Taha Bouqdib, Président et cofondateur de TWG Tea Company «Nous atteindrons notre milliard de dollars de chiffre d’affaires dans 5 ans»
TWG Tea qu’il a créée il y a sept ans à Singapour a su se positionner sur un créneau peu connu au Maroc : le thé de luxe. Taha Bouqdib explique son business qui est un modèle de réussite.
Challenge : Inconnu à beaucoup de Marocains, vous commercialisez les thés les plus réputés de par le monde. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Taha Bouqdib : Tout à fait, cela tient du paradoxe, d’autant plus qu’à chaque ouverture de point de vente en Chine ou au Japon, les journalistes m’interpellent sur mon origine, et je leur réponds évidemment que je suis marocain. Il est vrai que je suis venu à Singapour depuis la France, et tout naturellement, les journalistes m’ont pris pour un Français en se disant: « Ah, un Français qui va nous expliquer ce qu’est le thé ». Depuis, j’essaie de communiquer, de rétablir les faits comme lors d’une interview que j’ai accordée dernièrement à CNBC. L’autre paradoxe est de connaître le thé aussi bien que les Asiatiques, sans l’être. J’ai créé TWG Tea en 2007. Aujourd’hui, elle affiche la liste de thé la plus longue et parmi les plus rares du monde. Pourtant, avant de partir de Paris pour l’Asie, tout le monde me décourageait en m’expliquant que le thé est un produit commun et presque gratuit en Asie et comment vous allez-vous faire pour leur en vendre ? A l’époque, je comprenais leur scepticisme car dès que l’on s’installe dans un restaurant chinois, on vous sert immédiatement du thé. Ma réponse était toujours : c’était un challenge à relever et que si j’arrivais à vendre du thé aux Asiatiques, je disposerais d’un laisser passer pour le monde entier. Aujourd’hui, je pense avoir fait le bon choix. On ne parle pas de tout cela lorsque j’arrive au Maroc. C’est ce qui expliquerait peut-être que les gens ignorent ce que je fais, même si l’on me demande ce que je fais. Et même là, je me contente de répondre que je vends du thé. Je suis ainsi resté inconnu à beaucoup de mes compatriotes même si je suis le Marocain qui vend du thé chinois aux Chinois.
C : Comment êtes-vous arrivé à vendre le thé le plus cher du monde ?
T.B : Lorsque nous avons lancé notre société TWG Tea, nous avons décidé d’avoir toutes sortes de thé qui existent au monde. Aujourd’hui, si vous rentrez dans l’un de nos magasins et que vous avez lu dans un livre ou dans un magazine à propos d’un producteur, vous allez sûrement trouver son produit chez nous. Même les thés protégés, par exemple, par les gouvernements japonais et chinois sont dans notre collection. J’arrive à les convaincre de me vendre leur thé qui est par exemple extrêmement respecté par les Chinois. Il s’agit du Da Hong Pao qui veut dire « Robe rouge ». Ce thé qui n’est servi qu’aux invités du gouvernement chinois était réservé à l’Empereur. C’est pour vous dire que lorsque vous avez quelque chose de très rare, vous pouvez le commercialiser à certains prix, qui vont jusqu’à 45 000 livres sterling.
C : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous installer dans ce pays d’Asie du Sud-Est?
T.B : Lorsque je vivais à Paris, je me suis rendu compte des défaillances de l’économie. Ma femme est américaine, et nous projetions de vivre aux Etats-Unis, où l’on ne fait pas pousser du thé. Un ami indien m’avait briefé sur Singapour et sur les droits de douane et subventions du gouvernement. Lorsque je me suis rendu dans l’île, j’ai été ébloui. De l’aéroport à l’hôtel, j’ai découvert une ville propre et structurée, c’est à ce moment là que j’ai décidé de vivre là bas. D’une part, parce que c’est une ville en plein milieu de l’Asie, au milieu des centres de production de thé dans le monde. D’un autre côté, c’est la porte de l’Asie, et depuis cette base, on peut importer du thé sans taxe et l’exporter ensuite vers le reste du monde.
C : Singapour devient de plus en plus la place où s’installent les filiales des grands groupes mondiaux. Qu’est qu’un groupe marocain gagnerait à s’implanter sur cette terre promise ?
T.B : Lorsque Singapour est marquée sur l’adresse de votre carte, vous êtes investi du prestige de la ville. Cela veut dire que vous pouvez exporter en Chine et vous êtes également le bienvenu dans les pays environnants comme la Malaisie. Singapour, c’est 5 millions d’habitants et dès que vous parvenez à pénétrer les marchés aux alentours, là vous avez des centaines de millions de clients potentiels.
C : Le magazine Forbes a salué votre réussite dans le business pendant que le magazine londonien Monocle vous classe 11ème parmi les personnalités mondiales qui gagnent à être connues. Que dites-vous de cette reconnaissance ?
T.B : Je pense qu’il faut avoir une culture de l’excellence. Lorsque l’on se penche sur le détail, on ne se préoccupe pas du prix et de la marge bénéficiaire. On s’attache à proposer le meilleur produit, de la meilleure qualité. Ce n’est que lorsqu’on a ce soucis que l’on gagne de l’argent. C’est ce qui positionne votre marque comme une référence pour les générations à venir. De nombreuses multinationales s’enquièrent auprès de nous pour connaître nos succès, puisque nous nous sommes implantés rapidement et que nous avons connu une conquête de marché très rapide, ce qui a suscité des interrogations. Mais il a fallu également beaucoup de courage. Car nous avons investi et levé quelques 10 millions de dollars en 2008, au plus fort de la crise mondiale. Il fallait oser, se lancer, et réunir ce culot est en soi un réel défi.
C : Aujourd’hui alors, quel est le chiffre d’affaires de TWG Tea ?
T.B : Actuellement, nous sommes arrivés à réaliser un peu plus de 150 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel. Ce n’est qu’une étape puisque notre objectif est de réaliser un milliard de dollars de chiffre d’affaires dans la décennie. Concrètement, cela signifie une progression de 30% par an.
C : A ce rythme, en quelle année comptez-vous y arriver ?
T.B : Nous y parviendrons dans les 5 années à venir, et très facilement. Notre business plan s’appuie sur le retour d’expérience de nos débuts. Nous continuerons sur la même lancée, avec le même nombre d’ouvertures de magasins que lors de nos débuts, entre 45 et 50, dans la région. Nous avons deux segments de marché, le détail et la vente en gros, et comptons ouvrir encore plus de magasins en Malaisie, en Indonésie, au Moyen Orient et bien sûr, en Europe. Ainsi, nous fournissons aussi bien nos boutiques qu’aux compagnies aériennes telles que Singapour Airlines, Nippon Airlines, ainsi que des hôtels 5 étoiles.
C : Quid de votre business modèle ?
T.B : Notre modèle est le suivant : nous sommes installés à Singapour où se trouve notre QG. Nous importons depuis 40 pays producteurs. Le thé est mélangé et conditionné à Singapour d’où il repart à l’export. Le processus de transformation permet d’apposer le label « made in Singapour » et d’exporter en franchise de droits de douane, puisque le pays bénéficie d’accords de libre échange avec ses voisins. Cela nous confère un avantage compétitif, puisque nos concurrents européens sont grevés de 300 à 500% de droits de douane. Une autre partie de notre activité est de développer la culture du thé. Nous formons gracieusement les professionnels et les particuliers à la culture et au partage de ce produit, en plus de procéder au négoce proprement dit. Nous avons ouvert un peu partout en Asie du Sud-Est des bureaux et des points de vente dans lesquels on informe en local et à l’international. Par osmose, lorsqu’on travaille dans ce secteur on devient passionné par le thé, et naturellement, on partage cette passion avec autrui. Progressivement, cela imprègne les consommateurs. Notre stratégie est donc la vente de gros et en direct par des boutiques, mais aussi par des partenariats avec des compagnies aériennes par exemple. Ces dernières nous font confiance parce qu’elles ont des standards d’hygiène très stricts, d’autant plus que la législation singapourienne est l’une des plus dures à ce propos. Notre force est notre image de marque, puisqu’on trouve dans les maisons trois gammes de thé, et la nôtre, TWG, est la meilleure que l’on offre à des invités de marque. Ce tour de force est très difficile, mais une fois remporté, on s’est imposé comme une référence de qualité. Notre progression a suivi ce chemin. Depuis notre investissement en 2008 de 10 millions de dollars, nous ne faisons que réinvestir. Depuis nos débuts avec un bureau de représentation à Singapour, nous nous sommes développés et occupons aujourd’hui un immeuble. Nous avons restructuré le back office puisque notre priorité a été d’établir notre image de marque, mais avec la croissance exponentielle, il a fallu développer la gestion courante des affaires. Notre personnel est multinational. Nous employons 850 personnes dans le monde dont 350 à Singapour. Nous exportons dans 42 pays. Cette année va être celle de la Chine puisque nous comptons ouvrir plusieurs établissements dans la République Populaire, tant la demande y est forte
C : Envisagez-vous également de vous implanter au Maroc?
T.B : Je l’avais envisagé en 2011. J’ai exploré le marché, par attachement au pays, et parce que l’on se sent toujours le devoir de participer au développement du Maroc. Mon rêve est de pouvoir boire une tasse de mon thé partout dans le monde, mais ce ne peut être le cas dans mon pays. Je trouve cela désolant. D’autant plus que les choses ont nettement évolué. Je cherche un endroit où je pourrais installer un lieu de dégustation, parce que vous savez que nos magasins se trouvent juxtaposés aux enseignes Louis Vuitton et Harrods, par exemple. Je recherche un endroit magique où je pourrais jouer entre les espaces intérieurs et extérieurs, installer une boutique de thé mais aussi vendre des accessoires. Nous vendons les accessoires les plus chers du monde, tels que des théières à 20.000 dollars, ou encore des tasses à 3 000 dollars. Bien sûr nous proposons de la restauration, mais toujours liée au thé comme une salade à la vinaigrette épicée au thé, même les biscuits sont aromatisés au thé.
C : Quelques anecdotes ?
T.B : Lors d’une visite à Singapour, la reine mère Fatma Bint Moubarak d’Abu Dhabi est entrée dans notre boutique pour faire des achats. Nous avons fermé le magasin, et comme elle voulait envoyer ses cartons le jour même, elle a passé un coup de fil. La compagnie a repoussé le décollage alors que l’avion était sur le Tarmac, et l’avion a eu deux heures de retard afin que ses cartons de thés arrivent à temps à Abu Dhabi. Autre anecdote : en 2008, j’étais à Dubaï chez le coiffeur au moment de l’élection d’Obama. Je m’en suis réjouis, et comme je trouvais qu’il avait plus de style que Georges W. Bush je lui ai fait parvenir un immense paquet de thé, baptisé “White House Tea”. Je me disais que ce n’était pas grave puisque ma femme est américaine et que j’étais heureux que l’Amérique ait changé. Une semaine plus tard, j’ai reçu une lettre de la maison blanche me remerciant pour le thé et m’informant qu’à compter de ce jour, mon thé sera le thé officiel de la Maison blanche. Lorsqu’Obama a été élu, il a invité tous les ambassadeurs du monde à boire un thé. L’ambassadrice de Singapour de l’époque qui était une femme se voit expliquer par le président Américain qu’elle boit un thé singapourien. L’ambassadrice m’appelle et me dit qu’Obama leur a offert du thé de Singapour : « pourquoi ne m’avez-vous pas dit que votre thé était le thé officiel de la Maison blanche! ». J’ai mis la Maison blanche dans le packaging de mon thé, et aujourd’hui c’est un succès dans le monde entier. Je pense que parfois, il faut oser et prendre les devants sans se préoccuper du reste. Par exemple, un journaliste allemand m’a demandé une fois, pendant une interview, que tout ce que je fais est vraiment beau mais avec une critique: «pourquoi avez-vous des boites roses alors que vous faites du thé noble et classique?». Je lui ai répondu que c’est pour séduire une jeune fille qui passe à coté de mon établissement avec peut être vingt ou trente dollars en poche qui veut offrir cela à une copine et que c’est la couleur qu’elle préfère. Alors pourquoi ne pas le vendre ? Il m’a dit : “maintenant, je sais que c’est vous qui êtes derrière le concept ». Lorsque je lui ai demandé pourquoi? Il m’a dit: “parce que ma fille a cette boite rose ».