Pegasus et les élucubrations de Khabir l’espion [Par Adil Mesbahi]
Au croisement de la réalité et de la fiction, l’écrivain Adil Mesbahi tente de se frayer un chemin, à la recherche d’une vérité que nous saurons probablement jamais. Une affaire étatique d’un côté et un espion fictif de l’autre, pour un exercice léger qui sort des sentiers battus.
Acte 1 : Khabir…
Un numéro inconnu s’affiche sur le téléphone de Khabir, l’espion indépendant d’origine marocaine et formé par les services secrets français. Khabir ne répond pas. Le numéro insiste ! Khabir finit par décrocher.
― Monsieur Khalid, nous sommes heureux de vous confirmer votre vol et votre séjour à la Mamounia de Marrakech…
― Magnifique !
Pas un mot de plus de Khabir, son nom d’agent secret, qui dans la vie de tous les jours se prénomme Khalid. A peine raccroché, il s’empresse de consulter sa messagerie. Ce n’est pas un canular ! Un premier mail confirme le vol du prochain week-end et un deuxième le séjour de 2 nuitées dans la ville ocre. Ce qui le surprend, c’est qu’il s’agit d’un aller-retour depuis Bordeaux, alors qu’il réside à Paris ! Il check son courrier indésirable, à la recherche d’un Paris/Bordeaux, en avion ou en TGV. Aucune autre trace de réservation !
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Acte 2 : les Américains…
C’est l’heure du shoot quotidien de Khabir. Direction le jardin des Tuileries pour son heure de footing, sa drogue douce de la journée. A petites foulées jusqu’à l’entrée du jardin, il accélère progressivement la cadence pour atteindre son rythme de croisière. Une heure plus tard, le voilà en train de s’étirer à l’ombre de son arbre préféré, à quelques mètres de la sortie rue de Rivoli.
― Khalid, quelle surprise de vous voir ici !
La dame qui arrive de nulle part s’assoit sur le banc à un mètre d’un Khabir tout en sueur et essoufflé.
― La surprise est mienne ! Moi j’habite Paris, c’est vous qui habitez New York depuis votre dernier poste de chargée de mission à l’ambassade américaine en France.
― Absolument, mais comme vous le savez, les Américains adorent Paris. Et moi, Paris m’a manqué depuis cette maudite pandémie.
― Je vois ça.
― Trêve de Blabla, c’était un plaisir de vous avoir vu Khalid, depuis le temps.
― Depuis le temps, les poules n’ont pas eu de dents !
― Je n’ai pas compris !
― Comme à l’accoutumée, je vous laisse chercher.
Khabir sait que la rencontre avec l’Américaine est tout sauf un hasard. En prenant sa douche, il s’attarde à revoir la scène de leur bref échange, à la recherche d’un indice. A peine habillé, un mail notifie notre espion indépendant, ni au service de Jupiter ni au service de Sa Majesté. L’objet du mail « BlablaCar vous remercie de votre confiance et confirme votre trajet Paris/Bordeaux ». Pourtant, Khabir n’a pas de compte sur cette plateforme ! Il n’a pas non plus réservé de trajet ! Plus besoin de chercher l’objet de la soi-disant fortuite rencontre avec l’Américaine, car comme elle lui avait dit : « Trêve de Blabla… » ; BlablaCar !
Vendredi 07h00, Palais des congrès, Khabir attend son véhicule pour le trajet Paris/Bordeaux. Une banale Clio noire s’arrête devant lui.
― Salut Khalid, tu es le dernier passager. Moi c’est Fred, on voyage à quatre, ma femme Béa et moi jusqu’à Bordeaux, et Pam, une Américaine qui fait un petit bout de chemin jusqu’aux châteaux de la Loire.
― Salut Fred, il reste de la place dans le coffre pour ma petite valise de cabine ?
― Absolument ! Nous n’avons pas de bagage, car nous passons le week-end en famille, et l’Américaine a une valise du même format que la tienne.
Installé à l’arrière, Khabir n’est pas surpris de découvrir que la passagère n’est nulle autre que l’ex chargée de mission à l’ambassade américaine de Paris.
― Khalid, on peut parler librement, le couple à l’avant est des nôtres.
― Le contraire m’aurait étonné.
― Khalid, vous comptez faire quoi dans l’affaire Pegasus ?
― D’abord, comprendre !
― Donc vous ne ferez rien ?!
― Pouvez-vous m’aider à comprendre, d’abord ?
― Pourquoi ce week-end au Royaume ?
― Ah ! Ok, donc ce n’est pas vous les organisateurs. Moi-même, je ne sais toujours pas ! Ni qui m’invite et encore moins l’objet.
― Dans l’histoire, il y a quatre parties ; les Israéliens, les Marocains, les Français et nous. Par élimination, il reste les Israéliens et les Marocains.
…
― Cela confirme bien ma déduction.
― Laquelle ?
― Que la société israélienne éditrice de Pegasus et détenue en partie par les Américains n’est autre qu’un cheval de Troie de votre NSA.
― Comment ça ?!
― Tout le monde sait que la NSA espionne la planète entière. Référence aux leaks de Snowden. Et tout le monde connaît la puissance de votre Patriot Act de 2001 et de votre Cloud Act de 2018, preuve en est l’espionnage de trois Présidents français : Chirac, Sarkozy et Hollande, et dernièrement de la Chancelière allemande Merkel.
― Et alors ?
― La NSA est passée à un niveau au-dessus de l’espionnage de masse, elle fournit une arme de surveillance par ciblage à des États, pour savoir précisément ce qu’ils veulent espionner ! Encore plus fort que de savoir des choses sur un pays, la NSA sait ce qu’il veut savoir chez les autres ; amis et ennemis.
― Intéressant ! Et donc le cheval de Troie serait ce logiciel d’espionnage israélien, fourni à des États et des organisations qui intéressent les États-Unis. Et avec Pegasus, outil à petit prix, sous couvert de lutte contre le terrorisme et la criminalité, il s’agit de savoir qui espionne qui ? Somme toute, espionner directement les services d’espionnage de plusieurs pays et savoir dans le détail ce qu’ils ont espionné !
― Surtout que vos lois vous donnent le droit d’accéder à toutes les données stockées aux États-Unis. Du coup, l’agence réputée la mieux informée au monde sait tout ce que les clients de Pegasus savent, puisque ces informations sont en partie sur les serveurs d’Amazon Web Services, sur le sol américain. A la tête que vous faites, on dirait que ma déduction vous a convaincue !
― Peut-être bien que oui, peut-être bien que non !
― A part ça, dites-moi quelle issue de cette histoire vous souhaitez ?
― Nous y sommes ; enfin ! Les États-Unis souhaitent que les choses continuent comme aujourd’hui. Après tout, plus de 40 pays utilisent Pegasus et il n’est pas question de céder à ce « caca nerveux » des services français.
― Message bien reçu.
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Acte 3 : les Israéliens…
Vendredi 15h, aéroport de Bordeaux. Assis à un café avant de s’enregistrer pour Marrakech, un visage connu s’approche de Khabir.
― Khalid, mon ami !
― Gad, que fais-tu ici ?!
Une scène d’étreinte en pleine pandémie, entre deux amis d’enfance vaccinés.
― En vacances. Nous avons atterri ce matin à Paris et nous voilà à Bordeaux. Nous allons passer une semaine dans le Sud-Ouest, avec ma petite famille.
― Magnifique ! J’ai le temps de vous inviter à partager mon café ?
― Une autre fois Khalid, je dois récupérer une voiture de location et j’ai de la route avant de m’offrir une fraîche. Khalid, par contre c’est moi qui t’invite à Marrakech.
Il dit ça en s’en allant, avec un léger sourire et un clin d’œil complice. Pourtant, Khabir ne lui avait pas dit où il allait ! Ça aurait pu être un autre pays ou une autre ville au Maroc, surtout que Gad sait que son vieil ami vit entre Paris et Casablanca.
Acte 4 : les Marocains…
Marrakech enfin ! La chaleur de juillet est au rendez-vous, même en début de soirée. Malheureusement pour notre espion, rien ne s’est passé dans l’avion. Il n’est pas près de se détendre pour profiter de son court week-end aux frais des Israéliens.
― Bonsoir sidi Khalid, vous êtes parmi nous pour 2 nuitées, formule tout compris. Votre suite vous attend et pour votre information, le séjour a été réglé. Permettez-moi de vous rappeler que conformément à votre souhait, une table pour trois a été réservée pour le diner de ce soir à 22h.
Bonne nouvelle, Khabir sera vite fixé. Ses invités du diner vont bientôt l’éclairer, car il ne les avait bien entendu pas invités, pas plus qu’il n’avait réservé le BlablaCar, l’avion, le séjour ou la table du diner !
― Osman, Toufik, quel plaisir !
Osman et Toufik sont des amis de Khabir et fort probablement au service de la DGST pour le premier et de la DGED pour le dernier. Reste à savoir comment cela se fait qu’ils sont ses invités à Marrakech, alors qu’ils sont Rbatis !
― Mes amis, si je vous dis que ce sont les Israéliens qui nous ont invités !
― Khalid, tu veux dire que ce n’est pas toi, les 2 nuitées et l’invitation pour ce diner ? Et le mail que tu nous as envoyé ?
― Quel mail ?!
Nous décidons de faire honneur à nos hôtes et assez vite, l’affaire Pegasus s’invite !
― Khalid, que penses-tu que nos amis Israéliens souhaitent savoir ?
― Certainement notre stratégie. Pas celle affichée aux yeux du monde, notre stratégie cachée.
― Encore faut-il que nous ayons une stratégie ! car cette affaire se résume à conjuguer le verbe SAVOIR au pluriel : « Nous (Marocains) savons, Vous (Israéliens) savez, Ils (Américains et maintenant Français) savent » !
Bien reposé pour le reste de son court séjour à Marrakech, notre espion aux deux visages de retour en France s’attend à revoir Gad dans la semaine. A moins que Pegasus n’ait été installé sur le smartphone d’Osman, de Toufik, ou même le sien ! Ils n’iraient pas jusque-là nos amis israéliens ! Encore est-il que Khabir n’a pas eu à rendre compte à Gad. Décidément, ils sont forts ces Israéliens.
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Acte 5 : et les Français.
Assis seul à une terrasse de café parisien, Khabir est en mode studieux et semble faire le point. Il se dit que le message des Américains lui a été passé dès le début, que la stratégie des Marocains lui a été précisée, et que les Israéliens ont vraisemblablement été rassurés. Dans le topo, il ne manque que les Français.
― Khabir, c’est sympa de m’inviter à déjeuner, comment savais-tu que j’étais à Paris en ce début août ? Ne me dis pas que tu as piraté mon smartphone avec Pegasus !
― En tant qu’ancien DGSE, actuel expert cyber et éminent membre de la Cyber TaskForce, tu dois savoir si ton smartphone est clean. D’ailleurs, tu as certainement installé Tehtris pour en être sûr. Tu sais bien, le fameux outil développé par tes anciens collègues, capable de repérer le Pegasus israélien.
― Khabir, je plaisante ! Mais, dis-moi ce que tu penses de cette affaire, toi qui as été formé par nos services, avant certainement de proposer les tiens à nos amis marocains.
― Je n’ai jamais appartenu à un service, je suis en avance sur mon temps ; espion indépendant. Et pour te répondre, voilà mon avis sur le sujet. Les Américains espionnent la terre entière, Chirac, Sarkozy et Hollande compris. Les Marocains espionnent peut-être quelques milliers de personnes grâce aux Israéliens. Et les Français acceptent le fait d’être espionnés par les Américains, mais pas l’idée de l’être par des Marocains ! Somme toute, l’affaire Pegasus n’est rien d’autre qu’une histoire d’égos de services.
― Vraiment mon Khabir ! tu ne crois plutôt pas que c’est un excès de zèle d’une ONG ?
― Voyons ! Une ONG qui concentre ses attaques sur un seul pays ! Une ONG aussi bien informée ! Et informée par qui ? On se le demande !
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Ainsi, Khabir et son ami ancien espion français finissent sur une note plus détendue, car convaincus que les services savent dépasser ce genre d’affaires qui sont plus de l’ordre du message. Un simple message qu’on s’adresse occasionnellement et indirectement entre services, question de dire qu’on SAIT.
Avertissement : Khabir est une œuvre de pure fiction
Par Adil Mesbahi, écrivain
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