Tajeddine El Husseini : “Le Maroc est passé d’une logique défensive à une stratégie offensive”
Fin connaisseur de la question du Sahara marocain, le professeur universitaire nous livre dans cette interview sa lecture de la situation de ce dossier à la lumière des différents développements qui pointent à l’horizon.
Challenge : En Algérie, Amar Saâdani, ancien Secrétaire général du FLN, a créé la surprise, le jeudi 17 octobre 2019, en se prononçant à contre-courant de la position officielle du pays sur la question du Sahara Occidental. Il estime que le territoire dont la souveraineté est contestée par le Polisario revient historiquement au Maroc. Quelle analyse faites-vous de cette sortie de Saâdani qui rejoint ainsi d’autres formations politiques, notamment islamistes, qui se sont exprimées dans le même sens ?
Tajeddine El Husseini : Ce qu’a dit Amar Saâdani n’est pas nouveau en ce qui concerne la position de l’intelligencia et des intellectuels algériens. Personnellement, j’ai eu l’occasion de participer à de nombreuses conférences internationales avec des Américains et autres et de rencontrer des intellectuels algériens. Et dans leur grande majorité, ils ont presque tous la même position, c’est-à-dire que le Sahara est marocain, et ce que l’Etat en Algérie est en train de mettre en œuvre comme politique de voisinage n’est pas acceptable dans aucun pays du monde entier. A tel point, qu’ils donnent souvent l’exemple de la Corée du Sud et du Nord qui ont fini par coopérer et exploiter même les frontières de part et d’autre, en tant que zones d’investissement et de prospérité économique. Amar Sâadani est un homme de principe qui a exprimé sa position. Il faut rappeler qu’en 2015, dans une interview qui a été réalisée par une chaîne de télévision (Nahar) qui a toujours pris position contre le Maroc, il avait bel et bien déclaré qu’il a sa position sur cette question et qu’il ne pouvait pas le dire dans cette interview, car il risquait d’entrainer des protestations dans la rue. Et donc en 2019, je pense qu’il a senti que le moment est arrivé pour le dire publiquement, et il l’a fait. Il a aussi dénoncé dans cette interview les dépenses colossales que l’Etat algérien faisait au nom du peuple algérien, en faveur de ce soi-disant «mouvement de libération», qui est là depuis pas moins de 50 ans, au lieu de satisfaire les besoins des populations dans certaines villes qui vivent des situations de pauvreté absolue. Je pense que la position de Saâdani va changer beaucoup de choses au sein des partis politiques algériens, les associations de la société civile et surtout au sein des intellectuels ou même au sein des nationalistes. Il a d’ailleurs parlé du Grand Maghreb en disant que les nationalistes algériens et marocains ont pris des positions très avancées
Et moi, je me rappelle très bien qu’en 1958, il y avait eu la conférence de Tanger qui avait réuni les mouvements des trois pays (Maroc, Tunisie et Algérie), et la conférence s’est achevée sur une proposition très avancée dans ce domaine. En effet, à cette époque, ils proposaient déjà le système fédéral comme moyen d’organiser l’Union du Maghreb Arabe. Aujourd’hui, nous sommes en 2019, et même le libre échange entre le Maroc et l’Algérie n’a pas été réalisé, et les frontières sont toujours fermées depuis 1994.
Challenge : De plus en plus de pays souteneurs du Polisario, se rallient à la cause marocaine. Par quoi expliquez-vous cela ?
J’explique cela par le nouveau mécanisme de la diplomatie marocaine. Ce n’est plus une diplomatie défensive, et encore moins une diplomatie de la chaise vide comme ce fut le cas pendant plusieurs années. Elle a commencé à être présente dans toutes les rencontres au niveau international et qui a réintégré l’Union Africaine. Et de nombreux pays ont commencé à comprendre que logiquement, on ne peut pas joindre deux idées dans un paradoxe inexplicable : c’est-à-dire considérer que le peuple de cette région a le droit à l’autodétermination et de choisir son gouvernement et en même temps reconnaître la RASD. Ce qui veut dire que ceux qui ont reconnu ce mouvement ont déclaré qu’il n’y a plus moyen de parler d’autodétermination, d’autonomie, etc. A l’époque où la Mauritanie s’est retirée de l’accord de Madrid signé avec l’Espagne et le Maroc, l’Algérie a profité de ce moment pour faire beaucoup plus de propagande au niveau des pays africains surtout. Et l’OUA à l’époque a fini par reconnaître la RASD. Toutefois, cette reconnaissance était contestée par le Maroc et bien d’autres pays amis puisque le Secrétaire général a reconnu la RASD sur le papier, mais la charte de l’organisation mentionnait bien que seul un Etat souverain pouvait être membre de l’organisation. La RASD n’avait aucun élément constitutif ni d’un Etat, ni d’un territoire et encore moins d’un gouvernement. C’est cette reconnaissance de l’OUA qui a poussé un grand nombre de pays à reconnaître la RASD. Aujourd’hui, si on fait le constat, au moins une cinquantaine de pays ont déjà retiré leur reconnaissance à la RASD. Je tiens d’ailleurs à mentionner quelque chose de très important. Tous les pays qui ont reconnu la RASD, sont dans la plupart des cas des micros Etats comme les Iles Salomon, Lesotho… De leur côté, aucun pays européen ne reconnait la RASD. Aujourd’hui, les soutiens de ce mouvement n’atteignent pas 30 pays. Cela montre que la position du Maroc maintenant est tout à fait logique et épouse les principes instaurés par le Conseil de sécurité de l’ONU et le Royaume est toujours prêt à continuer la négociation pour arriver à un accord politique réaliste à même d’apporter la paix et la sécurité dans la région. Je note que la proposition marocaine pour l’autonomie du territoire, présentée depuis 2007, et n’ayant pas été acceptée par le polisario et l’Algérie, a reçu l’aval du Conseil de sécurité, car c’est une proposition réaliste et pragmatique qui peut être la solution définitive à ce conflit.
Challenge : Quel a été l’impact du retour du Maroc à l’Union africaine sur les positions des pays de ce continent vis-à-vis de ce dossier?
Au moment où le Maroc a demandé de réintégrer l’Union Africaine, il y a avait déjà plusieurs prises de position par les pays concernés. L’Algérie a rejeté ce retour. Certains pays ont émis des réserves et d’autres ont soutenu fermement la position du Maroc, ils étaient plus de la moitié. 28 Etats ont d’ailleurs signé une déclaration demandant de geler le statut de la RASD en attendant de trouver la solution politique prévue par l’ONU. Malheureusement, les autres ont considéré que la RASD est un pays fondateur de l’UA et ont exigé la majorité des 2/3 pour pouvoir modifier la charte ou bien pour prendre une telle décision. Sur ce, l’organisation est restée un peu bloquée à ce niveau. Il faut dire que le Maroc est efficace et a bien préparé le terrain, notamment économiquement, puisqu’il est devenu le premier investisseur au niveau de l’Afrique de l’Ouest, et le deuxième investisseur africain sur le continent, derrière l’Afrique du sud. Le Maroc est aussi un participant essentiel dans les opérations de maintien de la paix des casques bleus de l’ONU, surtout dans les pays africains. Le Royaume a également une capacité de coopération et d’interaction avec beaucoup de blocs régionaux (CEDEAO, CEMAC…) et aujourd’hui, le Maroc ne se limite même plus au niveau de l’Afrique francophone puisqu’il a des relations privilégiées avec le Rwanda, l’Ethiopie, le Nigéria et autres, et des projets importants en cours avec certains. Aujourd’hui, l’avenir de l’Afrique est en relation profonde avec la présence du Maroc en tant que membre de l’Union Africaine, pas seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan économique. Le Maroc est aujourd’hui membre du Conseil de sécurité et de la paix de l’UA. Le Maroc est aussi actif sur le plan social, notamment avec une proposition efficace pour juguler la crise migratoire. Il est aussi devenu un pays d’accueil pour les migrants. Il ne faut pas non plus oublier que depuis toujours, le Maroc, conformément à sa stratégie avec les pays du pourtour méditerranéen, de l’Atlantique et de l’Europe, est devenu la plateforme incontournable de liaison entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne. En plus de cela, la coopération avec la Chine est basée sur le fait que la route de la soie va traverser le Maroc pour avoir ses dimensions de relations profondes avec tous les autres pays du continent. Moi, je pense qu’il arrivera le jour où le Maroc deviendra l’ombre entière de la CEDEAO. Il y a une évolution en Algérie par rapport à ce hirak que les Algériens sont en train de vivre aujourd’hui et un gouvernement algérien qui n’est pas monopolisé par les militaires et qui représente les vœux et la volonté des Algériens. Je pense que le Maroc et l’Algérie vont être les deux pays du Grand Maghreb qui, en collaboration avec les pays de la CEDEAO, vont créer une grande puissance économique régionale très importante pour l’avenir de l’Afrique.
Challenge : Dans ce dossier du Sahara, le Maroc a-t-il changé son approche ?
L’approche du Maroc a été décidée depuis longtemps. C’est le Roi Mohammed VI qui a opéré ce virage stratégique. Ainsi, le Maroc est passé d’une logique défensive à une stratégie offensive. En effet, dès qu’il a été intronisé, il a commencé à mettre cette démarche de rapprochement en œuvre en renforçant les liens du Maroc avec certains. Le Maroc a aussi senti que les Etats-Unis en tant que puissance internationale n’a pas d’amis dans la région, mais plutôt des intérêts vitaux qu’ils défendent ardemment chaque fois qu’ils sont touchés. Le Royaume a compris ce message et a décidé de ne plus mettre tous ses œufs dans le même panier. A partir de ce moment, le Maroc a commencé une stratégie de diversification de ses partenaires. Le Roi a ainsi effectué des visites en Russie, en Chine, en Inde… et a décidé d’augmenter le niveau de coopération avec ces pays à travers la signature de différents accords de collaboration stratégique. Aujourd’hui, vous avez un nombre, de plus en plus, d’entreprises chinoises qui s’installent au Maroc et il y a même une ville industrielle qui est en construction à Tanger. Je pense que cette diversification a porté ses fruits. Le Royaume est devenu attractif pour les IDE alors qu’il y a encore quelques années, ce n’était pas le cas. Le Maroc est vraiment le seul pays qui s’attache au principe catholique de l’ONU concernant la recherche de solution pacifique, le règlement des conflits par des moyens pacifiques… Je pense que c’est tout cela qui a donné à la diplomatie marocaine, tant sur le continent qu’à l’international tout le respect dont elle bénéficie aujourd’hui.
Challenge : Quel pourrait-être l’impact de Régionalisation avancée sur le processus de résolution de cette affaire du Sahara?
J’ai toujours dit que la régionalisation est très importante. Elle constitue le premier acte d’unification d’abord dans le pays et aussi pour arriver à établir une relation profonde au niveau régional. Et, je dis que la proposition du Maroc pour la résolution du conflit du Sahara marocain est l’idéal. L’autonomie est une bonne solution et un bon exemple à donner aux autres régions sur le continent.
Challenge : Pensez-vous que la demande actuelle d’indépendance de la Catalogne aura un impact sur le traitement du dossier du Sahara par les Espagnols?
Au contraire, je pense que cette question qui a mis la puce à l’oreille des Espagnols et qui a montré que la menace de sécession n’est pas limitée aux pays africains ou aux pays en développement. Maintenant, je pense que les Espagnols vont se rendre compte que le Maroc, quand il a essayé de conserver son intégrité territoriale, n’était pas dans une théorie quelconque. C’est une question qui touche le cœur de la nation et les principes de la souveraineté d’un pays. C’est pour cela que je constate personnellement que le fait de pouvoir créer un micro Etat au sud du Maroc risque de porter préjudice, pas seulement au Maroc, mais à tous les autres pays de la région ou même à la sécurité et la stabilité de la communauté internationale.
Challenge : Où en est aujourd’hui le dossier du Sahara au niveau de l’ONU ?
Le dossier au niveau de l’ONU est en stand-by. Mais, il ne faut pas oublier qu’il y a eu un changement au niveau du Secrétariat général, et de l’Envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU et aussi le départ de l’ancien Président allemand qui a fait un grand travail, mais qui, malheureusement, à cause de son état de santé, a dû démissionner. Maintenant, il faut que le Secrétaire général de l’ONU trouve l’homme idéal qui peut faire la part des choses et rapprocher les points de vue, sans rupture, et sans échec de la mission onusienne. Jusqu’à présent, nous avons constaté qu’un certain nombre d’émissaires américains ont pris des positions extrémistes dans la résolution de ce conflit. Le Maroc cherche une chose: c’est que le Secrétaire général de l’ONU désigne un envoyé spécial qui va respecter les principes de négociation qui ont été mis en place par le Conseil de sécurité des Nations Unies à travers les résolutions. Si ces principes sont respectés, je pense qu’on arrivera à une solution pratique, efficace et réalisable.
Challenge : Quels sont les scénarios possibles pour l’avenir de la question du Sahara marocain à la lumière des différents développements qui pointent à l’horizon ?
Pour moi personnellement en tant que citoyen marocain, maghrébin, arabe et musulman, j’ai la conviction que le seul scénario qu’on peut appuyer, est celui d’un règlement qui répondrait exactement aux besoins de la communauté internationale et qui prend en compte tout ce qui a été décidé par le Conseil de sécurité, c’est-à-dire considérer la proposition marocaine d’autonomie comme une proposition réaliste, logique et applicable, répondant positivement à toutes les conditions posées par le Conseil de sécurité.