Samir Amin, une pensée originale toujours vivante
Sortir des sentiers battus. Oser s’aventurer vers de nouveaux espaces de réflexion non exclusivement théoriques, telle est la voie qu’avait choisie Samir Amin, dans son engagement intellectuel et politique.
Samir Amin, ce «Marx du Tiers Monde», a incontestablement marqué la pensée de nombreux économistes, au Nord et au Sud. Sa pensée demeure incontournable dans l’étude des formations sociales connaissant une situation économique et sociale particulière et dont la compréhension est inséparable de l’analyse de l’économie mondiale.
Après la deuxième guerre mondiale, deux grands blocs s’étaient constitués. A l’Ouest, un monde «libre» occupait par la force une bonne partie du monde, exploitait à son profit les richesses naturelles, et déclarait avoir une mission de «civilisation» des autres peuples, «enfermés dans l’archaïsme», pour ne pas dire tout simplement réduits à «l’état sauvage». A l’Est, le monde «communiste» semblait avoir pour mission de «mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme» et ouvrir la voie vers des «sociétés égalitaires sans classes». Ces deux pôles devaient être attractifs vis-à-vis du reste du monde.
C’est le contexte de la «guerre froide», en fait pas si froide dans certaines régions du monde où les conflits armés continuaient à opposer violemment les alliés des uns et des autres. Ce n’est qu’avec l’émergence des mouvements de libération, les premières vagues de décolonisation, la naissance de nouveaux Etats, qu’un nouveau bloc devait émerger avec une volonté de non alignement et de revendication d’un nouvel ordre économique international, un ordre plus juste. C’est dans ce contexte historique global que l’on devrait situer la naissance de la pensée de Samir Amin qui est d’abord une réaction profondément critique, en rupture avec le suivisme idéologique prédominant à l’époque. Qu’il s’agisse du schéma rostowien basé sur les fameuses cinq étapes devant permettre le «take off» (décollage) ou du schéma stalinien, caractérisé aussi par un étapisme universel, pour Samir Amin, ces deux voies étaient toutes les deux sans issues car tout à fait inadaptées aux formations sociales du Tiers Monde.
Pour Samir Amin et d’autres penseurs qui ont partagé la même démarche (Raul Prebisch, Paul Sweezy, Paul Baran, André Gunder Frank, Giovanni Arrighi …), il est nécessaire de revenir à la réalité dont l’analyse concrète peut devenir la première source de compréhension et de conceptualisation. Les Etats «décolonisés», mais toujours sous domination impérialiste, subissent une division internationale du travail les maintenant dans la «périphérie» par rapport au «centre» qui «siphonne» la plus-value créée dans les formations sociales structurellement dépendantes.
« Le phénomène de la délocalisation industrielle est aussi un indicateur important du processus en cours de restructuration du capitalisme mondial »
Karl Marx avait axé son analyse sur les rapports des classes sociales, essentiellement à l’intérieur des frontières nationales, en Europe, malgré l’emprise coloniale britannique sur le reste du monde, à cette époque. L’extension du capitalisme dans le monde était même perçue objectivement comme un «progrès universel». Le développement du mode de production capitaliste dans le monde devait bouleverser/balayer les autres «modes de production archaïques ou primitifs». Ce n’est que plus tard, que cette position changera chez K. Marx.
Amin resitue ces rapports au niveau mondial pour expliquer le phénomène du «sous-développement» comme une résultante d’abord de «l’échange inégal» et ensuite du «développement inégal», en tant que processus d’accumulation permettant le transfert de la plus-value créée collectivement dans les formations sociales de la périphérie/du Sud vers le centre/Nord. Le maintien ou la reproduction du statu quo se traduirait ainsi inévitablement par un «développement du sous-développement». La plus-value mondialement créée est partagée par les classes sociales dominantes dans le centre et la périphérie, à travers un système d’alliance complexe.
L’émergence des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) peut être considérée comme une tentative de rupture de cet «ancien ordre international injuste» pour ouvrir la voie vers des rapports internationaux plus équitables. La guerre commerciale à laquelle se livrent actuellement la Chine et les Etats Unis d’Amérique semble bien illustrer cette nouvelle réalité internationale qui a succédé à la bipolarité pour céder la place à l’unipolarité, synonyme de domination impériale (américaine), avec une difficile acception de la multipolarité, elle-même simple étape vers de nouvelles dynamiques à contours imprévisibles.
Aujourd’hui, l’«économie monde» se caractérise, de plus en plus, par la domination effective des multinationales et des institutions financières internationales (IFI), avec une érosion continue des traditionnelles souverainetés nationales des Etats, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique. La crise économique et financière mondiale de 2008 a bien révélé le rôle négatif, voire néfaste, des paradis fiscaux, y compris sur les Etats du centre/Nord. Le phénomène de la délocalisation industrielle est aussi un indicateur important du processus en cours de restructuration du capitalisme mondial. Cette restructuration porte actuellement principalement sur des segments à faible valeur ajoutée, avec un emploi massif de la main d’œuvre à faible coût.
La mondialisation libérale en cours est d’abord une mondialisation du capital où la dimension sociale est nivelée vers le bas. Si, au Nord/centre, elle se traduit socio-économiquement par un chômage structurel et chronique, avec une remise en cause des acquis sociaux et l’émergence des mouvements xénophobes, au Sud, elle se concrétise surtout par une réduction du coût de travail et des résistances sociales actuellement faibles.
Ce redéploiement du capitalisme, au niveau mondial, interpelle fortement les êtres humains assoiffés de justice, à contribuer au développement d’un nouvel esprit critique pour maintenir allumée la flamme de l’espoir, et œuvrer à d’autres alternatives où l’humanité, au-delà des frontières nationales, pourrait tisser de nouvelles formes de solidarité. Une solidarité qui dépasse ces «guerres de civilisations» dans lesquelles semblent s’enfermer les «théoriciens réalistes» du chaos permanent (1).
(1) Samuel P. Huntington : «Le choc des civilisations». Editions Jacob. 1997. Œuvre à travers laquelle l’auteur considère les différences culturelles comme étant les principales causes des conflits mondiaux actuels, pour mieux occulter les vraies contradictions, expression des intérêts économiques et sociaux.