Oumnia Boutaleb : « l’industrie touristique marocaine est la 7ème plus touchée par la crise de la Covid-19 »
Dans une récente étude intitulée « Le transport aérien et le tourisme frappés de plein fouet par la crise de la Covid-19 » qu’elle a réalisée pour le compte du Policy Center for the New South, l’analyste en Relations Internationales met en évidence les contrecoups terribles que subissent les compagnies aériennes africaines, notamment la RAM, et ses conséquences sur le tourisme.
Challenge : vous estimez que le secteur aérien en Afrique ne décollera pas de sitôt. Pourquoi ?
Oumnia Boutaleb : ce qu’il faut savoir, c’est que le secteur aérien sur le continent africain est l’un des moins développés dans le monde. Pour ce qui est de la participation de ce dernier à l’échelle mondiale, il ne représente que près de 5% des parts de marché total. Il ne faut pas non plus oublier que puisque c’est une crise qui a touché l’ensemble des compagnies aériennes à travers le monde, ces dernières feront probablement preuve de plus d’agressivité dans leur stratégie, ce qui mettra davantage en difficulté les transporteurs aériens dans ce nouvel environnement extrêmement compétitif. L’Association Internationale des Transporteurs Aériens n’a annoncé un retour à la normale qu’en 2023, date qui pourrait être modifiée dans le cas africain. Bien avant l’arrivée de la crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui, ce dernier faisait l’expérience de difficultés latentes en raison de plusieurs éléments. Premièrement, le ciel africain, bien qu’il ait tenté une approche en 1999 avec la Déclaration de Yamoussoukro, a eu beaucoup de mal à instaurer une libéralisation. C’est ce qui explique entre autres, la faible intégration régionale, les longs itinéraires ou le passage par un autre continent pour se rendre d’un pays africain à l’autre, ou encore les prix très onéreux des billets de voyage. Cela influe également sur les taxes payées par les compagnies aériennes. Ensuite, il y a la problématique des transporteurs aériens étatiques qui ne sont pas gérés de manière transparente et qui font souvent l’expérience d’une gouvernance et d’une gestion entachées par la corruption. Cette mauvaise gestion a fait que de nombreux transporteurs aériens se sont retrouvés au bord de l’agonie pendant plusieurs années, certaines dans lesquelles les États avaient fondé beaucoup d’espoirs ont même fini par disparaître. C’est le cas de la South African Airways qui a sombré en juin après des années de perfusion étatique.
On dénombre tout de même quelques success stories sur le continent, comme c’est le cas d’Ethiopian Airlines ou encore la Royal Air Maroc, qui ont réussi à tirer leur épingle du jeu en optant pour des décisions ingénieuses. Dans l’optique d’accompagner son secteur touristique, de s’ériger comme un hub régional, cette dernière a décidé de signer un accord de ciel ouvert avec l’Europe permettant ainsi une augmentation conséquente du nombre de passagers accueillis entre 2006 et 2014, faisant passer ce dernier de 5,6 millions à 12 millions. Ces dernières ont respectivement perdu 500 millions de dollars et 50 millions de DH par jour et se retrouvent en grande difficulté, mais elles arriveront tout de même à se relever contrairement à d’autres compagnies sur le continent.
Mais il ne faut pas être fataliste, les gouvernements africains peuvent mettre en place plusieurs démarches pour impulser la reprise de l’activité de leurs compagnies. La libéralisation du ciel me parait être la solution la plus probante et celle qui s’est prouvée la plus effective dans d’autres régions du monde. Il serait donc temps d’appliquer la Déclaration de Yamoussoukro qui permettra de contrer tous ces obstacles et encouragera la croissance du secteur et donc de la même façon, agira en catalyseur pour le développement. Ce qui est également important pour permettre aux compagnies aériennes de non seulement survivre à la crise, mais également de reprendre l’activité dans un contexte post-crise, c’est le soutien des États.
Challenge : selon votre étude, l’Afrique devrait se préparer cette année à une perte de 28 milliards de dollars, en termes de PIB sans compter que 3,1 millions de personnes sont exposées à la perte de leur emploi. Qu’en est-il du Maroc où la compagnie aérienne nationale Royal Air Maroc s’apprête à mettre en branle un plan social ? RAM a-t-elle le choix ?
Pour ce qui est des répercussions sur le PIB marocain, il est prévu que ce dernier enregistre une baisse allant de 3 à 6,5% pour l’année 2020. C’est la contraction la plus importante du PIB au cours des 25 dernières années. Le Fonds Monétaire international prévoit une récession de 3,7% de l’économie et une augmentation du chômage qui va passer de 9% en 2019 à 12,5% cette année.
En ce qui concerne la Royal Air Maroc, le transporteur aérien a été touché de plein fouet avec l’arrêt total de son activité. Il faut rappeler que la compagnie a perdu près de 50 millions de dirhams par jour depuis le début de la crise, ce qui a fortement impacté ses finances. De plus, l’IATA a émis des prévisions inquiétantes en ce qui concerne le secteur aérien marocain. Ainsi, le pays devra faire face à une perte de 4,9 millions de passagers en 2020 et un manque à gagner de 728 millions de dollars, ainsi qu’une perte de 225 000 emplois dans le secteur aérien. Pour la Royal Air Maroc qui assure une grande partie de l’activité aérienne marocaine, ces prévisions inquiètent davantage. Comme partout ailleurs, des décisions difficiles ont dû être prises pour minimiser les dégâts causés. La stratégie de la RAM est de préserver le maximum d’emplois tout en garantissant les intérêts de l’entreprise et pour y parvenir, l’entreprise devra réduire au maximum ses dépenses. Pendant le mois de juin déjà, le transporteur aérien s’est retrouvé en difficulté quant au versement du salaire de son personnel, ce qui l’a incité à demander un prêt garantit par le gouvernement. Il est certain que les décisions les plus difficiles seront celles qui seront prises dans les mois à venir. La compagnie prévoit d’ailleurs de dévoiler son plan social dans les jours à venir dans le cadre la loi de Finances rectificative. Mais ce qui est sûr, c’est que cette dernière devra envisager une réduction des dépenses qui peut prendre plusieurs formes pour bénéficier d’un soutien étatique. Il sera peut-être question de licenciements (dont certains ont d’ores et déjà été annoncés), de suspension de certaines dessertes, de vente ou location de certains de ses appareils ou encore de départs volontaires de certains salariés. Par ailleurs, la ministre des Transports a annoncé l’arrêt de l’embauche pour l’année 2021.
Challenge : d’après votre étude, au vu de la situation actuelle du secteur, les organismes compétents (IATA, AFRAA, OACI et CAFAC) ont encouragé les gouvernements africains à tenter de limiter les dégâts en prenant des mesures comme la subvention des compagnies nationales, la compensation directe des pertes pendant une certaine période ou l’allégement de leurs charges. Au Maroc, quels pourraient être l’appui gouvernemental et les mesures de sauvetage étatiques ?
L’Etat marocain a déjà procédé à la création d’un fonds de garantie qui devrait permettre à certaines entreprises publiques de lever les fonds nécessaires au développement et au renforcement de leurs activités. Dans le cas de la RAM, l’entreprise est dans l’attente de la loi de Finances rectificative pour découvrir de quel type d’aide elle pourra bénéficier de la part du gouvernement. Cela pourrait prendre plusieurs formes. L’État marocain pourrait par exemple, faire bénéficier le transporteur d’exonération sur certaines taxes ou cotisations, comme les cotisations patronales pendant un certain temps. Il serait également envisageable de suspendre certaines des dépenses de la compagnie pour l’aider à se relever de la crise. Il y a également bien sûr la mise en place d’un fonds d’aide sous forme de prêt direct, de subvention ou encore d’une ligne de crédit soumise à une garantie étatique qui pourraient être mis à la disposition de la RAM. Bien entendu, toute aide de la part du gouvernement sera sans doute soumise à des conditions, comme l’allègement des dépenses de la compagnie aérienne ou encore la présentation d’un plan de restructuration de cette dernière.
Challenge : au Maroc, le secteur touristique emploie 750.000 personnes de façon directe. Et sur les 12 millions de touristes qui visitaient le Royaume, nombreux d’entre eux sont transportés par RAM. Avec la décision de cette dernière de suspendre plusieurs dessertes internationales et les autres compagnies qui vont certainement faire de même, quelles seraient les conséquences sur le tourisme marocain ?
Le tourisme marocain a été impacté comme partout ailleurs, brutalement et il risque de continuer à l’être de manière prononcée. C’est réellement un impact considérable qui se fera ressentir dans le Royaume dans lequel l’industrie touristique représentait 6,9% du PIB en 2019. En juin, la ministre du Transport avait fait savoir que l’IATA prévoyait une baisse de 5 millions de voyageurs au Maroc, ce qui impactera sans doute l’économie à travers la baisse de l’entrée de devises, la baisse des recettes touristiques, mais également les employés du secteur par la suppression des emplois et la fermeture de certains établissements dans les cas les plus extrêmes. Il y aura également des répercussions sur les activités connexes comme la restauration, les commerces dédiés aux touristes et le secteur des voyages de façon générale.
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Le constat est d’ailleurs lourd pour le Maroc, puisque la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) a annoncé que l’industrie touristique de ce dernier était tout de même la 7ème plus touchée par la crise du Covid-19. On s’attend également à une variation négative du PIB marocain de 5% à cause de l’impact sur le secteur touristique. Toutes ces prospections sont indéniablement inquiétantes pour le Royaume. De ce fait, il est aujourd’hui incontestable que cela devrait motiver le gouvernement à mettre en place des mesures incitatives pour les touristes nationaux afin de pouvoir s’appuyer sur le tourisme domestique comme relai.