Othman Omary : «les banques africaines doivent renforcer leur proposition de valeur dans le paiement mobile»
Le cabinet Boston Consulting Group (BCG) a récemment publié une étude sur le paiement et les transactions mobiles en Afrique. Othman Omary, Partner et Managing Director au BCG, revient sur les conclusions de cette étude, et également sur l’évolution et les perspectives du paiement mobile au Maroc.
Challenge : BCG a récemment publié une étude sur la progression du paiement et des transactions mobiles en Afrique. Un rapport qui revient sur l’évolution et les perspectives de cette activité sur le continent. Alors, selon vous, quel a été l’impact de la pandémie sur l’activité des transactions mobiles en Afrique en 2020, et plus généralement sur les transactions digitales?
Othman Omary : Dans la plupart des pays africains, les transactions digitales, y compris mobiles, ont connu un véritable boom en 2020. Au Maroc par exemple, le nombre de paiements via Internet a atteint sa plus forte progression depuis 4 ans avec une augmentation de +41% sur les neufs premiers mois de l’année. La pandémie a poussé les opérateurs à accélérer leur agenda de digitalisation et à mettre à disposition de leurs clients de nouveaux outils pour gérer leurs transactions sans devoir avoir recours au contact physique. Les régulateurs ont également accéléré leurs réformes pour faciliter cette mutation. En Tunisie, par exemple, la Banque Centrale de Tunisie a autorisé le e-KYC pour faciliter l’entrée en relation à distance avec les clients bancaires et faciliter les transactions de ces derniers, dans le contexte de distanciation que nous connaissons. Dans les pays où les transactions mobiles sont plus avancées, notamment en Afrique de l’Ouest, cette technologie a été un véritable catalyseur de la solidarité face à la crise, notamment pour la diffusion d’aides et les transferts entre individus.
Challenge : Vous avez souligné que l’Afrique pourrait être le prochain marché, après l’Asie, qui connaîtra une croissance exceptionnelle des paiements Mobiles. Justement, qu’est-ce qui freine encore aujourd’hui l’essor de cette activité sur le continent ?
Othman Omary : Dans de nombreux pays africains, les paiements Mobiles sont déjà une réalité. Les pays où la capillarité et l’offre des réseaux bancaires traditionnels étaient encore en retrait ont connu un phénomène de Leapfrog avec un développement accéléré du paiement mobile. En zone UEMOA, par exemple, le Mobile Money a enregistré 2 640 Mds de transactions en nombre en 2019 et progresse de plus de +50% par an depuis 5 ans. Il compte aujourd’hui plus de 450 000 points de services dans la région, soit plus de 100 fois la taille des réseaux bancaires, et plus de 76 millions de comptes ouverts. Néanmoins, et même dans ces pays, l’essentiel des opérations réalisées via mobile demeurent des transactions de base telles que les transferts peer-to-peer, et les autres transactions digitales peinent encore à se développer. Les raisons varient selon les pays bien évidemment mais 3 facteurs reviennent fréquemment. Le premier est culturel avec une forte persistance de la culture du cash, souvent liée à l’informel, et qui freine l’usage aussi bien pour les clients que pour les commerçants. En deuxième lieu, l’infrastructure et l’équipement sont également un frein au développement des solutions mobiles et digitales. Avec seulement 38% d’équipement Internet et 39% d’équipement en smartphone en 2018, l’Afrique est en-dessous des autres continents. Sur cette dimension, la plupart des pays africains réalisent des progrès considérables et l’écart se réduit progressivement. Le dernier frein enfin est la réglementation, le continent ayant longtemps tardé à cadrer les nouveaux Business Models digitaux. Dans ce domaine également la plupart des pays africains accélèrent leur transformation et les régulateurs développent de nouveaux cadres permettant le développement d’écosystèmes mobiles et digitaux mais aussi la facilitation, pour les consommateurs, de parcours digitalisés de bout-en-bout.
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Challenge : Certains pays africains ont réussi à donner une bonne dynamique à cette activité sur leur marché. Quels sont ces pays qui sont en avance et qu’est-ce qui explique le développement de cette activité dans ces pays?
Othman Omary : Deux régions se démarquent par rapport au continent en termes de pénétration et d’utilisation des paiements mobiles : l’Afrique de l’Est, avec l’exemple emblématique du Kenya, et l’Afrique de l’Ouest. Dans ces deux régions, plus de la moitié de la population utilise de manière récurrente des paiements mobiles et l’usage s’étend à des applications de la vie courante (factures, paiement commerçants, scolarité…). Comme mentionné précédemment, le succès des solutions mobiles dans ces pays est en partie dû à la faiblesse des réseaux physiques traditionnels qui a facilité l’essor des modèles alternatifs. Ces modèles se sont également développés car ils se sont ancrés dans le quotidien des ménages et ont répondu à des frictions fortes que connaissaient les populations dans leur vie quotidienne. Enfin, la clé du succès a été également la capacité à développer des modèles économiques viables pour les populations à plus faibles revenus, notamment à travers des modèles de distribution innovants et à bas coûts.
Au Kenya par exemple, M-Kopa, un opérateur d’énergie, a développé un écosystème mobile qui a permis d’équiper plus 3 millions de personnes en panneaux solaires. Les technologies mobiles ont été la pierre angulaire de ce succès non seulement pour gérer la relation avec les clients, notamment dans les zones les plus reculées, mais aussi pour fournir des micro-crédits en interconnectant les clients et les opérateurs financiers. En Côte d’Ivoire, les opérateurs Télécoms ont développé une plateforme avec le Ministère de l’Education pour que 99% des paiements de frais de scolarité soient totalement digitalisés. Au Kenya et en Tanzanie, des opérateurs comme Carepay ont développé des plateformes mobiles pour connecter les patients aux opérateurs de santé et aux assureurs . Plus de 2 millions de patients utilisent aujourd’hui le wallet Carepay dans leur parcours de santé et peuvent recevoir tous types de fonds sur ce wallet mais aussi gérer leur parcours de soins via l’application. Dans chacune de ces expériences, les modèles se sont adaptés aux caractéristiques des clients, à leurs usages et aux frictions auxquels ils font face.
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Challenge : Selon l’étude du Boston Consulting Group, « 5 stratégies pour déployer le paiement mobile bancaire en Afrique », ils sont 400 millions d’Africains à avoir recours aux transactions en ligne et d’ici 2025, ils pourraient atteindre 750 millions. Un potentiel énorme. Mais comment les banques africaines doivent-elles s’y prendre pour mieux profiter de ce marché à fort potentiel dans les années à venir ?
Othman Omary : Les banques africaines doivent renforcer leur proposition de valeur dans le paiement mobile et les autres services digitaux afin de rester compétitives et ouvrir de nouvelles opportunités commerciales dans des domaines tels que l’énergie, la santé, l’éducation ou les transports. En s’appuyant sur des plateformes digitales, le paiement mobile permet de répondre à des points de friction majeurs pour les consommateurs africains. Les écosystèmes mobiles ont connu un immense succès en Chine et en Asie du Sud-Est, et nous sommes convaincus que l’Afrique est le prochain marché où le paiement mobile connaîtra une croissance exponentielle.
Alors que les économies africaines continuent à se développer et que la crise du Covid-19 accroît le besoin des populations pour des transactions sans contact, le téléphone portable devrait devenir progressivement le principal instrument de paiement. Il est donc essentiel que les banques africaines s’approprient cette réalité et deviennent des acteurs centraux dans les écosystèmes mobiles.
Les banques africaines ont le choix entre cinq stratégies pour exploiter toutes les possibilités du paiement mobile – selon leur taille, leurs compétences, leur maîtrise de la technologie et le rôle potentiel du paiement mobile dans leur écosystème local ou régional.
Trois stratégies sont plus adaptées aux grandes banques :
– « Ecosystem Leader » : la banque partage une plateforme mobile interopérable avec d’autres acteurs, financiers ou non-financiers, et coordonne un vaste éventail de services et de produits à destination des clients. Les Ecosystem Leaders disposent généralement d’un réseau de distribution dense, d’une large base de clients et de prospects (y.c. TPE) et d’une forte capacité à coordonner des activités de tiers à grande échelle. Seule une poignée d’Ecosystem Leaders émergeront vraisemblablement en Afrique.
– « Customer Relationship Builder » : la banque utilise sa propre marque et propose, en direct, des solutions de paiement mobile à une large base de clientèle. Les banques qui choisissent cette voie doivent souvent bousculer les paradigmes existants en passant de modèles « intensifs », avec un nombre limité de clients mais à fort niveau de commissions, à des modèles plus « extensifs », privilégiant une large base de clientèle à qui la banque offre une plus grande diversité de services. Dans ce modèle, le Customer Relationship Builder doit offrir un expérience client unique et s’associe souvent à des plateformes pour enrichir sa proposition de valeur.
– « Back-Office Champion » : la banque fournit les services et le support nécessaires à la partie « back-end » des écosystèmes mobiles. Dans ce modèle, la banque ne recherche plus à développer une relation directe avec les clients mais se connecte plutôt à des partenaires (écosystèmes, banques, acteurs télécoms) via des API et met à leur disposition son infrastructure de traitement (IT, risques, compliance, back office). Grâce à l’apport du Back-Office Champion, les autres acteurs de la chaine de valeur sont en mesure de proposer une gamme plus étendue de services bancaires aux clients de l’écosystème mobile.
Deux stratégies conviennent mieux aux petites banques :
– « Ecosystem Contributor » : la banque fournit des services techniques avancés, via des API, qui complètent les offres d’autres acteurs majeurs de l’écosystème. Les petites banques ont tendance à jouer ce rôle car elles n’ont pas la taille suffisante pour rivaliser autrement.
– « Niche Market Master » : la banque se concentre sur des offres spécifiques, comme la gestion de patrimoine, ce qui lui permet de tirer profit de la connaissance de ses clients et d’innover sur des solutions très fonctionnelles et très ciblées.
En optant pour la stratégie la plus appropriée, les banques peuvent développer durablement de nouvelles activités et créer de nouvelles sources de revenus. Ces opportunités se présentent à un moment crucial : plusieurs pays africains connaissent des investissements accrus dans les services digitaux, et le paiement mobile apparait comme un moyen de stimuler la reprise en facilitant l’accès à distance aux services courants. Les banques doivent évoluer aussi rapidement que possible pour se positionner sur ce marché, acquérir les compétences nécessaires pour se remettre de cette année difficile et assurer leur avenir à long terme.