Education

Saïd Amzazi : « Enseigner les matières scientifiques en langues étrangères est un impératif de justice sociale »

Cela fait près de 30 ans que le Maroc a adopté la langue arabe dans l’enseignement des matières scientifiques depuis le primaire jusqu’au baccalauréat. Un état de fait qui a créé une véritable fracture linguistique entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur où ces matières sont étudiées en français. Résultat : seul 1 étudiant sur dix parvient à décrocher sa licence en 3 ans, et 30% des bacheliers scientifiques préfèrent finalement s’inscrire dans des filières de sciences humaines et sociales en arabe pour fuir la question des langues. Mais la sphère scientifique n’est pas la seule à pâtir du niveau en langues étrangères des élèves. Saïd Amzazi, ministre marocain de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, fait le tour de la question dans cette interview.

Challenge : Le projet de loi-cadre sur le système éducatif stipulant l’enseignement des matières scientifiques et techniques en langue étrangère divise non seulement au Parlement mais l’opinion publique également. Quel est actuellement l’état des lieux en ce qui concerne l’apprentissage dans les matières scientifiques et techniques ?

Saïd Amzazi : Notre pays a vécu globalement deux expériences majeures en matière d’éducation : celle du lendemain de l’indépendance, qui a donné des cadres parfaitement bilingues, et qui ont formé l’essentiel de l’élite nationale, et celle de l’arabisation, initiée il y a plus de 30 ans et qui continue de fournir nos cadres actuels.

Depuis 1990, tous les bacheliers issus des établissements publics ont donc étudié les matières scientifiques en arabe pendant tout leur cursus.

Notons au passage que l’enseignement de l’économie, des sciences de gestion, de la comptabilité et des mathématiques financières dans les filières du secondaire qualifiant n’a jamais été arabisé, pas plus que les sciences de l’ingénieur dans les filières du secondaire qualifiant (Sciences Technologiques Mécanique ou Electrique). On est d’ailleurs en droit de s’interroger sur la logique de ces « exceptions » à l’esprit d’arabisation globale qui a présidé à la réforme des années 70 et 80 ?

Comment expliquez-vous cette fracture linguistique entre le secondaire et l’université au Maroc, provoquée par le changement de langue d’enseignement auquel se trouvent confrontés les étudiants marocains des filières scientifiques du système public ?

L’entrée à l’université est déjà, à la base, un cap difficile à franchir pour le bachelier, qui doit s’adapter à un nouvel environnement et à de nouvelles méthodes pédagogiques en passant de la classe à l’amphithéâtre, adopter un nouveau rythme de travail et devenir totalement autonome. S’il choisit une filière scientifique, il devra en outre faire face à un changement de langue véhiculaire et se trouvera acculé à jongler entre des prérequis arabisés et un nouveau savoir dispensé en français. Une situation qui ne peut qu’impacter encore plus son intégration et son rendement, et donc ses chances de réussite. Soulignons au passage le taux alarmant de déperdition que nous enregistrons à l’université : dès la première année, un étudiant sur quatre quitte l’université sans même avoir passé l’examen du premier semestre !

Nombreuses sont les conséquences déplorables de cette fameuse « fracture linguistique » entre le lycée, où les matières scientifiques sont enseignées en arabe, et l’enseignement supérieur, où celles-ci sont enseignées en Français : 30% des bacheliers scientifiques marocains choisissent des filières universitaires en langue arabe, notamment en sciences humaines et sociales. Le problème n’est évidemment pas le choix des sciences humaines et sociales, mais le fait qu’au final, nous voyons nos étudiants se détourner de plus en plus des filières scientifiques qui n’accueillent plus actuellement que 12% des étudiants à l’université. Notre système éducatif est en train de dévaloriser les filières scientifiques et de leur faire perdre leur attrait en faisant émerger chez nos étudiants scientifiques un véritable sentiment d’« insécurité linguistique » ; ces derniers étant pleinement conscients qu’ils ne maîtrisent pas assez la langue française pour suivre les enseignements dispensés, présenter oralement des exposés ou répondre aux questions écrites lors des examens.

La plupart des patrons d’entreprises et de recruteurs interrogés dans le cadre de notre dossier, estiment que l’ouverture du système éducatif national sur les langues étrangères, notamment dans les filières scientifiques, est indispensable pour améliorer la capacité des jeunes marocains à accéder au marché du travail et renforcer la compétitivité du Maroc dans un monde en mutation rapide. Qu’en pensez-vous ?

Il suffit de jeter un œil sur les sites marocains d’offres d’emploi pour prendre conscience que les langues les plus prisées par le marché de l’emploi sont incontestablement les langues étrangères : le français et l’anglais, exigées par plus de 70% des recruteurs, et qui ne sont malheureusement maîtrisées que par une minorité de nos lauréats. A titre d’exemple, le simple fait de maîtriser l’anglais peut conférer 20 à 25% de salaire en plus!

Face à de tels chiffres, il est donc inutile de pratiquer la langue de bois ou de se voiler la face : nous sommes à l’ère de la mondialisation et de la globalisation, donc soit nous prenons le train en marche, soit nous restons exclus de la dynamique mondiale.

En outre, nous ne devons pas perdre de vue que la langue française constitue aujourd’hui, pour le Maroc, un avantage comparatif certain, qui a sans aucun doute grandement contribué à renforcer le flux des IDE vers notre pays. C’est donc un atout précieux, sur lequel nous devons à tout prix capitaliser si nous voulons promouvoir notre compétitivité à l’échelle internationale.

Nous sommes toutefois conscients qu’une nouvelle politique linguistique de notre enseignement ne saurait, à elle seule, dans un premier temps, résoudre tous les problèmes : l’emploi est entré dans une ère de mutations exponentielles qui exigent des lauréats de phénoménales capacités d’adaptation, d’apprentissage, d’ouverture et d’initiative. Ces qualités sont en passe de supplanter, dans les priorités des recruteurs, les diplômes et les connaissances disciplinaires des lauréats. Voilà pourquoi l’introduction des soft skills dans tous les cursus d’enseignement est érigée au rang de priorité absolue dans la politique de notre ministère.

Est-ce à dire qu’en renforçant les langues étrangères notamment dans les filières scientifiques et technologiques, on répond en quelque sorte aux besoins du marché du travail ?

S.A : Votre question est pertinente puisqu’elle touche du doigt la vraie problématique au cœur de cet interminable débat public sur les langues d’enseignement qui est en fait celle du rôle de l’école : que demandons-nous à notre système éducatif exactement ? qu’il forme « en vase clos » nos enfants à un modèle défini ad vitam aeternam, indépendamment de l’évolution du monde qui les  entoure, ou qu’ils les outille pour devenir des citoyens du monde, capables de s’intégrer dans un monde de travail ultra compétitif et d’être à même de saisir et d’assimiler les évolutions technologiques qui impactent tous les domaines et tous les métiers ?

Le rôle de l’école ne devrait-il pas consister à donner à chaque enfant une ouverture sur tous les possibles ?

La nouvelle politique linguistique apportée par la Loi Cadre, prônée par Sa Majesté le Roi, que Dieu le glorifie, dans de nombreux discours, et recommandée par le Conseil Supérieur de l’Education de la Formation et de la Recherche Scientifique, ne découle ni d’un déni de l’utilité de la langue arabe ni d’un amour immodéré pour les langues étrangères, loin de là. Elle est motivée avant tout par la prise de conscience que la science et la technologie, qui domineront les sociétés de demain, sont produites dans leur écrasante majorité dans des langues étrangères, et nous devons nous y adapter, comme l’ont fait de nombreux autres pays avant nous, dans l’intérêt de nos enfants.

 

L’intégralité de l’interview à lire dans l’édition 693 de votre magazine Challenge à paraître demain vendredi 19 avril 2019.

 
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