Pourquoi les Etats-Unis font trembler les banques de la planète
Banque. Depuis la crise des subprimes qui a éclaté en 2007, les Etats-Unis exercent sur les banques une pression sans relâche; elle touche non seulement les banques américaines mais toutes les banques de la planète. Les sanctions en milliards de dollars pleuvent pour différents motifs ; responsabilité dans la crise des subprimes à l’origine parmi d’autres facteurs de la crise financière mondiale de 2008, contournement d’embargos imposés par les USA à certains pays, assistance fournie aux ressortissants américains en matière de fraude fiscale. par Chentouf Abdel hafid
Les Etats-Unis se présentent sur la scène internationale comme un Etat à part, aucun autre Etat ne lui ressemble ; sa puissance est multiple ; elle est militaire, économique, financière, culturelle et technologique. Ces ingrédients, ajoutés au fait que sa monnaie, le dollar, est la monnaie de référence à l’échelle mondiale, font que ses lois ont parfois un caractère extraterritorial du fait qu’elles produisent des effets sur l’ensemble de la planète et échappent à la règle de la territorialité des lois qui enseigne qu’une règle juridique n’est applicable que sur le territoire de l’Etat qui l’adopte. Toute personne, qu’elle soit physique ou morale, peut être amenée à rendre des comptes aux autorités américaines sur la base du droit américain abstraction faite de la nationalité, de la résidence, du siège social ou de tout autre critère. Ce caractère extraterritorial des lois américaines est souvent critiqué par les juristes et les hommes politiques à travers le monde. Dans une tribune publiée dans le journal le Monde du 9 juillet 2014, Michel Rocard, ancien Premier Ministre français, écrit en réaction à la condamnation de BNP Paribas, que les « les Etats-Unis sont coupables d’abus de pouvoir international » et appelle à la révision du droit international qui laisse à chaque Etat la liberté de définir sa compétence pénale internationale. Pour traduire davantage l’amertume des français, il ajoute que l’amende infligée à PNP Paribas marque un jour funèbre pour l’Europe « parce que quelle que soit la dette de 1944, c’est une nouvelle forme d’occupation que nous voyons se développer». C’est une phrase très dure de la part d’un ancien Premier ministre d’un pays allié des USA qui va jusqu’à considérer la politique américaine en Europe comme une nouvelle occupation.
La banque française, BNP Paribas, vit actuellement un cauchemar en affrontant cette dure réalité ; elle subit les foudres de la justice américaine pour avoir réalisé par le biais de sa filiale suisse des opérations jugées non conformes à la loi américaine. Accusée d’avoir violé l’embargo américain imposé à certains pays (Cuba, Iran, Soudan), la banque française s’est vu infligée une amende astronomique jamais appliquée par la justice américaine à une banque étrangère ; son montant atteint 8,9 milliards de dollars soit l’équivalent de 10% du PIB du Maroc.
Cette affaire, qui fait l’objet d’enquête de la part de la justice américaine depuis plusieurs années, n’a pas laissé indifférents les responsables politiques français et européens. Au contraire, ils se sont tous mobilisés pour défendre le fleuron de la banque française ; un seul chiffre; BNP Paribas emploie plus de 180.000 salariés répartis sur 75 pays à travers le monde. Le Président de la République François Hollande est intervenu en personne dans cette affaire en saisissant l’occasion de la présence en France du Président américain Barack Obama à l’occasion du 75ème anniversaire du débarquement, pour discuter de ce dossier qui a pris en France une tournure nationale. Il lui a adressé aussi un écrit pour l’alerter sur le «caractère disproportionné des sanctions envisagées » contre la banque française. Même le Front National, parti d’extrême droite, est monté au créneau pour défendre la banque française au nom de l’intérêt national ; «c’est une affaire éminemment politique qui intéresse directement l’Etat français» assure ce parti dans un communiqué. Selon certaines informations publiées dans la presse, la pression franco-européenne a donné ses fruits en permettant à BNP Paribas d’éviter le pire ; l’amende aurait pu atteindre le chiffre de soixante milliards de dollars compte tenu de l’ampleur des opérations litigieuses. BNP Paribas n’aurait pas survécu à une telle sanction. Et à ce niveau, on ne peut pas éviter la question de savoir comment les responsables français pourraient justifier leurs interventions dans cette affaire judiciaire, alors qu’ils ne ratent aucune occasion pour rappeler aux autres que la justice est indépendante dans les pays démocratiques et que toute interférence n’a pas lieu d’être. Les choses sont claires; les Etats occidentaux oublient tous les principes lorsque leurs intérêts sont en jeu. Résultat : ils sont mal placés pour donner des leçons de morale aux autres nations.
Quelles sont les fautes commises par la banque française ?
Les autorités américaines reprochent à BNP Paribas d’avoir violé d’une manière délibérée et pendant une longue période, l’embargo américain imposé à certains pays (Cuba, Iran, Soudan) malgré des mises en garde des autorités américaines et de grands cabinets d’avocats basés à New York. BNP Paribas n’est pas la seule banque européenne à subir les foudres de la justice américaine pour le même motif; d’autres banques ont été sanctionnées. En 2012, la banque britannique HSBC a payé une amende de 1, 9 milliard de dollars, le néerlandais ING a écopé d’une amende de 619 millions de dollars et le britannique Standard Chartered a été condamné à payer une amende de 667 millions de dollars. Viennent ensuite, le Crédit Suisse (536 millions de dollars en 2009), ABN Amro (500 millions de dollars en 2010) et Barclays (298 millions de dollars). D’autres banques européennes font l’objet actuellement, selon des informations publiées par certains journaux, d’investigations de la part des autorités américaines pour ne pas avoir respecté les sanctions américaines imposées à certains pays. Parmi ces banques figurent les banques françaises ; la Société Générale et le Crédit Agricole, les banques allemandes Deutsche Bank et Commerzbank et la banque britannique RBS.
Ce qui irrite le plus les Européens dans toutes ces affaires, c’est l’application extraterritoriale de la loi américaine pour des opérations réalisées sur le territoire européen en conformité avec le droit bancaire européen. BNP Paribas a réalisé les opérations frappées de sanctions dans le respect total des règles européennes. C’est ce qui a été confirmé par le gouverneur de la Banque de France en personne en déclarant « nous avons vérifié que toutes les transactions étaient conformes aux règles, lois, règlements européens et français » et même à celles des Nations Unies. Les Etats-Unis décrètent des embargos unilatéralement et interdisent aux ressortissants de pays tiers de traiter avec les pays sous embargo. En 2013, environ 70 pays étaient sous le coup de sanctions américaines alors qu’il n’existait qu’une dizaine de régimes de sanction imposés par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. De nombreux pays se sont indignés contre la pratique des sanctions unilatérales prises en dehors du concert des Nations Unies, mais sans résultat. En 2002, l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté une résolution par 133 voix pour et 2 voix contre (USA et Israël) exprimant sa préoccupation au sujet des « répercussions des mesures économiques coercitives extraterritoriales imposées unilatéralement en matière de commerce et de coopération financière et économique ». L’Assemblée Générale des Nations Unies demande que soient « abrogées les lois de caractère unilatéral et extraterritorial imposant aux sociétés et ressortissants d’Etats tiers des mesures coercitives contraires au droit international ». Inutile de préciser que cette résolution n’a produit aucun effet ; les intérêts stratégiques des Etats-Unis priment sur tout, y compris les résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies.
Le dollar : une monnaie au service des intérêts stratégiques des Etats-Unis
Si les transactions effectuées par BNP Paribas sont « légales » au regard du droit européen, elles ne le sont pas du côté américain. Selon la loi américaine, toute opération en dollar doit être conforme à la réglementation américaine. Une banque de la taille de BNP Paribas avec tout son staff de conseillers juridiques et de spécialistes de conformité (compliance) ne peut pas ignorer une telle réglementation. Il s’agit sans doute d’une mauvaise appréciation du risque juridique des opérations traitées. D’autres banques européennes ont commercialisé le pétrole et le gaz de pays sanctionnés par les USA, mais elles ont eu l’intelligence de réaliser les opérations en euros et non pas en dollars. Le dollar est une arme fatale entre les mains des Etats-Unis. BNP Paribas est sanctionnée parce qu’elle a traité en dollars des transactions avec des pays placés sous embargo. Pour Michel Rocard, les Etats-Unis viennent de « choisir la voie juridique pour annoncer au monde qu’ils renoncent, dans leur gestion du dollar, à la priorité de faire du dollar une monnaie de transaction internationale assurant la sécurité des opérations de tous ceux qui l’utilisent au profit d’une nouvelle priorité selon laquelle « le dollar est une monnaie au service des intérêts géopolitiques des Etats-Unis ». Plusieurs voix s’élèvent pour soutenir qu’il devient urgent de trouver une autre monnaie pour remplacer le dollar, mais la tâche ne semble pas facile. Aucune autre monnaie n’est prête pour le moment, y compris l’euro et le yuan chinois. Le dollar, monnaie de réserve du monde, domine le commerce mondial et les marchés financiers. Selon les chiffres de la Banque des Règlements Internationaux, 87% des échanges sur les marchés des devises ont une composante en dollars. De même, le financement du commerce mondial est libellé à 81% dans la monnaie américaine, devant le yuan chinois avec 8,7 et l’euro avec 6 %. Pour éviter le risque juridique lié au paiement en dollars, plusieurs opérateurs économiques tentent d’opter pour d’autres monnaies. Sous la menace du durcissement des sanctions américaines contre la Russie, le géant gazier Gazprom travaille avec ses clients pour passer du dollar à la monnaie européenne ; 90 % de ses clients ont déjà abandonné le dollar. La Chine de son côté cherche à réduire sa dépendance au dollar et travaille en même temps pour faire du yuan une monnaie internationale. La part de sa devise dans le financement du commerce international est passée, selon SWIFT, de 1,9 en 2012 à 8, 2 en 2013.
Outre le montant de l’amende de 8,9 milliards, les autorités américaines interdisent pour une durée d’une année à BNP Paribas, d’effectuer des paiements en dollars pour le compte de négociants en pétrole et en gaz. Pendant toute cette période, ses grands clients opérant dans le secteur de négoce de pétrole et de gaz seront obligés de s’adresser à d’autres banques. C’est une sanction très sévère pour une banque de la taille de BNP Paribas, qui d’ailleurs, se trouve parmi les cinq premières banques au monde opérant dans ce secteur. La limitation de la sanction aux paiements relatifs au négoce du pétrole et du gaz est due au fait que les opérations reprochées à BNP Paribas portaient sur ces deux matières.
Pourquoi les sanctions contre BNP Paribas sont-elles aussi sévères ?
La sévérité des sanctions s’explique par une multitude de facteurs. Tout d’abord, l’hostilité de l’opinion publique américaine qui reproche à son gouvernement d’être trop mou vis-à-vis des banques, responsables de la crise financière, et de continuer à appliquer le principe ‘too big to jail » ( trop grande pour mettre en prison ». Ce sentiment anti-banques ne peut être ignoré par les hommes politiques, compte tenu surtout de l’approche des élections de mi- mandat. En effet, lors d’une audition au Congrès, le ministre américain de la Justice déclare «je crains que la taille de certaines institutions ne soit si grande qu’il devient difficile pour nous de les poursuivre ; si vous les inculpez, cela aura un impact négatif sur l’économie américaine et peut être même sur l’économie mondiale ». L’autre facteur, c’est que la banque française s’est permis de violer la loi pendant une longue période en brouillant les pistes pour camoufler les opérations incriminées. Selon le ministre américain de la Justice «BNP Paribas a déployé d’énormes efforts pour dissimuler des transactions interdites, brouiller les pistes et tromper les autorités américaines ». Un autre facteur et pas des moindres, les Etats-Unis, de plus en plus hésitants à recourir à la force militaire, tentent de faire de sa puissance financière, un levier important de sa politique étrangère. Par ailleurs, la conjoncture politique internationale n’est pas étrangère à la sévérité de la sanction imposée à la banque française. Certains y voient un message clair à destination de la Russie qui se trouve sous la menace de durcissement des sanctions financières dans le cadre de la crise ukrainienne.
Le traitement réservé à BNP Paribas comporte un autre aspect qui n’est pas sans gravité ; elle a été poussée par les autorités américaines à plaider coupable, c’est-à-dire à reconnaître les fautes qui lui sont reprochées. C’est grave pour l’image d’une banque. Théoriquement, le « plaider coupable » signifie le retrait de la licence ; en d’autres termes, la signature de la peine de mort. Conscientes de la gravité d’une telle décision et des conséquences qu’elle pourrait produire sur l’économie américaine et même l’économie mondiale, les autorités américaines ont limité la sanction à l’interdiction pour BNP Paribas de traiter en dollars les opérations de négoce de pétrole et de gaz. C’est dire que le principe américain «too big to jail » n’est pas totalement abandonné. Les dégâts laissés par la faillite en 2008 de la banque Lehmann Brothers sont toujours présents dans les esprits.
Les banques étrangères ne sont pas seulement sanctionnées pour violation d’embargos décrétés par les Etats-Unis, elles le sont aussi pour des raisons fiscales. La banque la plus durement sanctionnée est le Crédit Suisse qui a accepté de payer une amende de 2,6 milliards de dollars et de plaider coupable pour avoir aidé des contribuables américains à échapper au fisc, en leur ouvrant des comptes secrets en Suisse. Sa compatriote UBS, a accepté pour des faits similaires, de payer une amende de 780 millions de dollars mais sans plaider coupable. D’autres banques suisses sont sur la sellette pour les mêmes accusations et les factures risquent d’être trop salées.
Toujours dans le cadre de la lutte contre l’évasion fiscale des contribuables américains, les Etats-Unis ont adopté une loi connue sous le nom FATCA (Foreing account tax compliance act) dont les effets s’étendent à toute la planète. Depuis le premier juillet 2014, toutes les banques du monde et autres organismes financiers sont tenus de déclarer au fisc américain toutes les opérations exécutées pour le compte des « US person » et ce, sous peine d’une sanction très lourde, soit 30 % de leurs flux en provenance des Etats-Unis. C’est un risque énorme qui fait trembler les banques de la planète. Pour se conformer à cette loi, toutes les banques doivent s’enregistrer auprès du fisc américain (l’Internal Revenue Service). Plus de 77.000 organisations financières et 80 pays, y compris ceux réputés pour leur secret bancaire comme la Suisse et le Luxembourg, ont déjà adhéré à ce système. Certaines banques ont préféré, compte tenu de la gravité du risque de non conformité, ne plus traiter avec les ressortissants américains. La grande banque allemande Deutsche Bank aurait déjà demandé aux clients américains de sa succursale belge, de clôturer leurs comptes. Le Maroc n’a pas encore adhéré à la FATCA mais les négociations seraient déjà en cours.
Par cette loi, les Etats-Unis introduisent un changement de taille dans l’activité des banques. Jusqu’à présent, leur activité consiste à collecter l’épargne, octroyer les crédits et gérer les moyens de paiement. A partir du premier juillet 2014, les banques du monde entier se voient confier une autre mission, celle de « gendarmes » travaillant pour le compte des Etats-Unis en leur communiquant d’une manière automatique des renseignements destinés théoriquement à la lutte contre l’évasion fiscale, mais rien ne garantit qu’ils ne seront pas utilisés à d’autres fins.