«Mon histoire avec les médicaments»,une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 14]
Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.
La bataille contre le dumping
Le Maroc était le dernier pays avec le Mexique à basculer vers l’insuline humaine. En 2003, le ministère de la Santé acheta un demi-million de flacons de cette insuline au prix unitaire de 60 dirhams. Trois ans après, Sothema négocia avec Lilly le lancement d’une sorte d’insuline générique sous marque propre vu que le princeps [1] était déjà tombé dans le domaine public. Lilly accepta et Sothema lança Insulet®, la première marque d’insuline 100% marocaine. Le médicament reçut l’AMM après avoir satisfait à l’ensemble des contrôles réglementaires.
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Ne payant plus de royalties à Lilly, Sothema proposa une baisse substantielle de prix sur ses insulines destinées aux marchés publics. Ceci permit au ministère de la Santé d’augmenter considérablement les quantités commandées, voire plus tard d’offrir gratuitement l’insuline aux diabétiques marocains [2]. Novo Nordisk ne tarda pas à réagir. Il initia une guerre tarifaire dont il avait le secret. Ses soumissions aux appels d’offres passèrent de 55 dirhams par flacon en 2005 à seulement 16 dirhams en 2011. Cet écroulement des prix ne se justifiait pas par un changement de produit puisque Novo Nordisk continua à soumissionner avec les mêmes marques d’insuline, mais plutôt par sa volonté de monopoliser le marché marocain après destruction de la production locale.
Évidemment, je ne pouvais pas tolérer ce dumping d’autant plus que Sothema venait d’investir 300 millions de dirhams pour l’extension de son site industriel. Grâce à sa nouvelle unité des blocs stériles, Sothema pouvait produire jusqu’à sept millions de flacons d’insuline par an. Le nombre de ses salariés doubla. Ne pas réagir à la concurrence déloyale de Novo Nordisk signifiait faire perdre au Maroc un outil de production de dernière génération, un savoir-faire internationalement reconnu, des dizaines d’emplois qualifiés et, aussi et surtout, une sécurité sanitaire. Je déposais alors une requête antidumping auprès du ministère du Commerce extérieur. Certains confrères et cadres de Sothema me déconseillèrent la démarche. D’après eux, puisque le Maroc est signataire d’accords de libre-échange, et vu que Novo Nordisk engage une armada d’avocats internationaux, notre requête sera peine perdue. Pire, elle mettra en péril les relations du Maroc avec l’Union européenne.
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Même si ces arguments paraissaient logiques, ils ne tenaient pas la route. Ne pas réagir à cette agression relève de la pure passivité. Il est certain que je risquais gros dans cette guerre, mais je m’en foutais pas mal. Je ne pouvais pas protester autrement qu’en alertant l’Union européenne sur les pratiques d’une des multinationales qui la représente au Maroc. J’étais conscient que mon combat n’allait pas être facile. Mon adversaire est redoutable. De nombreux exemples montraient comment il évitait des sanctions au dumping en faisant jouer son influence [3]. Je bataillais alors sur tous les fronts pour éviter de vivre une expérience similaire.
Pendant des mois, je ressassais à qui voulait l’entendre que la perte de la production de l’insuline représentait un risque pour notre pays. Certains étaient sensibles à mes mises en garde. D’autres pensaient que je voulais d’abord préserver « un marché juteux ». Je ne cherchais pas à convaincre ces éternels sceptiques. Il leur suffisait de consulter les comptes de Sothema pour constater que les ventes d’insuline ne représentent pas notre plus gros chiffre d’affaires. L’enjeu était avant tout patriotique. Si Novo Nordisk parvenait à expulser Sothema du marché marocain, il n’hésiterait pas à augmenter ses prix, voire à suspendre ses livraisons au cas où le ministère de la Santé refuserait ses hausses tarifaires, comme cela fut le cas en pleine crise économique en Grèce [4].
La requête anti-dumping de Sothema contenait suffisamment de preuves justifiant l’ouverture d’une enquête. L’équipe de la défense commerciale du ministère du Commerce extérieur se chargea d’instruire le dossier. Durant toute la période de l’examen de notre plainte, cette équipe fit preuve de neutralité, de réactivité et d’une maîtrise parfaite des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Même si notre requête était la troisième traitée par le ministère après celles du contreplaqué de Chine et du PVC des États-Unis, elle fut la plus médiatisée.
J’avais contribué à cela. Puisque la bataille se jouait aussi auprès de l’opinion publique, j’animais des conférences de presse et répondais à toutes les sollicitations des journalistes intéressés par l’affaire. Mon but était de rendre assimilable les détails compliqués de ce dossier tout en déroulant les arguments clés de notre défense. La démarche donna ses fruits. La majorité des médias et des associations des consommateurs furent acquis à notre cause.
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Le ministère du Commerce extérieur annonça l’ouverture officielle d’une enquête sur les insulines de Novo Nordisk. Immédiatement, l’ambassade du Danemark s’est mise en mode alerte. Novo Nordisk nia avoir pratiqué du dumping et contesta vigoureusement nos arguments. Quand on lui réclama les preuves matérielles de sa version, il apaisa son discours. L’enquête dura des mois. Sothema fit preuve d’une transparence exemplaire. En revanche, Novo Nordisk refusa de fournir les informations requises par le ministère. En avril 2014, le verdict tomba : le géant danois de l’insuline avait bel et bien pratiqué du dumping.
Dans l’avis publié par le ministère du Commerce extérieur, il a été indiqué que « les importations d’insuline ont eu un effet notable sur les prix de l’insuline fabriquée localement. » De ce fait, après avis de la commission de surveillance des importations, il a été décidé d’appliquer un droit antidumping provisoire de l’ordre de 17,12% sur les importations d’insuline en flacon de 10 ml originaires du Danemark.
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Après cette annonce, je triomphais. C’est la première fois que Novo Nordisk est officiellement sanctionné pour dumping par le gouvernement d’un pays à qui il exporte ses insulines. Ceux qui me déconseillèrent d’entrer dans cette guerre m’exprimèrent leur admiration. Quelques mois après cette décision, Novo Nordisk s’engagea dans une lettre officielle à ne plus pratiquer de dumping. Je considérais cet engagement comme la preuve d’une victoire majeure pour Sothema.
[1] Molécule originale d’un médicament.
[2] En 2010, le ministère de la Santé décida l’octroi gratuit des insulines aux patients marocains.
[3] Au Brésil, l’unique producteur d’insuline nommé Biobras souffrait depuis 1998 du dumping de Novo Nordisk. L’autorité brésilienne de compétition avait prouvé ce dumping. Deux appels d’offres lancés en 2000 par le ministère brésilien de la Santé furent remportés par le géant danois, s’en suivit une bataille judiciaire qui ne dura pas longtemps puisque les principaux actionnaires de Biobras acceptèrent une OPA hostile lancée par Novo Nordisk. En 2001, Novo Nordisk monopolisa le marché brésilien. Première conséquence : les prix de ses insulines doublèrent, passant de 4 dollars par flacon en 2001 à 9 dollars en 2005.
[4] En 2010, la Grèce décida une baisse des prix des médicaments importés. Monopolisant le marché, Novo Nordisk refusa la baisse et procéda à la suspension de ses livraisons d’insuline pour le pays, mettant en danger la vie de 50.000 diabétiques grecs.