lilly démontrèrent une capacité unique à rendre facilement assimilables les techniques pharmaceutiques les plus compliquées. Un des chapitres essentiels de ces formations portait sur les bonnes pratiques pharmaceutiques notamment dans les Zones à atmosphère contrôlée (ZAC). Les formateurs consacrèrent un mois entier à expliquer le fonctionnement de ces zones nommées communément « Les salles propres ».
Pour faciliter la démonstration, ils se servirent de cassettes VHS, de diapositives, de photos et schémas. Fascinés, les nouveaux sothémiens apprirent une quantité astronomique de concepts pharmaceutiques et d’instructions comme celles de porter une tenue de travail adaptée, composée d’une combinaison, d’un masque, d’un bonnet, de gants et de sandales, et de respecter les mesures d’hygiène en matière de lavage des mains, de stérilisation du matériel et de nettoyage des salles blanches. Une des instructions ressassées par les formateurs est celle de maintenir l’atmosphère des salles blanches à une pression et une température contrôlées et à un taux de particules dans l’air le plus faible possible. Ces salles devaient être dotées d’un système de ventilation puissant, capable de filtrer efficacement l’air afin de diffuser le moins de germes. Quand ces salles produisent des injectables, les mesures d’hygiène sont plus rigoureuses. Aucun risque de contamination n’est alors toléré. La stérilisation doit être totale. Une fois les formations achevées, l’exploitation progressive pouvait démarrer. En juin 1982, la première unité pharmaceutique de Sothema était fin prête.
[1] Omar Ibn Al Khattab fut le premier à porter ce titre dans l’histoire de l’Islam.
[2] Souvent utilisé dans les cercles d’entrepreneurs, les Masterminds est un outil d’intelligence collective accompagnant ceux qui souhaitent passer au niveau supérieur, réaliser un projet ambitieux ou développer rapidement leur business.