Nabil Abouzaid : « Le secteur des études de marchés se porte mal ! »
De nombreux projets d’études de marchés ont été annulés ou au meilleur des cas suspendus par les donneurs d’ordre pendant cette période de confinement, ce qui porte un coup dur au secteur et menace sérieusement sa continuité. Nabil Abouzaid, DG d’Insightek, spécialisé dans les études de marché et représentant d’ESOMAR au Maroc, nous en parle.
Challenge: Comment se porte le secteur des études de marchés en cette période de confinement ?
Nabil Abouzaid: A l’instar d’autres secteurs de l’économie, le secteur des études de marchés se porte mal ! Plusieurs raisons peuvent expliquer cette descente en enfer, toutes évidemment liées à la crise sanitaire que traverse notre pays et plus globalement le monde, en l’occurrence la pandémie du COVID-19.
Contrairement à des pays plus matures technologiquement et où la collecte des données d’étude se fait quasi systématiquement en ligne (notamment en Amérique du nord, en Asie ou en Europe), au Maroc, l’essentiel du travail de collecte continue à se faire en face à face à cause de multiples facteurs, notamment le taux d’analphabétisme de la population ou encore le nombre limité de panels en ligne. Il va sans dire que lors de cette période de confinement, il est irréaliste de penser à interviewer des personnes à domicile, dans la rue ou même de les inviter pour le même exercice à un local de test ou une salle de Focus Group. Conséquence immédiate de cette restriction : mise à l’arrêt de tous les terrains d’enquête en face à face. Seules les sondages en ligne et une partie des enquêtes téléphoniques peuvent continuer, et là encore sous certaines conditions :
- Il ne faut pas que le sujet de l’étude soit influençable par la crise sanitaire en cours.
- Il faut que le cabinet ou le call center en charge de l’enquête téléphonique prenne les dispositions nécessaires en matière sanitaire, notamment les mesures liées au confinement (télétravail, distanciation sociale…).
- Il faut que les cibles concernées soient prédisposées à répondre pendant le confinement (Par exemple : Difficile de joindre une cible B2B si on ne dispose que des numéros fixes des interlocuteurs).
Ajouté à cela le fait que, en ces temps de crise, la plupart des donneurs d’ordre se voient contraints de réduire significativement leurs investissements, notamment Marketing. L’étude de marché étant dans de nombreux cas considérée comme un luxe, ce poste se retrouve souvent en tête de liste des budgets coupés.
D’ailleurs, l’Association marocaine des instituts de sondages et d’études (AMISE) a lancé récemment un appel aux pouvoirs publics, au patronat et aux annonceurs, dans la même lignée que l’appel lancé par l’Association européenne pour les études d’opinion et de marketing (ESOMAR) afin de leur demander de soutenir le métier des sondages et études, qui reste un pilier essentiel pour le développement des nations et des économies. L’appel exhorte les parties concernées au :
- Respect des engagements en cours et le maintien des projets d’études programmés, tout en permettant la possibilité d’exécution immédiate à travers des méthodes de collecte de données alternatives au face à face : Sondages en ligne ou par téléphone.
- Règlement sans délai des prestations dues et livrées.
- Lancement d’initiatives qui viseraient à renforcer la recherche d’informations justes et précises.
Quelles sont donc les contraintes qui freinent votre secteur d’activité ?
Le vrai frein est lié à l’impossibilité de réaliser des études sur le terrain. La plupart des acteurs du secteur sont habitués à communiquer via les moyens technologiques connus, notamment les outils de visioconférence, avec leurs collègues ou leurs clients à l’international.
Seule différence, c’est l’augmentation de la fréquence d’utilisation, notamment avec les équipes et les clients locaux, en remplacement des réunions de travail classiques, et honnêtement ce n’est pas plus mal au vu de l’économie de temps que ça permet de générer si toutefois c’est bien organisé.
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Pensez-vous à virtualiser les études de marché ? Est-ce bien efficace?
C’est clairement vers ça que se dirige notre secteur. Certains acteurs recourent déjà aux enquêtes en ligne, mais de manière relativement timide. D’autres s’y préparent de pied ferme et étudient les différentes possibilités offertes. Il ne faut toutefois pas être aveuglé par l’opportunité et ignorer les nombreuses réalités locales, à savoir :
- Un taux d’analphabétisme très élevé (32,2%), notamment parmi les cibles les plus sollicitées en études de marchés [Ménagères, CSP inférieures, habitants du rural (60% chez les femmes et 35% chez les hommes)…].
- Le niveau d’équipement en outils technologiques (Smartphone surtout : 75,7% en 2018 selon ANRT) est peut-être très élevé au niveau national mais ne l’est pas forcément auprès de toutes les cibles citées plus haut.
- La culture de sondage n’est pas encore bien installée au sein de la société marocaine. Répondre à titre individuel à un sondage en ligne, et sans l’aide d’un enquêteur/une enquêtrice, peut s’avérer très compliqué au vu de la difficulté de comprendre certaines questions et d’y répondre de manière appropriée.
- La tendance à la complaisance et à la sur/sous-déclaration de certaines réponses, phénomène déjà très répandu dans notre culture et dont souffrent la plupart des cabinets d’études, risque de s’accentuer davantage du moment que le répondant se trouve livré à lui-même sans la présence d’un interlocuteur en face, capable de challenger ses réponses.
- La difficulté de vérifier certains paramètres visuellement, notamment les variables liées à la définition des classes sociales (Lieu d’habitation, type d’habitation, nombre de personnes dans le foyer…) peut dans certains cas créer un réel biais dans les données.
- Et enfin, l’absence de bases de données bien qualifiées, notamment en études B2B, peut dans certains cas constituer un réel handicap à la réalisation de quelques études.