Un manque de réactivité
Deux « Muftis » et un juge ont offert à la société civile une occasion en or pour réaliser des avancées législatives. Elle ne s’en est pas saisie. Dommage !
Zamzami est un homme religieux à part. Considérant de son devoir de répondre à toutes les questions qui lui sont posées, ses fatwas sont souvent sulfureuses parce qu’elles ont trait à la sexualité ou à la consommation d’escargots. Mais là, sur un sujet sensible, il a exprimé un point de vue des plus intéressants, sur un sujet où le combat féministe n’a pu aboutir, en l’existence d’un texte coranique, à savoir la polygamie. Selon l’ancien député, «on peut interdire par la loi la polygamie, puisque cette interdiction par le législateur n’annihile pas la permission conditionnée par la chariaâ ». Quelques Salafistes ont réagi assez violemment, mais d’autres sont allés dans son sens.
Cette proposition contient plusieurs avancées. D’abord le droit positif organiserait la vie publique, nonobstant les dispositions de la chariaâ et les multiples interprétations qui en sont faites. C’est l’essence même de la fameuse « Dawla Madania » que tous les démocrates appellent de leurs vœux, du Maroc, au Pakistan. Selon cette perception, ce qui est licite dans le texte sacré peut être interdit par le législateur. C’est déjà le cas pour les fameux « hodoud », qui ne sont appliqués que dans de très rares pays musulmans. Mais là c’est fait par le biais, puisqu’on a légiféré par un code pénal qui prévoit d’autres sanctions. La proposition de Zamzami touche à une question sociétale, plus sensible parce que tout ce qui touche aux femmes fait naître des clivages.
Le même Zamzami s’est déclaré opposé à la peine de mort contre l’apostase, en utilisant le concept de la Touba, du reniement. La «Touba» étant ouverte jusqu’au dernier souffle par la miséricorde divine, on est obligé de se limiter à la prêche au conseil de l’apostase jusqu’à sa mort.
Ahmed Raïssouni, théoricien du MUR, l’organisation religieuse qui tient les clés du PJD, va beaucoup plus loin. Il concède la liberté de conscience et préconise que ceux qui ont opté pour d’autres croyances religieuses que l’Islam, ou même l’athéïsme, puissent se déclarer et même se constituer en associations. Il ajoute que «cela permettrait la confrontation». Ce qui a été pris pour une menace subliminale, mais il s’en disculpe en refusant toute violence.
Dans les deux cas, il s’agissait d’une réponse au très officiel Conseil des Oulémas qui a publié une fatwa pour rappeler que la sanction de l’apostasie est la peine de mort. Le même Conseil rappelle que tout individu, né de père musulman, l’est dès sa naissance et qu’il ne peut faire d’autres choix durant sa vie.
Un juge clairvoyant
Jusqu’ici, une femme n’avait le droit de refuser ce qu’il convient d’appeler le devoir conjugal, que si son mari avait consommé de l’alcool. La notion même de viol conjugal n’existait pas, puisque la femme n’avait pas droit au refus.
Un juge, se basant sur les lois actuelles, a pourtant condamné un mari pour viols répétés. C’est une sérieuse avancée, si ce cas devait faire jurisprudence. Il faut, bien entendu, lire les attendus du jugement pour comprendre le raisonnement de la cour qui a tranché en faveur de la femme battue, violée, au domicile conjugal. La constitution actuelle permet à la société civile de participer au travail législatif. Les trois événements décrits plus haut offrent des brèches, qui peuvent et doivent être utilisées pour mettre tous les parlementaires, tous les partis devant leurs responsabilités.
L’interdiction de la polygamie et la sanction du viol conjugal sont des revendications très anciennes qui ne sont jamais arrivées devant la représentation nationale, faute d’un rapport de forces favorable et surtout par manque de courage des modernistes, frileux dès qu’il s’agit de contourner la chariaâ.
La liberté de conscience n’est apparue comme revendication qu’en réaction à la pensée takfiriste. Pendant longtemps, les démocrates trouvaient suffisant l’existence de zones de tolérance. Or, un droit non consacré par la loi n’en est pas un et, sporadiquement, les tribunaux le rappellent par des jugements sévères.
Sur cette question, il y a un fait historique à rappeler. Lors des rencontres entre la commission chargée de la rédaction de la constitution et le tissu associatif, seule « Al Karama » association proche du PJD a plaidé, par écrit, pour la liberté de conscience. Cela signifie que la sortie d’Ahmed Raissouni reflète un débat interne sérieux, qui recoupe d’autres débats au sein du MUR, sur la relation de la religion et de l’Etat. Il est probable que malgré une mobilisation forte, des propositions de lois présentées par la société civile, ne passent pas, ou soient même rejetées de la commission des lois. Parce que les parlementaires sont dans la même logique qu’avant, celle de la surenchère dès qu’il s’agit de religion. Mais cela aura deux bénéfices certains. Le premier, c’est de faire de ces questions l’objet d’un débat public au-delà des petits cercles militants, le second, c’est de créer des clivages réels pour en finir avec les consensus mous qui permettent à tout un chacun de se réclamer de la modernité.
Les Juristes ont un grand rôle à jouer, en explorant ces voies ouvertes et en proposant les amendements qui permettraient la mise en place des législations recherchées, dans le respect du formalisme juridique. C’est cela aussi «l’application démocratique de la constitution» qui, loin d’être un slogan creux, est une tâche historiquement décisive pour la construction de la démocratie et la réalisation du projet national.