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« Mon histoire avec les médicaments », une autobiographie de feu Omar Tazi [Chapitre 2]

Son enfance, sa bataille contre le trust des multinationales qui dominaient le marché des médicaments à l’époque, son militantisme pour l’industrie pharmaceutique marocaine, plus épanouie, innovante et compétitive, son engagement pour un entrepreneuriat citoyen et responsable…« Mon histoire avec les médicaments », l’autobiographie de feu Omar Tazi publiée à titre posthume, véhicule des leçons aussi bien dans le champ managérial que sur le registre des valeurs morales et citoyennes ou encore pour les perles sur l’histoire économique et sociale du Royaume, que vous propose CHALLENGE pendant ce mois de ramadan, à travers 19 chapitres. Capitaine d’industrie, feu Omar Tazi qui nous a quittés le 20 mars 2020, faisait partie de cette génération de grands industriels qui ont contribué à façonner l’industrie marocaine.

Qui cherche trouve


À l’âge de seize ans, je me demandais déjà ce que j’allais faire après le baccalauréat. Mon beau-frère me conseilla d’étudier la pharmacie. « Si tu ne veux pas te casser la tête », me dit-il, « la pharmacie est convenable pour toi ». Je suivis son conseil. A cette époque, la pharmacie était peu populaire. Les branches en vogue étaient l’ingénierie du bâtiment, la médecine et le droit. Une fois bachelier, je rejoignis la faculté de pharmacie de Lyon. J’étais le seul Marocain et le plus jeune de ma promotion. En première année, je commençais à prendre goût à la pharmacie. J’étais fasciné par les molécules, les placebos, les dosages, les formes galéniques, etc.

Bref, je ne m’y attendais pas, mais je suis tombé amoureux d’un métier qui m’était inconnu. Petit à petit, le rêve de fabriquer des médicaments grandissait en moi. Je me visualisais en blouse blanche, un bonnet sur la tête et un masque cachant le visage, conduisant des machines qui produisent des traitements à faible coût, en formes sèches, pâteuses et injectables, destinés à soigner des millions de malades marocains et africains. Je m’imaginais aussi détenteur de nombreux brevets qui me rapportent des milliards. Ce genre de rêve est délicieux car il n’envisage ni les difficultés et encore moins l’échec. Je voulais réussir. Alors, je me suis plongé à fond dans les études. Je n’avais que peu de temps à consacrer aux loisirs. En plus, avec un budget serré d’à peine cinquante francs par mois, je pouvais juste acheter de quoi manger et payer une logeuse qui me refusait l’accès à la cuisine.

Les cinq années de formation sont vite passées. Mes camarades diplômés rentraient chez eux. Quant à moi, j’ai choisi de rejoindre le laboratoire de la faculté pour une période supplémentaire consacrée à ma thèse. Le temps était extensible en fonction de mon projet de recherche. Je l’estimais à quelques semaines, voire quelques mois tout au plus. Ne voulant pas démarrer de rien, je me suis dit que je ferais mieux de commencer par une revue bibliographique sur des recherches non abouties et sélectionner celle que je pourrais reprendre avec une approche nouvelle. Je me suis donc intéressé à une recherche menée par un Japonais sur un traitement expérimental de l’amibiase, une maladie infectieuse transmise par l’eau contaminée entraînant des diarrhées accompagnées de sang. Le parasite déclencheur de cette maladie peut également infecter, en plus du système digestif, d’autres organes comme le foie, les poumons et le cerveau. Bien que causant plusieurs morts dans les pays pauvres, l’amibiase reste une pathologie négligée. Les pauvres malades étaient livrés à leur destin.

Cela me motiva à reprendre cette recherche et suivre le raisonnement de son auteur qui m’a semblé correct. Je me disais qu’il n’était peut-être pas assez patient. S’il avait persévéré, il aurait certainement atteint son objectif. Je refis les expérimentations sur les souris de laboratoire à partir du stade auquel le Japonais s’arrêta. Mes tests devaient provoquer un abcès dans le foie des souris par l’inoculation du tétrachlorure de carbone, un agent toxique. Cet abcès serait l’indicateur du dosage exact du traitement permettant de lutter efficacement contre l’amibiase, sachant que les souris et les humains ont 99% de gènes homologues. Mon raisonnement fut simple. Je me disais qu’en réduisant progressivement les doses du tétrachlorure de carbone, j’atteindrai mon objectif. Le directeur de thèse n’était pas emballé. Ce professeur de grande taille, la cinquantaine passée, les yeux cachés par des lunettes rondes et les cheveux toujours coiffés en arrière avec du gel brillantine, me déconseilla le sujet. « Certains de tes camarades te trouvent déjà fou pour avoir choisi une maladie à laquelle personne ne s’intéresse », me dit-il. « C’est justement pour cette raison que je l’ai choisie », répondais-je. Malgré son avis défavorable, je commençais les tests.

Pendant les premières semaines, je ne faisais que tuer des souris. Les semaines devinrent des mois et toujours pas de résultat. Je suis devenu le tueur numéro un des souris de toute la faculté. Au fur et à mesure que le temps passait, mon directeur de thèse perdait patience. Il finit par m’exprimer son exaspération. « A cause de toi, se plaignait-il dans un humour en demi-teinte, ce laboratoire mettra la clé sous le paillasson ». Il avait raison de s’inquiéter. Les souris coûtaient une petite fortune. N’ayant pas de sponsor, le laboratoire puisait dans son maigre budget pour les acheter auprès de l’Institut Pasteur. Et comme j’en tuais pendant des mois, la facture devint salée.

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En plus de moi, deux Marocains faisaient leurs études supérieures à l’université de Lyon. Ils étaient boursiers du ministère de la Défense nationale. L’un des deux, courtois et chaleureux, s’appelait Ba3aj. Nous étions devenus amis. Je l’appelais souvent pour passer les week-ends ensemble. Le deuxième était populaire à l’université en raison de sa recherche ayant démystifié l’usage des plantes à des fins de sorcellerie. Il avait mis des années à décoder les secrets des plantes qu’on utilisait au Maroc pour jeter des sorts. Par un froid et ennuyeux dimanche, je m’apprêtais à aller au laboratoire pour continuer mes expérimentations. Je ressentis le besoin d’être accompagné par un compatriote. Je fis alors appel à Ba3aj qui n’habitait pas loin de moi. « Ça te dit de venir tuer des souris avec moi ? », lui dis-je avec humour. « Pourquoi pas ? », me répondit-il.

Nous sommes donc partis ensemble. Ayant à peine mis les blouses et commencé les tests, j’entendis un hurlement. Je me retournais et découvris, effaré, une souris blanche, plus ou moins grande, mordant l’index de Ba3aj. Le sang commençait à couler sur sa main. La souris ne voulait pas lâcher son doigt. Les tâches de sang sur sa blouse devenaient plus grandes. Je l’aidais à mettre sa main sur la paillasse. Ensuite, à l’aide d’un couteau, je tuais la souris enragée. Elle finit par lâcher le doigt de mon malheureux compagnon. Heureusement, elle était Germ free[1]. Depuis cet incident, je poursuivais seul mes expérimentations. Je me faisais moi-même remonter le moral par des autosuggestions du genre « Continues, tu y arriveras ! ». Je me suis hermétiquement fermé à toute idée d’abandon ou de changement d’approche. J’avais la certitude que c’est juste une question de dosage et que son ajustement provoquera l’abcès tant attendu. J’avais raison. Un beau matin, en examinant une souris que j’avais injectée la veille, je m’écriais eurêka ! Elle n’était pas morte. Je découvris deux abcès dans son minuscule foie. Je n’en croyais pas mes yeux. Avant moi, plusieurs chercheurs avaient échoué, y compris le Japonais qui m’inspira. Heureux, je me précipitai au bureau de mon directeur de thèse et lui rapportai la nouvelle. Sans dire un mot, il se dirigea en courant vers la partie du laboratoire que j’occupais pour mes expérimentations. Voyant la souris encore vivante, il se retourna vers moi, un large sourire traversant son visage. « Bravo ! Ton obstination a fini par payer », me félicitait-il. La nouvelle fit le tour de la faculté. En quelques minutes, le laboratoire draina plusieurs étudiants curieux de savoir qui était ce jeune chercheur dont tout le monde parlait. Ils ne purent cacher leur étonnement quand ils apprirent que j’étais marocain.

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Mon directeur de thèse prit plein de photos pour en faire des diapositives. Le flash de son appareil me fit sentir, pour la première fois de ma jeune existence, que j’étais important. Quelques jours plus tard, la direction de la faculté me promit de réserver à ma thèse le prestigieux sort d’une publication internationale. Celle-ci la rendait accessible à toutes les universités du monde. Néanmoins, elle me posa une condition : celle de trouver un sponsor pour l’imprimer. Je me rendis au siège du laboratoire français Roussel Diamant et demandais à rencontrer un responsable qui accepterait de me parrainer. Après plusieurs tentatives infructueuses, je finis par avoir un rendez-vous avec une personne bienveillante qui croyait au mentorat. Ma recherche pouvait enfin être imprimée et distribuée mondialement. Ma fierté était immense…


[1] Les souris Germ free sont exemptes de germes. Elles n’ont pas tous les micro-organismes et sont hébergées dans des isolateurs étroitement contrôlés et surveillés pour éviter la contamination. Ils sont microbiologiquement stériles.

 
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