Phosphate : enjeux mondiaux de la sécurité alimentaire et impacts de la guerre en Ukraine [Par Charaf Louhmadi]
Face à une démographie mondiale galopante, on estime à 10 milliards le nombre d’individu à l’horizon 2050, une production durable des engrais est de ce fait un enjeu majeur du 21ème siècle. Le Royaume, avec plus de 70% des réserves de phosphate mondial, dont la demande mondiale ne cesse de croître, s’inscrit en quelque sorte en garant et acteur clé de l’alimentation mondiale sur les prochaines décennies. Le groupe OCP détient une double responsabilité, à la fois locale et internationale compte-tenu des enjeux liés à l’alimentation de la planète et la nourriture de son sol.
On retrouve le phosphore dans tous les organismes, humains, végétaux et animaux. Il est en outre un composant essentiel des engrais organiques et minéraux, lesquels sont indispensables dans le milieu agricole. Le Royaume a découvert sur son territoire les plus importants gisements mondiaux de phosphate, sous forme de roches sédimentaires, constituées il y a des millions d’années par l’accumulation de matières organiques présentes dans les fonds des océans. Au Maroc, l’extraction de la roche phosphatée est effectuée par l’OCP SA (anciennement OCP- Office Chérifien des Phosphates), entreprise nationale et leader mondial spécialisé dans cette extraction et en assurant l’exportation à travers le monde. La création du groupe remonte à 1920, suite à la découverte d’un gisement de phosphate à Khouribga.
L’exploitation et la production de cette mine a démarré en 1921 et le sultan Moulay Youssef, père du Roi Mohammed V, s’y était rendu en 1923. Des sites chimiques ont été implantés quelques décennies plus tard, dans la ville de Safi dans les années 1960 puis à Jorf Lasfar en 1984. D’autres gisements ont par ailleurs été découverts à Youssoufia en 1931 puis à Ben Guerir au milieu des années 1970. Mostafa Terrab dirige la multinationale marocaine depuis 2006. Les exportations du pays couvrent à la fois la roche phosphatée, soit le phosphate brut, les engrais intermédiaires (par exemple, l’acide phosphorique utilisée dans les industries pharmaceutique et textile), et enfin les engrais phosphatés. Les produits phosphatés sont d’une utilité vitale pour les plantes. Ils permettent, en l’occurrence, le développement de leurs racines, l’accroissement de la formation des fleurs, et une catalyse de la production des fruits et des graines.
La production mondiale annuelle de phosphate est estimée à 240 millions de tonnes par an. Près de 69 milliards de tonnes de réserves en phosphate sont à ce jour exploitables à l’échelle planétaire dont environ 50 milliards de tonnes au Maroc. Les scientifiques estiment l’existence de plus de 300 milliards de tonnes de ressources en phosphate naturel dans la planète sont potentiellement exploitables. Ces mêmes spécialistes estiment que les réserves mondiales en phosphate pourront durer plusieurs siècles.
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Le Maroc concentre plus de 70% des réserves mondiales de phosphate, source de nutriments essentielle, le phosphate et particulièrement le phosphore dont il est la source naturelle, étant vitaux pour la vie et la croissance des plantes. La nourriture de la planète passe incontestablement par la nourriture de son sol. Le trio phosphore, potassium et azote (qu’on note NPK) sont essentiels aux engrais. Ces derniers permettent de meilleurs rendements agricoles et par ricochet participent à nourrir la planète.
Le mastodonte OCP, leader international de l’industrie du phosphate
Le groupe marocain OCP, majoritairement détenu par l’Etat et leader mondial de l’extraction et de l’exportation de phosphate, a réalisé une excellente année 2021, affichant un chiffre d’affaires de 84,4 milliards de dirhams, soit une hausse de 50% par rapport à l’année 2020. Ce bond significatif est porté par les conditions de marché, précisément dans une tendance haussière, où les tensions sur les prix du phosphate et une demande mondiale soutenue, ont manifestement conduit à une double réaction des partenaires internationaux du groupe : amplification et accélération des importations.
Le chiffre d’affaires du géant avait augmenté de 14,5% entre 2017 (48,5 MMDH) et 2018 (55,9 MMDH), avant de subir une légère baisse en 2019 de l’ordre de 3%. L’année 2021 est donc exceptionnelle, portée par de très bons résultats au quatrième trimestre (+84% par rapport au trimestre 2020) et les conditions de marché actuelles laissent à présager une hausse continuelle des ventes dans les mois et années à venir.
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Les investissements de l’OCP ont également progressé de 37% entre 2020 et 2021, le montant total des investissements annuels en 2021 étant de l’ordre de 13,2 milliards dont plus de 45% soient 6 milliards de dirhams, ont été injectés au cours du quatrième trimestre. On en déduit une accélération des investissements du groupe. Par ailleurs, OCP avait réalisé une émission obligataire de plus d’1,5 milliards de dirhams en juin 2021. En 2017, le groupe avait annoncé des projets d’investissements gigantesques, de l’ordre de 100 milliards de dirhams, en vue de doubler sa quantité produite à l’horizon 2027 et ainsi pouvoir répondre à plus de la moitié de la demande additionnelle à l’échelle mondiale.
La stratégie africaine du groupe OCP
Le groupe OCP a pleinement intégré le continent africain dans sa stratégie d’exportation internationale. Son chiffre d’affaires en Afrique a atteint 5,9 milliards de dirhams en 2019. En 2017, les exportations africaines du groupe représentaient déjà 15% du chiffre global. L’Afrique subsaharienne constitue le principal canal d’exportation, notamment dans les engrais, où le groupe contrôle plus de 30% du marché subsaharien, dont plus des deux tiers d’engrais phosphatés. Rappelons ici que l’OCP a accéléré sa production d’engrais, une production qui représentait plus de 54% de sa production en 2017. En 2016, un accord de 3 milliards d’euros avait été signé entre le groupe marocain et l’Etat Ethiopien en vue de produire du phosphaté et non phosphaté.
Le marché mondial des engrais en Afrique reste toutefois limité à l’échelle de la planète, moins de 3% du marché mondial en 2017, en termes de volume. Pour autant, l’Afrique est l’un des continents les plus touchés par la famine, d’où la nécessité d’y accélérer la production et l’exportation de ces catalyseurs agricoles, ce que le groupe OCP a naturellement priorisé, s’appuyant depuis maintenant plusieurs années sur le potentiel du marché africain pour répondre à ses besoins spécifiques.
La taille réduite de ce marché en Afrique réduit par ricochet la concurrence du groupe OCP, on y trouve notamment comme principaux concurrents : Le géant saoudien Ma’aden en Afrique de l’Est, dont la proximité géographique favorise les exportations d’engrais; des fonds d’investissements internationaux qui traitent des matières premières, comme Swiss Singapore ou Export Trading Group, notamment du phosphate chinois revendu en Afrique; la multinationale norvégienne Yara, qui produit en Afrique des engrais essentiellement non phosphatés comme l’ammoniac ou l’urée; des distributeurs internationaux, comme Solevo ou encore Export Trading Group, assurant l’achat et la vente de volumes largement plus faibles que ceux du groupe OCP.
Les partenariats stratégiques et internationaux du groupe OCP
Le groupe marocain a récemment renforcé son partenariat avec le géant américain Koch, une des plus grandes entreprises américaines non cotées dont l’actionnaire majoritaire, Charles Koch, est actuellement la 27ème fortune mondiale selon Forbes. En 2021, le conglomérat Koch, dont les activités varient de la finance à la pétrochimie en passant par l’agro-industrie, a réalisé un chiffre d’affaires de 115 milliards de dollars. L’OCP a annoncé le 2 mars 2022 la création d’une coentreprise avec Koch Ag & Energy Solutions, filiale du mastodonte américain et spécialisée entre autres dans les services agronomiques et les fertilisants. L’objectif du partenariat vise le développement des procédés de production d’engrais sur le site de Jorf Lasfar. La collaboration prévoit l’acquisition par l’américain Koch, à hauteur de 50%, d’une des usines d’OCP à Jorf Lasfar.
Il s’agirait de Jorf Fertilizer Company III (JFC III). A noter que les deux géants travaillent étroitement ensemble depuis plus d’une décennie, l’OCP vendant les engrais à Koch et ce dernier livrant au groupe marocain du soufre et de l’ammoniac. Outre cela, le groupe OCP souhaite, à travers ce partenariat, étendre sa distribution d’engrais à un espace géographique plus large et accentuer ses exportations vers le Brésil, grand pays agricole, qui subit de plein fouet les conséquences actuelles de la guerre en Ukraine. L’expertise mondiale de Koch permettra également de perfectionner l’efficacité opérationnelle de l’usine JFC III. A noter que l’OCP bâtit des partenariats internationaux depuis des années, sous forme entre autres de coentreprises implantées au complexe industrialo-portuaire de Jorf Lasfar, et on citera à titre d’exemple les divers partenariats avec l’Emirati Adnoc, le Belge Prayon, l’Espagnol Fertinagro Biotech ou encore l’Américain Bunge.
Les financements de la recherche et de l’excellence académique
La ville de Ben Guerir est devenue, en l’espace de quelques années, un des épicentres de l’excellence académique et universitaire marocaine. Située à quelques dizaines de kilomètres au nord de Marrakech, et historiquement connue pour sa mine de phosphate ainsi que sa base militaire aérienne, elle comprend depuis 2017 le campus de l’université Mohammed-VI-Polytechnique (UM6P). Ce campus, voulu à l’américaine, et entièrement financé par l’OCP, s’étend sur plus de 33 hectares au cœur de la ville verte de Ben Guérir. L’UM6P, qui a pour ambition de devenir une université de rang mondial, attire d’ores et déjà des talents internationaux via des sélections sur dossier.
On compte en 2021 plus de 2.000 étudiants, plus d’une trentaine de programmes variés aussi bien généralistes que spécialisés, et des laboratoires disposant d’équipements de pointe. Le site, comprend aussi le LYDEX, lycée d’excellence également financé par l’OCP, et dont plusieurs de ses élèves ont pu intégrer l’Ecole Polytechnique à travers un cursus en classes préparatoires. Le taux d’intégration du Lydex à l’X en 2020 rapporté au nombre d’élèves, rivalise avec les meilleurs lycées parisiens. Le campus universitaire se veut également écologique, on y trouve notamment des espaces verts fortement économes en eau.
Par ailleurs, l’OCP a lancé un programme social permettant aux élèves défavorisés, dans les régions reculées du Royaume, notamment en zone rurale, de pouvoir intégrer le site de Ben Guérir. Le géant du phosphate octroie également des bourses de mérite aux marocains ayant accédé aux grandes écoles françaises.
Phosphates : quels sont les impacts de la guerre en Ukraine ?
La guerre en Ukraine accentue les tensions sur les prix du phosphate et des engrais. Pour cause, le Ministère de l’industrie et du commerce russe, a recommandé aux entreprises nationales de suspendre leurs exportations. Les niveaux du phosphate étant à des maximums historiques, jamais atteints depuis début 2013, le cours a bondi de +145% entre avril 2020 et janvier 2022 dépassant 173$. Des cours qui vont probablement continuer à grimper à un rythme encore plus rapide, du fait du prolongement du conflit en Ukraine et des sanctions économiques conséquentes infligées par les Etats-Unis et l’Union Européenne à la Russie.
Cette hausse des prix, entamée depuis le début de la crise du covid-19, est des plus favorables au géant OCP. Le groupe marocain, dont l’actionnaire majoritaire est pour rappel l’Etat à hauteur de 95% (5% des parts sont détenus par la Banque Centrale Populaire) bénéficie d’une conjoncture économique et sectorielle mondiale avantageuse, d’une part du fait des tensions sur la demande internationale, aussi bien sur le phosphate brut que sur les engrais, et d’autre part du fait de la nature oligopolistique de ce marché dont les principaux protagonistes sont les Etats-Unis, le Maroc, la Chine, la Russie et l’Egypte, et sachant que l’essentiel de la production chinoise et américaine est adressé au marché domestique, ce qui explique la position de leader mondial du groupe OCP en termes d’exportations de phosphates.
Soulignons que la Chine et le Maroc produisent à eux-seuls plus des deux tiers de l’offre mondiale de roches phosphatées, et que le Royaume possède plus de 71% des réserves mondiales, soient plus de 50 milliards de tonnes, très loin devant la Chine (3 milliards de tonnes) ou encore le Brésil (1,7 milliards de tonnes).
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A noter que par la Russie passent plus de 13% des échanges de produits intermédiaires d’engrais, 16% d’engrais finis et 40% de nitrate d’ammonium, cet engrais à haute teneur en azote, et qui risque de voir son prix s’envoler. Le Brésil, grande puissance agricole et dont la Russie est un partenaire économique stratégique, voire vital, est un des pays les plus affectés du fait de sa très conséquente production mondiale de céréales, dépendante de nitrate, et de sa consommation de plus de 60% d’engrais azotés russes. La guerre en Ukraine est donc très corrélée aux prix des produits alimentaires, le président Poutine ayant par ailleurs averti la communauté internationale du risque d’inflation mondial, systémique et prolongé des produits alimentaires. Si la hausse des cours des engrais est favorable à l’économie du Royaume, il existe toutefois des impacts économiques négatifs liés à la guerre russo-ukrainienne.
Le Maroc étant importateur de gaz et d’ammoniac, deux éléments centraux dans la production de phosphates et d’engrais, les coûts de production devraient augmenter et venir corriger sensiblement la hausse des prix des engrais. Le gaz naturel, dont les prix ont significativement grimpé, intervient dans les procédés de production des engrais phosphatés, notamment dans le séchage des roches.
L’Egypte n’est pas concernée par cette double dépendance du fait de ses récentes découvertes de gisements de gaz naturel et de ses réserves d’ammoniac. Ce qui la place dans un positionnement concurrentiel non négligeable vis-à-vis du Royaume. Le cours des contrats à termes sur le TTF néerlandais, indicateur de référence du gaz européen, sont particulièrement volatils, atteignant au cours des dernières semaines des niveaux records, notamment sur les courtes maturités : le prix du contrat à terme mature en avril 2022, passe de 98€ à date du 28 février à 227€ le 07 mars.
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Cela s’explique par la dépendance gazière de l’Europe vis-à-vis de la Russie, premier exportateur de gaz naturel au sein du continent, et fournissant plus de 40% des importations européennes. Le groupe OCP qui mise, par le biais d’investissements colossaux, et depuis plusieurs années sur l’efficacité opérationnelle, la recherche et le développement et l’optimisation de ses coûts de production, est a priori en mesure de limiter les pertes relatives aux tensions sur le gaz et l’ammoniac.
Charaf Louhmadi est ingénieur financier au sein de Natixis France, auteur de l’ouvrage «Fragments d’histoire des crises financières» et intervenant au sein du pôle Léonard de Vinci, ainsi qu’à IMT Atlantique. Il publie des chroniques économiques et financières pour la presse espagnole et portugaise dans «RankiaPro Europe Magazine».